32. Les excuses

Après le départ d’Archie pour Hydendark, Viya ne se réveilla qu’à la nuit tombée. Sa gorge brûlait. Les paupières alourdies par la fièvre, elle avança à l’aveugle le bras en direction de la carafe d’eau posée sur la table de nuit et la renversa dans son mouvement.

Le bruit de verre brisé qu’elle attendait ne vint pas. Au contraire, il y eut un choc sourd, comme si quelqu’un l’avait rattrapée et replacée sans douceur sur le plateau.

– Attention.

La jeune fille aurait reconnu cette voix entre mille.

Elle ouvrit les yeux. Fid se tenait à côté du lit, le visage grave. Il ne pouvait pas être ici, songea-t-elle. Et pourtant, ce fut bien lui qui versa de l’eau dans un verre, puis l’approcha de ses lèvres desséchées, en soutenant sa nuque de sa main libre.

– Tu veux peut-être te reposer.

Viya secoua la tête. Tôt ou tard, ils auraient à parler. Autant affronter ses questions maintenant. Elle se redressa sur le matelas. Lui se racla la gorge et s’installa dans le fauteuil placé au bord du lit, dans lequel Dan et Élisabeth s’étaient relayés au cours des dernières heures. Ses yeux étudiaient le visage de Viya. Il cherchait un moyen d’entamer la discussion.

— Véra est en train d’étudier les solutions pour t’emmener discrètement au Prieuré et que tu y sois initiée. 

Il lui raconta le plan d’Eugénia, l’importance qu’elle attachait à ce que la jeune Légendière devienne Protectrice pour arrêter Igane.

Viya écouta son explication en essayant de maîtriser la crainte qu’elle lui inspirait. Savoir que sa vie tenait à la possibilité de gagner le Prieuré se révélait déjà difficile. Apprendre que le sort de la faille et de leur monde en dépendait également ne l’effrayait que davantage.

Le silence se redéposa entre eux. La jeune fille savait précisément quels mots le rompraient.

– Pourquoi tu ne me l’as pas dit plus tôt ? 

La colère grondait dans la voix de Fid, en dépit de ses efforts manifestes pour la maintenir égale.

Viya sentait déjà venir les larmes.

– Au début, je pensais que Sœur Helena cherchait juste à me faire peur. Et même quand les premiers signes sont apparus, j’ai tout fait pour me convaincre que ça ne prouvait rien.

– Même si ce n’était qu’une ruse, tu aurais dû m’en faire part immédiatement ! rétorqua-t-il avec humeur.

La jeune fille leva vers lui un regard sombre. C’était facile de lui faire des reproches. 

– Vous dites ça maintenant. Mais comment auriez-vous réagi si je vous avais dit il y a quelques semaines que vous investissiez peut-être dans une mourante, hein ? Vous m’auriez fichue dehors !

Fid recula dans le fauteuil comme si elle l’avait giflé.

– C’est faux ! Tu as eu peur que d’être obligée d’aller au Prieuré, alors tu m’as menti et tu t’es mentie à toi-même !

— Eh bien oui, peut-être ! s’emporta-t-elle. Peut-être que je n’ai pas voulu y croire, peut-être que je ne voulais pas que ma vie chez les Légendiers s’arrête ! Parce que pour la première fois, j’étais heureuse quelque part !

— Alors pourquoi t’es-tu montrée si impulsive et égoïste ? rétorqua-t-il avec aigreur. Combien de fois t’ai-je dit d’être prudente sans que tu m’écoutes ? Igane s’est servi de toutes tes incartades contre nous !

— Vous êtes injuste !

— Ah oui ? Regarde où cela nous a menés ! La ville est bouclée, Igane est en train de nous détruire, et tu nous annonces que la seule façon de te sauver, c’est de t’emmener dans le nord !

Ce n’était pas le début de conversation que Viya avait espéré. D’accord, elle s’était inventé toutes les excuses du monde pour ne pas voir la réalité en face. Elle aurait pourtant aimé que Fid la prenne dans ses bras et qu’il lui murmure qu’il allait la sauver, peu importe Igane, le bouclage de la ville, et la menace qui les écrasait. Après tout, à quoi servait-il de raconter de belles légendes si elles ne devenaient pas réalité ? Mais la jeune fille avait eu le temps d’apprendre que les véritables bonnes histoires n’étaient pas une fuite dans un monde merveilleux. Elles vous renvoyaient face à vous-mêmes par des chemins détournés. Et alors seulement, elles déchiraient au moins un peu vos plaies pour mieux les recoudrent.

À elle de mettre Fid face à la réalité.

– Alors, ne perdez pas de temps avec moi. 

Elle avait lancé cette phrase comme un défi et il blêmit, toute trace de colère envolée.

— Allez-y, le provoqua-t-elle. Si je vous insupporte, si vous me tenez responsable de ce qui arrive à la Confrérie, abandonnez-moi à mon sort.

Son mentor s’était figé. Lorsqu’il parla, ce fut d’une voix grave et lente :

— Je tiens à toi…

Il ferma les yeux et ajouta :

— Disons que je n’avais juste pas prévu que les choses évolueraient ainsi. Je ne pensais pas que tu serais si…

— Quoi ?

Il rouvrit les paupières, égara ses yeux par la fenêtre et haussa les épaules.

— Toi. Si loin de ce que je pensais que tu étais.

« Pour un Orateur, vous manquez sérieusement de clarté », aurait-elle voulu le railler pour se venger de sa rudesse. Mais le regard de Fid entra dans le sien et soudain, elle le vit. Le non-dit. Ce fut à peine plus qu’une ombre qui passa dans ses iris, mais il lui noua le ventre. Le Légendier comprit qu’elle l’avait perçu. Il ramena ses mains sur ses genoux, où il les croisa pour les fixer longuement, dans un silence qu’elle n’osa pas rompre. 

– Je t’ai engagée chez les Légendiers parce que j’ai vu des qualités en toi, un potentiel. Tu as suivi une formation d’Oratrice, après tout, une fois débarrassée de ton manque de confiance en toi, je pensais que tu t’ouvrirais, comme je me suis ouvert… mais ce n’est pas la seule raison.

Elle attendit la suite la gorge serrée. Fid ferma à nouveau les paupières en soupirant, les rouvrit pour la regarder droit dans les yeux et poursuivre :

– Mes douleurs sont liées à l’Intermonde, tu le sais. J’étais complètement ivre, lorsque je t’ai rencontrée, et en pleine crise aussi. Mon cerveau embrumé a pourtant été traversé par un bref éclat de lucidité, quand tu as évoqué le Prieuré. J’ai eu comme un pressentiment, que je ne m’expliquais pas. Je t’ai fixé un rendez-vous. Puis plus tard, tu m’as dit que tu étais l’une des Douze… C’est là que j’ai réalisé…

– Oui ?

– Que je t’avais déjà rencontrée. Quand tu étais enfant, au Prieuré. J’étais venu récupérer quelques histoires. Tu avais peut-être dix ans. Tu dormais dans la cuisine, la tête sur la table. Avec la Matriarche, nous ne faisions que passer et nous ne t’avons pas réveillée, mais je t’ai vue. Comment aurais-je pu ne pas te voir, toi qui symbolisais le poids de mon passé ?

Il avait cette voix lointaine qu’il prenait lorsqu’il s’engluait dans ses souvenirs.

– Que voulez-vous dire ?

– Le jour où j’ai fermé la faille, une Protectrice est morte. Salva. Sœur Lucilia, l’ancienne prédestinée, l’a alors remplacée comme gardienne, et tu as trois ans plus tard été élue comme novice.

Viya défaillit et retomba lourdement sur son oreiller. Inquiet, Fid approcha une main qu’elle chassa d’un geste vif.

– Alors c’est de votre faute, murmura-t-elle d’un ton rauque… Vous avez tué Salva et j’ai été emmenée au Prieuré !

– J’ai dit que Salva était morte, pas que je l’avais tuée ! coupa-t-il avec sécheresse. J’ignore ce qu’il s’est produit. Tu aurais été élue à un moment ou à un autre !

Fid prit une inspiration et poursuivit :

– Quand je t’ai retrouvée, je me suis mis à espérer qu’avec toi à mes côtés, je serais débarrassé de ma souffrance. Que tu aurais des dons pour me guérir, que tu saurais comment m’aider. Mais mes douleurs ne se sont pas atténuées... au contraire.

La tête de Viya se mit à tourner. Elle ne sut pas si c’était l’impact des mots de Fid ou sa faiblesse habituelle. « Je suis encore assez lucide pour savoir que ça n’a rien à faire au 12 Dreamyard Alley. », avait-il dit à leur première rencontre. Comment avait-il osé lui faire miroiter qu’elle avait un avenir ? Et comment avait-elle pu être assez naïve pour le croire ?

Elle avait longtemps espéré que, chacun doté d’une fragilité propre, ils puissent se comprendre. Mais Fid venait de lui démontrer que les choses brisées ne pouvaient que se fissurer davantage en tentant de s’appuyer les unes sur les autres. 

La colère qui s’accumulait dans son ventre jaillit d’un seul coup.

— Vous avez joué avec moi, avec mes insécurités, mes peurs ! 

— Je sais ! Ce n’était pas intentionnel, mais je sais ! Et je réparerai mon erreur. Quand tout sera fini, tu auras ta place parmi nous, si tu le souhaites, ou chez les Orateurs, même ! Je peux m’assurer qu’ils te reprennent et…

– Je n’ai pas besoin de toi pour prendre ma vie en main, cracha-t-elle.

Elle le vit tressaillir à son tutoiement, mais elle ne se rattrapa pas. Il avait perdu son respect.

– Évidemment, balbutia-t-il. Ce n’est pas ce que je voulais dire. Ne va pas t’imaginer que je souhaite juste me racheter. Je maintiens que tu feras une bonne Légendière, avec du travail.

Elle renifla avec mépris.

– Je suis sérieux. Je ne laisserai pas des histoires entre de mauvaises mains.

– Oh, par pitié !

Mais s’il y avait une chose sur laquelle il ne pouvait tricher, c’était sur son amour pour les récits. 

– Je suis désolé. Désolé.

Ses excuses avaient des airs de supplique. Une larme roula enfin sur la joue de Viya, puis une seconde. Fid glissa une main maladroite derrière sa nuque, tandis que de francs sanglots commençaient à la secouer. Il se mit alors à genoux à côté du lit et elle posa son front sur son épaule, en l’écoutant murmurer des mots sur lesquels elle n’avait pas la force de fixer un sens.

Elle demeura ainsi de longues minutes, avant de parvenir à s’apaiser et à se détacher de lui. Leurs regards se croisèrent dans la clarté de la nuit hivernale, brillant de fièvre pour elle, d’angoisse pour lui.

– Emmène-moi, murmura-t-elle.