J'avais prévenu Sacha à l'avance que je ne passerais pas la journée avec lui. Il me croyait à une réunion marxiste quand je profilai mon ombre dans les gradins qui bordaient la piste. Le public était clairsemé, cependant les rares parieurs, échauffés par les bourrasques de vent, agitaient journaux et jumelles avec une certaine vitalité. Les rafales transportaient dans les airs une odeur d'herbe mouillée et de poussière d'écurie qui me fit me réjouir d’être sorti de Paris. Rien que pour le dépaysement, j'appréciais la promenade.
J’avais senti le besoin de regarder en face le mythe que je m’étais construit : le monde où évoluait quelque part, miraculeux, le cheval de Sacha, celui qui arrangerait tout. Je n’étais pas venu à la recherche d’un indice. Ma présence en ces lieux n’était même pas rationnelle. Je m’étais juste réveillé le matin avec le désir, tiré de mon rêve, non pas d’éprouver le choc de la réalité mais au contraire de mettre un pied dans le conte.
J’avais déjà expérimenté, par le passé, ce sentiment d’être déphasé. Il s’accompagnait toujours d’une même envie, celle de m’extirper tout à fait du monde pour le regarder tourner sans moi. Cela se produisait généralement à l’automne, quand tombait, en même temps que les feuilles des arbres, la dépression saisonnière. Insensible à tout, le nez refroidi et la bouche, comme un trait sans vie, enfouis dans mon écharpe, je prenais le chemin de la fac, m’accrochais à une barre du métro, et puis je laissais passer ma station, descendais beaucoup plus loin. Un jour, j’étais ainsi allé déambuler au Père Lachaise. Une autre fois, je m’étais assis dans un café pour travailler sur mon ordinateur, ce que je ne faisais jamais d’ordinaire, découragé par le prix des consommations.
Ce dimanche, à l’hippodrome, la vue des immeubles et des grues perdus dans la bruine, outre-monde, fondait en moi comme une pastille à la menthe. Je me sentais à ma place.
Les chevaux entrèrent sur la piste et défilèrent en rond avant de venir se placer. Peu après, la cloche marquant le départ retentit. Le vent emporta sa stridence au loin et la voix du commentateur s'élança comme une psalmodie. Il avait retiré toute la ponctuation de ses phrases auxquelles, pour le plus grand bonheur de mon esprit paresseux, je ne comprenais rien :
- Deux concurrents comptent maintenant trois longueurs sur le numéro un Querelle de Brest alors que l'on retrouve le numéro deux Divine à la quatrième place suivi à son extérieur par le numéro huit Riton double-lauréat de la grande course du printemps pendant que le favori Harcamone numéro seize patiente en retrait Symphonie de Borée casaque bleue toque bleue est en bout de peloton…
Perdu dans les numéros, je me focalisai sur la casaque bleue que j'avais pu seule identifier. La bête qui courait sous elle était un cheval bai foncé dont je ne sus par quel miracle je parvins à discerner la pelote blanche sur le front. Ce détail, en me permettant de le distinguer de ses congénères, me le rendit sympathique et créa dans mon esprit comme un rapprochement entre nous. C’était donc cela, la vie que menait le cheval de Sacha.
Oubliant les autres concurrents, je continuai de le suivre des yeux. De la boue giclait sous ses sabots à chacune de ses foulées. Je ressentais, plus que je ne les voyais, les muscles bouillonnant, tendus à l’extrême. Le cheval se préparait à sauter la première haie. Je pris une inspiration pour accompagner son élan, juste avant de le perdre de vue : l’obstacle franchi, il disparut dans le peloton qui s’était dangereusement compacté ; j’eus l'impression que les uns allaient passer sur le corps des autres.
- Voilà Riton qui serre à la corde avec Divine avec Notre-Dame qui sont toujours sur la même ligne et se tiennent de très très près pour aller franchir la prochaine haie rattrapés par la remontée fulgurante de Symphonie de Borée…
Le commentateur voyait depuis sa cabine des choses qui m'échappaient. Pour moi, les chevaux ne formaient plus qu’une masse indistincte et confuse. Je retins mon souffle jusqu’à ce que le tournant étire de nouveau la troupe, mais la distance mise entre elle et moi ne me permit pas de m’y retrouver. Les coureurs étaient passés du côté de la piste le plus éloigné des tribunes. J’étais obligé d’attendre qu’ils aient fait le tour. Je comptai les secondes pour patienter. Ce flottement était bizarre. C’était comme un silence qui donnait aux brumes de mes pensées le loisir de se reconstituer, de raconter des histoires, toujours les mêmes, des histoires qui commençaient par : « Le cheval de Sacha… »
Le cheval de Sacha galopait, s’il avait de la chance il gagnerait…
Souvent les phrases n’avaient pas de fin, elles n’étaient qu’un murmure dansant dans mes oreilles, dans mes membres, un frisson qui existait quelque part, loin sous les remarques ininterrompues du commentateur. C’étaient ces dernières surtout que j’écoutais, sur le qui-vive. Je me les répétais pour essayer de comprendre ce qui se passait hors de ma vue : « Querelle de Brest a l’avantage sur Harcamone encore un tour de piste à parcourir… » Il ne s’agissait pas de rater le moment où les chevaux reparaîtraient dans mon champ de vision.
La file émergea finalement dans le tournant à une vitesse surprenante. Je clignai nerveusement des yeux, tâchant de retrouver ma casaque bleue. Mon regard courait avec les chevaux, comme engagé dans la course. Il passa une haie, se faufila vers l’avant. La dernière ligne droite approchait.
- Harcamone qui a plongé à l'intérieur accélère maintenant botte-à-botte avec Querelle de Brest qui se défend bien et essaye de conserver sa place et… une chute de Symphonie de Borée ! …
À l’instant même, je reconnus le cheval que je cherchais. Un vertige me fit tourner la tête, presque aussi puissant que si j’avais moi-même été le jockey. La scène avait été pour le moins impressionnante. Je ne savais pas exactement ce qui s’était passé, sans doute le cheval avait-il dérapé sur la pelouse trempée. Il avait courageusement rassemblé ses forces pour passer le dernier obstacle et, à la réception, ses membres s'étaient effondrés sous le poids de son corps, il avait roulé sur son encolure, éjecté son cavalier et il battait à présent l'air de ses jambes pour tenter de se relever, désespéré, tandis que la course se terminait sans lui.