Lucas
Andreja s’assit face au groupe tandis que Drew se postait derrière elle. Il posa ses mains sur le dossier. Ses phalanges blanchissaient alors qu’il en serrait fortement le cuir. La femme dut sentir sa tension, elle se tourna vers lui.
— Calme-toi mon iguane, susurra-t-elle.
Puis elle reporta son regard sur les étrangers. Lucas remarqua la curieuse couleur de ses yeux. Ils étaient d’un marron très clair, presque orange. Et la pupille ressemblait à celle d’un félin. Quant à son partenaire, il avait l’iris vert comme des écailles entourant un rond noir très large. La femme sembla constater son interrogation puisqu’elle lança :
— Nous portons des lentilles en rapport avec notre animal-totem, expliqua-t-elle. Maintenant, dites-nous, qui êtes-vous vraiment ?
« Laissez-moi parler. », fit la voix de la Princesse dans leur tête.
— Je vous retourne la question, riposta-t-elle. Et où sommes-nous ? Quel est cet endroit ?
Le couple échangea un regard. L’homme avait un air menaçant et la jeune Créatrice dut le ressentir autant que Lucas.
— Je ne pense pas que vous soyez en mesure de poser des questions, grogna Drew. Parlez et après nous envisagerons peut-être de dialoguer.
— Mon nom est Louise de Bellépine, se présenta-t-elle à contrecœur. Je suis la Princesse de l’Entre-Deux.
Andreja pouffa en plaçant sa main devant sa bouche. Ses pupilles se dilatèrent un instant avant de reprendre la forme d’une fente verticale, montrant sa concentration. Elle observa la jeune femme.
— La Princesse de l’Entre-Deux ? répéta-t-elle. Qu’est-ce que c’est que ce char-à-bas ?
Personne ne releva l’étrange langage d’Andreja. Beaucoup de détails étaient inaccoutumés dans leur façon d’être et dans leur dialecte, comme si ce peuple appartenait à une autre époque.
— Je dirige le monde de l’Entre-Deux, expliqua Louise. Enfin, je codirige, corrigea-t-elle avec une pointe de tristesse dans la voix.
L’aphrodite blonde à la tenue d’or ouvrit des yeux plus grands. La surprise se lisait sur son visage et son regard parut plus humain tout à coup. Louise ne se laissa pas intimider et continua les présentations.
— Voici Lucas, Sibylle, Hans, Johny et Tadjou. Nous sommes partis de l’Entre-Deux à la recherche de Tom, le petit frère de Lucas.
— Ainsi que de mon ancêtre, précisa la jeune rousse.
La Princesse hocha la tête, n’ajoutant rien à ce propos.
— Nous avons suivi une piste qui nous indiquait le Sud, nous avons traversé les plaines vides, défié le phare damné et nous sommes arrivés dans cette ville.
— L’Autre-Part, clarifia Drew, participant finalement à la conversation qu’il avait voulue comme un interrogatoire quelques instants plus tôt.
— L’Autre-Part ? répéta Lucas, profitant de la situation pour en apprendre plus.
Louise lui jeta un regard reconnaissant. Elle devait se poser les mêmes questions que lui. Quelle était cette ville ? Ce monde ?
— Vous savez que vous êtes morts, n’est-ce pas ? commença l’homme au corps d’argent, sans attendre de réponse de leur part. Il existe bien un Paradis pour les âmes pures et un Enfer pour les êtres maléfiques.
« Nous avons déjà connaissance de tout cela », intervint Hans dans la tête des membres de l’expédition sans que Drew ni Andreja l’entendent.
— Ceux qui sont à la fois immaculés et pernicieux se rendent alors autre part, poursuivit celui qui semblait être responsable de la cité futuriste. C’est-à-dire ici, dans l’Autre-Part.
Un silence se fit dans le grand salon. Les Habitants et les Occupants se regardaient en chiens de faïence. Des conclusions étranges se formaient dans la tête de Lucas et il savait que c’était aussi le cas pour ses compagnons. Leurs hôtes finiraient par arriver au même résultat s’ils étaient intelligents.
La délicate femme se leva de son siège. Ses formes étaient parfaites, tout comme son partenaire. À tel point, qu’il était difficile de leur donner un âge.
— Je ne comprends pas, s’enquit Andreja en faisant les cent pas entre les fauteuils. Vous prétendez venir d’un autre monde ?
— Oui, affirma Louise. Les morts ni bons ni mauvais parviennent également aux portes de l’Entre-Deux. Ce qui implique que nos civilisations coexistent.
« Elle ne nous croit pas. », pensa Johny pour le groupe.
— Mais pourquoi y aurait-il un autre monde ? interrogea de nouveau la femme aux yeux de félin. L’Autre-Part a été créé en 2195. Avant ça, les morts allaient en Enfer ou au Paradis. N’est-ce pas, Drew ?
— Euh… Excusez-moi, l’interrompit Lucas, tout à coup intrigué. En 2195 ? On est en quelle année, là ?
Andreja et Drew se regardèrent. Leurs yeux reprirent une teinte animale.
— Voyons, nous sommes le 1er Cancer 2687, fit l’homme comme si la date du jour était une évidence.
— En 2687 ? s’effraya Louise. Cela voudrait dire que nous sommes partis depuis 670 ans. C’est impossible.
Lucas n’y croyait pas également. Le temps ne lui avait pas paru aussi long dans les plaines vides. Comment pouvaient-ils avoir perdu tant d’années ? Tom devait être complètement terrorisé. Puis le jeune homme se rappela sa souffrance, le sentiment d’absence qui le faisait peiner lorsqu’il pensait à son frère. Il ne sentait plus sa présence. Cela voulait-il dire que les Occupants finissaient par disparaître au bout d’un certain temps ? Mais alors, comment Louise pouvait-elle toujours être là ? Il observa autour de lui, tout le groupe semblait se poser également des millions de questions.
— De quelle époque venez-vous ? osa demander la grande femme blonde, en se rasseyant.
— Nous avons quitté l’Entre-Deux en 2017, répondit Sibylle.
Un nouveau silence suivit ces paroles. Johny s’impatientait, dirigé par une peur qu’il paraissait difficilement contrôler.
— Nous devons rentrer chez nous, s’emporta-t-il en se levant à son tour. Nous n’avons rien à faire ici. Tom et Jacques ne semblent pas être là, n’est-ce pas ? demanda-t-il au couple.
— En effet, affirma Andreja. Vous êtes les premiers étrangers à venir dans l’Autre-Part.
— Si Tom n’est pas ici, Johny a raison, l’appuya Lucas. Nous devons retourner à l’Entre-Deux.
Il détourna le regard pour cacher son émotion. Il avait échoué dans la seule tâche importante qu’on lui avait confiée. Si ses parents le rejoignaient, ils seraient tellement déçus qu’ils ne voudront certainement plus jamais lui adresser la parole.
— Attendez, s’enquit l’homme au torse argenté. Nous ne pouvons pas vous laisser partir comme ça. Qui nous dit que vous n’essayez pas de nous lubrifier le cerveau ?
Hans, le spécialiste des blagues douteuses, leva un sourcil.
— Vous quoi ? demanda-t-il.
— Leur faire un lavage de cerveau, j’imagine, sembla déduire Sibylle. Rien n’affirme que vous puissiez nous faire confiance, continua-t-elle. Mais c’est réciproque. Laissez-nous rentrer chez nous, ce sera comme si nous n’étions jamais venus.
— Vous avez raison, avoua Andreja. Mais la découverte d’un autre monde doit être vérifiée et prouvée. Nous ne pouvons pas vous autoriser à partir comme ça, trop de choses sont en jeu.
Lucas vit des étincelles se former au bout des doigts de Louise.
« Ce n’est pas le moment, Princesse. », la prévint-il.
« Je ne me contrôle pas… Je sens le danger. », entendit-il dans sa tête.
Lucas avait aussi cette impression. Les yeux de Drew étaient ceux d’un serpent, prêt à se jeter sur sa proie. En lorgnant derrière le couple, le garçon put voir des hommes et femmes armés en uniforme.
— Vous êtes au courant que vos équipements de combat ne nous feront rien, précisa le Créateur en indiquant les gardes d’un coup de menton. Nous ne pouvons pas mourir, nous le sommes déjà.
— Nous le savons, répondit l’homme. Mais elles peuvent vous paralyser.
D’un geste, il appela les sentinelles qui entourèrent le groupe. Ils étaient couverts de noir, dans des vêtements souples et pratiques pour le combat. Des bandes dorées se croisaient sur le cœur des femmes tandis que celles des hommes étaient argentées.
— Drew, je t’en prie, se plaignit sa compagne. Tu aurais pu attendre que je sorte, tu sais que je n’aime pas la violence.
— Je te demande pardon, ma lionne, s’excusa l’apollon d’une voix coulante. Retourne à la fête, veux-tu. Je m’en occupe.
La femme se leva, vexée. Elle épousseta sa robe qui se transforma. De grosses paillettes ambrées encerclèrent ses formes dans une jupe moulante surmontée d’un corset décolleté jusqu’au nombril. Sa peau était toujours visible à travers les anneaux d’or, à l’exception de ses parties intimes. Alors que la grande blonde posait les mains sur ses hanches, son épiderme se modifia également. Progressivement, il se colorait, devenant de plus en plus sombre. La tignasse dorée se teignit en noir à son tour et se natta d’elle-même en plusieurs petites tresses collées, terminées d’une multitude de boucles pourpres et serrées.
— Ne me trompe pas trop ce soir, mon miel, dégoulina son partenaire avec un regard pervers.
Andreja ne répondit pas et monta les marches menant au toit. Ses courbes se balançaient au rythme de ses pas. Lucas dut se faire violence pour reporter ses yeux sur autre chose lorsque les talons de verre disparurent.
— Nous ne voulons pas de problèmes, insista Louise qui paraissait contrôler de moins en moins son pouvoir. Laissez-nous juste rentrer chez nous.
— Pas question, vous êtes peut-être des espions du Mal, lança l’homme.
— Des espions ? s’étonnèrent les six Occupants.
« Au moins, les Êtres Supérieurs semblent exister dans ce monde également », commenta Sibylle.
Johny se mit à rire nerveusement.
— Ahah, nous, des espions.
Le trentenaire se tenait les côtes et n’arrivait pas à se contenir. Lucas entendit Louise le sermonner par la pensée, mais l’ancien fils de marin était dans tous ses états. Le Créateur décida de ne pas intervenir et resta sur ses gardes. Drew semblait désemparé, les écailles de ses iris se résorbaient, alors que ses pupilles reprenaient plus une forme humaine. Cependant, le phénomène ne dura pas longtemps, il se ressaisit et son regard redevint reptilien. Derrière le fauteuil, il les désigna du doigt avant d’aboyer :
— Emmenez-les.
— Oui, Edifieur, firent les sentinelles d’une même voix.
— Attendez, tenta Louise. Je suis la Princesse de l’Entre-Deux, Créatrice du monde des morts. Vous n’avez pas le droit de m’emprisonner.
Drew arrêta ses hommes de la main.
— Créatrice ? répéta-t-il. J’ai déjà entendu ce nom quelque part.
Louise sauta sur l’occasion.
— Je maîtrise l’art de la Création, précisa-t-elle.
Devant les yeux effarés des Habitants et de Drew, elle matérialisa une rose blanche. Lucas reconnut la marque de la Princesse. Faite de verre coloré, elle brillait et envoyait de petits éclats de lumière dans toute la pièce.
— Comment avez-vous fait ça ? interrogea l’homme, sincèrement médusé.
— Comment faites-vous pour fabriquer tous ces luxueux meubles si vous n’avez pas de Créateurs ? rétorqua-t-elle.
— Andreja et moi-même sommes les Edifieurs de l’Autre-Part, expliqua-t-il. Mais nous ne pouvons qu’édifier des bâtiments. Le reste n’est qu’une illusion. Chacun voit ce qu’il veut voir ou ce qu’on veut qu’il voie dans le cas de cet immeuble-ci. Si on décide d’interagir avec un meuble ou un objet, il se solidifie le temps de l’action, puis redevient le fruit de notre imagination.
Pendant que Sibylle s’intéressait à la fabrication des vêtements qu’ils portaient, Lucas regarda autour de lui. Tout lui semblait pourtant si réel. Le canapé où il était assis était vraiment confortable, il sentait la douceur du tapis sous ses pieds. Le lustre au-dessus de leur tête avait l’air présent physiquement.
D’un seul coup, ses ailes s’ouvrirent dans son dos. La femme, en uniforme à ses côtés, poussa un petit cri de surprise. Sa main en suspension devant elle, Lucas devina qu’elle venait de toucher ses plumes noires, sûrement pour de savoir si ce n’était qu’un simple accessoire ou non. Cependant, le jeune homme n’avait pas encore assez de connaissances pour les utiliser. Dans sa stupeur, la sentinelle tira de son long fusil. L’instant suivant, le Créateur s’écroulait à terre, paralysé.
— Que m’avez-vous fait ? articula-t-il difficilement.
« Lucas ? Est-ce que tout va bien ? », s’inquiéta Louise dans sa tête.
Il n’arrivait plus à parler, même penser était une épreuve considérable. Il ne ressentait plus rien, plus aucune partie de son corps. Il était en train de revivre la sensation d’agoniser. Son souffle semblait s’échapper, alors que ses poumons ne pouvaient plus aspirer d’oxygène. Son cœur se contractait, incapable d’envoyer du sang jusqu’à son cerveau. Cependant, il était déjà mort. Était-ce ce qui était arrivé à Tom ? Avait-il ressenti la même chose ?
***