32. May et la disparue

Il était une fois une carte.

Il était une fois une plume.

Il était une fois une cartographe.

 

Alyz peinait énormément à établir une carte d’Arkeide. Les ruelles se tortillaient dans tous les sens et les grands immeubles ne cessaient de fusionner les uns avec les autres. Elle ne pouvait voir une seule rue dans son ensemble, sans que cinq arches lui coupent la vue. Alyz n’en pouvait plus de faire des allers et retours entre sa tente et l’extérieur dans le but de mémoriser chaque angle, chaque demeure, chaque rue, sans jamais y parvenir. Elle reposa sa plume dans l’encrier et se laissa tomber sur le bureau. Elle était incapable de remplir le travail que le prince lui avait donné. Elle ne méritait pas sa place de stratège.

- Je crois que ta carte est fausse, fit la voix caverneuse du Perce-Magie qui était assis dans son coin.

- Tu l’as même pas regardée, comment tu le saurais ? rétorqua Alyz vexée.

- Y a de la magie dans ton encre, alors je la sens. J'ai pas besoin de la regarder.

Il se leva et s’approcha en boîtant.

- Je peux ? il demanda en désignant la plume.

Alyz la lui tendit et le regarda corriger ses traits. Ses gestes étaient sûrs et maîtrisés. Bien plus que les siens. Etrangement, il ne regardait pas son œuvre. Son regard hétérochrome se perdait dans la paroi de tissu de sa tente. Alyz savait qu’il avait une mauvaise vue, mais elle ne pensait pas qu’il était incapable de voir à moins de trente centimètres. En dessinant comme ça, il avait l’air d’un drôle d’artiste. D’un artiste un peu fou.

 

 

Cette carte est complètement fausse.

Alyz a été dans ces rues, oui, mais elle ne les a pas vraiment vues.

Elle ne les a pas vues avec ses doigts. Elle n'a pas senti la forme de chaque planche, la longueur de chaque mur, la taille de chaque pierre.

Pas comme lui.

Arkeide, c’est chez-lui. C’est son quartier. Lui, il connaît tout.

En traçant ses traits, il se remémore la texture de chaque pierre, chaque clou, chaque planche.

Et alors il sent l’encre qui se dépose au bon endroit sur le papier.

Il dessine toutes les petites rues d’un gros trait bien noir et tous les passages cachés de petits traits tillés.

- May’ké, comment tu sais tout ça de mémoire !? s’exclame Alyz éberluée -et très jalouse-.

Le Perce-Magie ne répond pas. Il est le Perce-Magie, c'est tout.

- Je savais même pas qu’il y avait des souterrains à cet endroit-là... s'exclame encore la jeune fille.

- Tu veux les voir ?

- Evidemment !

May’ké sort de la tente et l’emmène deux rues plus loin.

A la Trappine. Une petite trappe, quoi.

Et il s’engouffre.

 

 

May’ké se faufila dans une sorte de petite trappe. Alyz descendit à son tour. Il faisait sombre, humide et froid. Il était une fois un grotte en plein milieu d’Arkeide.

- Euh May’ké, comment tu fais pour savoir où mettre les pieds ? J'arrête pas de me cogner partout !

- Il faut se concentrer sur les dalles, elle sont orientées dans la même direction que le chemin. Ah, t’as des chaussures ?

- Ben oui, évidemment que j’ai des chaussures...

- Mais tu sens jamais ce qu'il y a sous tes pieds, alors...

- Bah non...

- C'est bizarre, je me dis que ça doit être trop dur de se repérer, alors qu'à l'époque je portais aussi des chaussures...

Alyz sourit dans l'obscurité. Difficile de se dire que May'ké vivait comme elle à l'époque. Après une minute de marche, Alyz rentra dans May’ké qui s’était arrêté. May’ké ne dit rien. Heureusement, car la jeune fille était extrêmement gênée d’avoir frôlé sa nuque avec son menton.

- Pourquoi tu t’es arrêté ? elle demanda.

- Parce qu’il y a quelque chose que je veux te montrer. Ça pourrait te servir pour ta carte. Tu vois ça, là ?

Alyz tourna la tête jusqu’à ce que son regard se pose sur une grosse porte métallique. Elle semblait ne pouvoir s’ouvrir que grâce à un mécanisme complexe.

- Ça mène à un endroit très intéressant. Je sais pas comment on l'ouvre, mais je vais trouver.

 

Le Perce-Magie respire un bon coup.

Et plonge dans le passé.

Pas besoin d’Eivind, pour ça.

Il remonte les souvenirs. Il remonte, il remonte. Jusqu’à ce qu’il voie Noé.

Il sait qu’elle avait trouvé un moyen d’entrer.

Elle lui fait signe de regarder et lui montre comment débloquer chaque petite clef du mécanisme.

- Comme ça ? demande May’ké qui n’est pas sûr d’avoir tout compris.

La petite Noé fait oui de la tête. Cette gamine savait vraiment tout.

Elle savait même ce que lui demanderait May’ké des années plus tard.

Le Perce-Magie revient dans la réalité.

- May’ké, tu parlais à qui ?

- A personne.

- May’ké, tu me caches des choses...

Evidemment qu’il te cache des choses. C’est le Perce-Magie.

 

 

May’ké se mit à triturer le mécanisme et le déclencha sans aucune difficulté. Devant eux se dressait un escalier plongé dans l'obscurité.

- Les marches ont l’air grandes, je pense pas être capable de monter, marmona May'ké. Mais si tu veux, tu peux aller voir et je t’attends ici.

- T’es malade, c’est hors de question que j’y aille seule !

- T’as peur ?

- Evidemment que j’ai peur, c’est super sombre ! Et je sais même pas ce qu’il y a là-dedans !

- Tu sais, si y avait un ennemi, c’est pas moi qui changerais la donne... Je pense que tu sais mieux te défendre que moi...

- Et si je t’aide à monter, est-ce que tu viens avec moi ?

-...

- May’ké, tu vas pas mourir, si je te touche...

- Bon, d’accord...

Alyz entoura le Perce-Magie de ses deux bras et se mit à le soulever pour faciliter sa montée. A son grand étonnement, May’ké ne lui demanda pas d’arrêter. Ils montèrent bien cinq-cent marches avant d’arriver à une petite plateforme. May’ké s’assit pour souffler et Alyz s’installa à côté de lui.

- Et toi, t’as jamais peur, quand tu te balades tout seul ? demanda Alyz.

Le Perce-Magie ne répondit pas. Et puis il finit par dire :

- Ouais, j’ai peur, des fois. Mais j’ai surtout peur de revoir des choses. C’est idiot, avec la vue que j’ai. Comme si je pouvais voir quoi que ce soit.

Un silence s’installa. Un silence qu’Alyz n’osa pas tout de suite rompre.

- Dis, May’ké... Qu’est-ce que tu voulais dire quand tu disais que tu n’étais pas sûr que ta mère combatte vraiment les Anges ?

La jeune fille marqua une pause.

- Est-ce qu’elle a... trahi les habitants d’Arkeide ?

May’ké tourna la tête dans sa direction, mais sans vraiment la voir. Alyz le sut, car ses yeux ne s’accrochaient pas à son regard.

- Ecoute, je te raconte cette partie, mais je veux que tu la dises à personne, ok ?

- D’a... d’accord...

- Tu promets ?

- Promis.

 

 

Eane sera toujours l’héroïne d’Arkeide.

L’héroïne farouche que personne ne supporte.

Mais que tout le monde admire, car avec elle, les Anges n'osent plus fourrer leurs nez dans leur économie.

Le petit May, lui, c’est pas vraiment un héros, mais plutôt un petit fouineur.

Il se faufile partout dans Arkeide. Il va partout, il voit tout, il entend tout. Mais personne ne s'en plaint à sa mère.

Qui irait se plaindre auprès d’Eane ?

Comme très souvent, May se rend ce matin au petit hôtel de grand-frère Midlo.

Grand-frère Midlo vient de se marier. Il a une femme très gentille. May l’aime beaucoup, parce qu’elle joue tout le temps avec lui, quand il vient à l’hôtel.

Ils viennent d’avoir un enfant, alors May fait plein de dessins pour le nouveau venu.

Au début, May était un peu jaloux à l’idée que Midlo s’occupe plus d’un autre enfant que de lui. Mais au final, il peut quand-même venir quand il veut, alors ça change rien.

Cette fois-ci, quand May arrive, Midlo est dans le grenier de l’établissement.

Et à son grand étonnement, mère y est aussi.

Ce n’est pas la première fois qu’il la voit en train de parler à Midlo, mais d’habitude, ce n’est pas pendant ses heures de travail.

- Vous l'avez reçue ? demande Eane.

- Tout à fait ! Je pense que nous pourrons commencer dans une semaine.

- Une semaine ? N’est-ce pas un peu tôt ?

- Si nous attendons trop, les Anges risquent de se douter de quelque chose, mère.

- Midlo, c’est trop tôt, vraiment... Je ne pourrai pas t’aider si ça dégénère...

- Mère, je vous suis infiniment reconnaissant pour tout ce que vous m’avez offert. Mais je n’ai plus besoin de vous.

Mère, de son visage impassible, acquiesce.

May ne comprend rien de ce qu’ils racontent. Et, à vrai dire, ça ne l’intéresse pas vraiment.

Alors il finit par partir.

Il se balade encore un peu dans la ville. Il aimerait aller voir les musiciens ambulants.

Mais plus tard, alors que May rentre à la maison, il entend des drôles de voix. Elle viennent du bureau de mère.

Du haut du toit, May colle son oreille aux tuiles tiédies par le soleil du soir. Il reconnaît l’accent des Anges. Ils parlent très bizarrement.

Et il entend aussi la voix de mère.

- Oui, il comptent attaquer d’ici une semaine. Surtout, supprimez le directeur de l'hôtel, il est grand avec les cheveux plutôt foncés. C’est lui, le meneur. Ne le ratez pas.

May ne comprend vraiment plus rien. Est-ce qu’elle parle vraiment de Midlo ? A des Anges ?

Le petit garçon attend que les Anges partent pour lui demander des explications.

Lorsque les créatures s’envolent dans le ciel étoilé, May s’élance dans le bureau.

- Mère ! il s’exclame.

Mais mère n’est pas là.

Elle a disparu.

Il la cherche partout, mais elle est introuvable. May court vers grand-frère Dayek. Il est absorbé dans ses calculs, mais May secoue son bras dans tous les sens.

- Dayek ! Mère a disparu tout d’un coup !

- Arrête de dire des bêtises et laisse-moi travailler !

Sauf que le lendemain, Dayek doit se rendre à l’évidence. Mère n’est toujours pas revenue.

Les deux enfants s’élancent dans l’atelier de leur père.

- Père ! Où est mère !? ils s’exclament en chœur.

- Une mère ? De quelle mère parlez-vous ?

May remarque tout de suite quelque chose. Quelque chose d’anormal.

Un petit dessin sur le bras de son père.

Des courbes, des pointes, des vagues disposées en cercles.

 

 

- Mais... bredouilla Alyz. Qu’est-ce que ça veut dire !?

May’ké ne répondit pas.

- Pourquoi a-t-elle fait tout ça pour ensuite trahir Arkeide ? reprit Alyz. Ça n’a pas de sens !

- Peu importe, ça m’est égal.

- Mais alors, c’est pour ça qu’Arkeide s’est fait massacrer par les Anges ? Parce qu’ils ont su que ton frère menait une rébellion ?

- Bien sûr que non, c’est dix ans plus tard qu’ils l’ont fait, quand j’avais vingt ans !

- Ah bon ? Mais ton frère, il a fait quoi, alors ? Il a réussi ?

- Ça, tu le sauras à la prochaine histoire... répondit May’ké.

Il se leva difficilement et ouvrit la trappe en-dessus d’eux. Alyz le suivit et fut sidérée lorsqu’elle leva les yeux. Ils étaient sous la Tour.

- Mais... La Tour ne touche pas le sol !? s’exclama Alyz.

- Non.

- Mais tu le savais !?

- Oui.

- Comment !?

- Ça aussi, tu l’apprendra pendant la suite de l’histoire.

 

 

Il était une fois la Tour, suspendue à cent mètres au dessus d’eux.

Il était une fois May’ké qui lui souriait, comme à une vieille amie.

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