31. Le rassemblement

Par tiyphe

Jeanne

Le lendemain de son anniversaire, au lever de la lumière, Jeanne était dans la cour du château avec huit des Grands Occupants. Les deux mêmes retardataires arrivèrent finalement, le sourire aux lèvres et le regard coquin. Ils s’affairèrent tous et s’empressèrent de rendre les lieux accueillants pour un rassemblement de cet ordre. Les idées de décorations et de banquets avaient été plus ou moins modifiées. Jeanne décida de matérialiser un large écran derrière l’estrade placée près d’un pan du rempart, afin d’être vue de tous. Des tables seraient poussées à la fin du discours si tout se passait bien, pour offrir un simple verre aux Occupants.

La Créatrice regarda autour d’elle, il lui fallait trouver un moyen pour que le peuple puisse interférer avec elle. C’était un débat ouvert et elle espérait être la plus transparente possible.

— Mia ! apostropha la femme.

Une grande blonde au teint bronzé se tourna vers elle.

— Oui, Jeanne ? émit-elle d’une voix chaleureuse.

— Tu es arrivée il n’y a pas si longtemps, affirma la Créatrice. Tu dois un peu t’y connaître en technologies, n’est-ce pas ?

Mia sourit. C’était la Grande Occupante qui avait été sélectionnée au dernier remaniement. D’origine australienne, elle en était le parfait cliché. Sa chevelure dorée tombait sur ses épaules musclées et découvertes. De beaux yeux bleus reflétaient l’océan qu’elle avait souvent essayé de dompter avec sa planche de surf, avant de se faire tuer par un requin.

— Oui bien sûr, répondit-elle en rejetant une mèche derrière son oreille. Que voulez-vous faire ?

— Eh bien, s’enquit Jeanne, songeuse. J’aimerais donner la possibilité aux Occupants de me poser des questions, mais s’ils se trouvent loin, je ne les entendrai pas.

La jeune femme se posta à son côté pour observer l’étendue devant eux. Les conseillers, aidés de quelques habitants qui logeaient au château, plaçaient des chaises en rangées.

— Il faudrait un dispositif de micro, pensa Mia à voix haute.

— Ce tube surmonté d’une boule qui permet d’envoyer le son dans les gros cubes noirs ? demanda Jeanne. Excuse-moi, je débute encore dans tous ces appareils révolutionnaires.

— Vous n’avez pas besoin de vous justifier, Jeanne, sourit l'Australienne. Je trouve que vous vous en sortez bien, pour une femme du XVIe siècle.

La Créatrice émit un rire bruyant. Pourquoi tout le monde se comportait-il aussi gentiment avec elle ? De son vivant comme dans l’Entre-Deux, elle avait toujours côtoyé des personnes adorables.

— Je ne connais pas les limites de votre pouvoir, poursuivit-elle. Mais pensez-vous qu’il serait possible de faire des microphones volants ? L’Occupant, qui veut prendre la parole, lève la main et l’objet se dirige vers lui. On n’en fait qu’un ou deux, de ce fait, on contrôle le nombre de participants, évitant la cohue.

— Eh bien, je peux essayer, s’enquit Jeanne.

Le chignon noir bien en place, la grande femme se concentra. Elle imagina les dispositifs et leurs objectifs. Ils devaient se situer à une hauteur appropriée aux différentes tailles des Occupants. Elle les relia aux enceintes qui se matérialisèrent près de l’écran et le long des rangées de chaises. Mia sauta gracieusement au bas de l’estrade. Elle s’approcha du petit homme roux.

— Cohmghall, l’interpella-t-elle. Pouvez-vous vous asseoir ici ?

Elle lui indiqua un siège près de la scène. Puis, elle fit de même avec Ugo et Gyanada, le couple de retardataires. Et finalement, s’installa elle-même à la dernière rangée. Intrigués, les trois autres Grands Occupants la regardèrent hisser un bras vers le ciel. Un des micros, que Jeanne avait créé quelques instants plus tôt, s’élança vers elle. Elle l’attrapa au vol.

— Un, deux, un, deux, testa-t-elle. Ugo, peux-tu lever la main ?

Le garçon aux taches de rousseur s’exécuta. Le second appareil vint jusqu’à lui. Il l’essaya également, prouvant son bon fonctionnement.

— Garde-le, dicta la jeune Australienne à son compère. Maintenant, Cohmghall, lève la main à ton tour. Puis Gyanada.

L’Irlandais monta son petit bras vers le ciel, imité de sa collègue Indienne. Rien ne se produisit avant que Mia lâche le sien. Alors le microphone s’échappa de son emprise et voleta tranquillement vers l’homme. La jeune femme frappa dans ses mains. Elle invita Ugo à faire de même et son micro s’envola vers sa partenaire.

Jeanne avait observé la démonstration depuis l’estrade. Elle affichait un large sourire. Entourée de personnes comme cela, elle se sentait confiante. Les Grands Occupants retournèrent à leurs tâches respectives pendant que la jeune surfeuse s’avançait vers elle.

— Parfait, Jeanne, applaudit-elle. Ça fonctionne parfaitement.

La Créatrice hocha la tête. Elle régla les derniers détails qu’elle seule pouvait réaliser. Vingt minutes avant le début, tout était prêt. Ils pouvaient laisser les premiers Occupants s’installer. Jeanne se frotta les mains, soucieuse. Le stress revenait comme la vague d’un tsunami.

Adélaïde vint s’asseoir sur le siège à côté d’elle. La vieille femme posa sa canne devant elle, les doigts croisés dessus, et regarda en face d’elle.

— Tout va très bien se passer, Jeanne, la rassura-t-elle. Depuis 472 ans, il n’y a jamais eu de problèmes. Reste toi-même et tu sais que tu peux compter sur nous.

La Grande Occupante aux cheveux grisonnants tourna finalement ses petits yeux entourés de rides vers la femme.

— Merci, Adélaïde, murmura Jeanne.

— Comment ? fit la voix nasillarde de la concernée.

— Merci…, commença la Créatrice, plus fort.

— Je t’avais très bien entendu la première fois, se moqua la vieille dame.

Jeanne lâcha un sourire, quelle chipie cette Adélaïde. Après avoir installé tous les Occupants, les conseillers se regroupèrent sur l’estrade. Comme Jacques n’était pas présent, Cohmghall prit la parole le premier. Il remercia le peuple d’être venu, explicita le principe des micros et fit une légère introduction du sujet qui les avait tous réunis. Puis il s’effaça, allant s’asseoir sur son propre siège. C’était au tour de Jeanne. Elle se leva lentement. Elle pensa à Louise, douée pour les discours, puis aux paroles d’Adélaïde « Reste toi-même. ». Elle soupira, plus facile à dire qu’à faire.

S’avançant sur l’estrade, elle prit une grande inspiration. Une multitude de paires d’yeux étaient rivées sur elle, attendant qu’elle parle. Toutes les assises étaient occupées. Ils étaient venus si nombreux que beaucoup devaient rester debout sur les côtés. Le silence était présent et pesait sur les épaules de la femme. Elle remonta le microphone installé devant elle et se racla la gorge.

— Bonsoir, fit-elle d’une petite voix.

Elle se reprit. Elle était Jeanne, la Créatrice et la codirigeante de ce monde. Elle devait se montrer forte si elle voulait être écoutée et respectée.

— Bonsoir, peuple de l’Entre-Deux, annonça-t-elle d’un timbre qui porta enfin sur toute l’assistance. Nous vous avons rassemblés, ce soir, parce que nous vous devons des explications : tout d’abord quant aux absences de nos deux jeunes Créateurs et Jacques, mais aussi Louise et son nouveau comportement. Je ne pourrai peut-être pas répondre à toutes vos interrogations, mais je vous promets d’être entièrement sincère.

Elle fit une pause, sondant des réactions dans l’assistance. Quelques personnes se penchaient sur leurs voisins, soufflant des commentaires, mais Jeanne captiva leur attention en continuant :

— La nuit des 472 ans, lorsqu’il y a eu l’accident dans les souterrains.

Des visages se fermèrent. Le souvenir de cette nuit-là rappelait de mauvaises choses à certains.

— Le Grand Occupant Jacques et le jeune nouveau Créateur Tom ont disparu, poursuivit Jeanne, impassible. Nous ne les avons pas retrouvés dans l’Entre-Deux. Lucas a fouillé chaque recoin de notre monde. Vous l’avez très certainement vu lui ou son amie Sibylle frapper à vos portes ou celles de vos voisins. C’est pourquoi, avec Louise et quatre autres Occupants, ils ont décidé de se rendre au Sud de l’Entre-Deux.

Plusieurs exclamations de surprise se firent entendre. Peu de gens savaient où ils étaient passés, c’était la première annonce publique que Jeanne faisait à ce propos. Certains protestèrent, avouant qu’ils auraient aimé participer à l’expédition, d’autres évoquaient leurs essais et surtout leurs échecs.

— Je n’ai pas de leurs nouvelles depuis 11 jours, depuis leur départ, précisa-t-elle, sans relever les commentaires.

Les clameurs furent plus nombreuses et Jeanne dut patienter jusqu’à ce que l’assemblée se calme.

— Je ne pense pas qu’il leur soit arrivé quelque chose, dit-elle, peu sûre d’elle. Nous devons croire en leur retour. En attendant, à l’aide du conseil des dix Grands Occupants, j’administrerai personnellement la politique de l’Entre-Deux, confia-t-elle alors que les vociférations reprenaient.

Un homme se leva et agita la main. Un micro s’avança vers lui. Dans le brouhaha, l’intervenant essaya d’élever la voix. Jeanne parla fort pour apaiser l’assistance :

— S’il vous plaît, tonna-t-elle. Allez-y, Roan.

L’intéressé la remercia. Il avait un visage en triangle, aminci vers le bas par une fine moustache et un bouc châtain clair. Jeanne le connaissait pour être le responsable des sous-sols du château et avait eu souvent affaire à lui ces derniers jours.

— Bonsoir, je ne pense pas être le seul à me poser la question depuis quelques jours, avança-t-il en se tournant vers d’autres Occupants, avant de revenir vers Jeanne. Mais nous aimerions savoir ce qui s’est passé dans les souterrains.

Plusieurs personnes se levèrent à leur tour tout en approuvant les paroles de cet homme. Une femme, au fond, haussa la main pour attraper le deuxième micro.

— Sommes-nous en danger ? interrogea-t-elle.

Elle lâcha l’objet qui se retrouva en possession d’un troisième citoyen.

— Nous devons bannir définitivement la Princesse Louise, s’enquit un vieux monsieur.

Le microphone changea de cette façon d’Occupant en Occupant. Ils s’exprimèrent sur leurs peurs, leur colère ainsi que leurs réclamations.

— S’il vous plaît, calmez-vous, tenta Jeanne.

Voir le peuple se déchirer et réagir avec autant de fureur la désemparait. Irinushka, la conseillère à la chapka, dut le sentir. Elle s’empara de l’appareil sur l’estrade et rugit :

— Silence !

Tout le monde se tut.

— Merci, salua la Créatrice.

Puis elle s’adressa au public :

— Je ne peux pas répondre à vos questions, si vous ne m’en laissez pas le temps.

Son ton fut plus strict et personne ne la contredit.

— Roan, ainsi que tous les autres, vous avez évoqué ce qui s’est passé dans les souterrains. Permettez-moi de revenir là-dessus. Vous avez tous été témoins de la venue du Bien et du Mal pendant la journée. Ils ne nous avaient pas rendu visite depuis plus de 200 ans. Je ne connais pas les raisons qui les ont poussés à se manifester ce jour-là, mais ce qui est certain c’est que ça nous a tous affectés. Tom et Lucas sont devenus des Créateurs. Concernant Mademoiselle Louise, elle a malheureusement été infectée par quelque chose. Lui donnant ainsi un pouvoir tout aussi impressionnant que destructeur. Sa colère se change à présent en électricité. Je soupçonne les Êtres Supérieurs de tester notre adaptation face à des situations peu communes.

Le concerné reprit le micro, semblant être la voix du peuple en ce jour.

— Elle a tout de même ravagé la moitié de nos souterrains. Des Occupants se sont retrouvés ensevelis pendant des heures. Il y a eu des dégâts matériels considérables.

— Je le sais que trop bien, avoua Jeanne. Mais le déblayage s’est fait le plus rapidement possible et, avec l’aide de Lucas, nous avons rétabli toutes vos pertes.

L’homme hocha la tête, il semblait peu convaincu.

— Concernant sa dangerosité ? interrogea-t-il. Devons-nous entreprendre de la bannir ? De toute façon, va-t-elle revenir ? Et puis, qu’y a-t-il au-delà des plaines vides pour qu’ils s’y soient rendus ?

Il reprenait les mots de ses congénères, ce qui ne plaisait pas particulièrement à la Créatrice.

— Louise n’est pas dangereuse ! s’exclama-t-elle.

Elle se surprit elle-même par sa familiarité et son emportement, mais enchaîna rapidement :

— Il est possible que ce pouvoir disparaisse un jour, sinon elle apprendra à s’en servir lors de son expédition. Laissez-lui du temps. Je ne sais pas quand elle rentrera, parce qu’elle rentrera, précisa-t-elle avec conviction. Personne n’a connaissance de ce qui se trouve au Sud de l’Entre-Deux, certains l’ont évoqué. Je n’ai pas plus d’informations que vous.

Jeanne observa la foule, elle revint sur le cas de la Princesse :

— Imaginez que du jour au lendemain, à chaque fois que vous vous mettez en colère, des arcs électriques sortent subitement de votre corps pour tout détruire autour de vous, reprit-elle. Imaginez que vous blessiez votre famille ou vos amis à cause de cela. Et, alors que vous avez le plus besoin d’eux dans ce moment de trouble, ils semblent effrayés et vous tournent le dos.

Elle se sentait particulièrement concernée par ses propres paroles. Elle avait eu peur de Louise les premières fois qu’elle avait été témoin de son nouveau pouvoir. Mais à présent, ce n’était plus le cas, elle était sûre d’elle et cela se percevait dans son discours. Plus personne n’osait parler. Roan avait lâché le micro, revenu à sa position initiale près de l’estrade. L’homme s’affaissa dans son siège, imité par tous les Occupants qui s’étaient levés pour protester. Jeanne dissimula un petit sourire.

— Vous nous avez fait confiance pendant 472 ans, remarqua-t-elle. Faites-nous confiance de nouveau. Certains d’entre vous savent que nous avons essayé plusieurs années de changer notre politique. Il y a eu plusieurs expériences de la royauté à la république, mais rien n’a fonctionné. Il y a 472 ans, lorsque Mademoiselle Louise et moi-même sommes mortes, les Êtres Supérieurs nous ont donné des responsabilités et nous ne pouvons pas les renier. Mais vous devez nous aider à contribuer au bonheur de l’Entre-Deux, parce que nous n’y arrivons pas seules.

Elle s’inclina devant son peuple avec tout le respect qui lui semblait possible. Elle n’attendait pas des applaudissements, mais de la compréhension. Elle espérait avoir rassuré les Occupants et avoir relancé la joie qui flottait dans ce monde magique qu’elle aimait tant. Mia vint à sa hauteur et s’inclina de la même façon.

— On est tous ensemble, Jeanne, lui murmura-t-elle.

Les neuf autres Grands Occupants imitèrent la jeune surfeuse. Seuls Adélaïde et son mari, Eugène, ne se baissèrent pas, à cause de leur âge. Alors un clappement se fit, puis un deuxième, timidement, puis des dizaines, des centaines d’applaudissements retentirent dans la cour. Jeanne et ses conseillers se relevèrent, tandis que les Occupants frappaient fort et lentement dans leurs mains. Ils montraient leur respect à leur tour, ainsi que leur soutien. Jeanne sentit une larme couler sur sa joue.

« Louise aurait été fière de toi. », fit une petite voix dans sa tête.

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