Il était une fois le départ des Anges.
Il était une fois le départ d’Abeln.
Il était une fois Alyz qui errait seule dans le stade.
Les Anges avaient disparu. Encore une fois, ils étaient allés attaquer la Tour et le stade restait étrangement sombre, sans sa principale source de lumière. Tout était devenu si lugubre. Si vide. Mais Alyz s’en moquait. Alyz était heureuse. Rassurée. Abeln était parti, mais May’ké ne s’était pas à nouveau renfermé sur lui-même. Il était resté avec elle. Elle espérait que cela voulût dire qu’il l’appréciait un peu. Elle avait beau se dire qu’elle ne le connaissait que depuis quelques mois, elle le considérait véritablement comme un ami. Un vrai ami.
Les enfants, elle se considérait supérieure à eux. Quant au prince, il était trop parfait pour avoir besoin de son aide. Ce n’était pas vraiment un ami. May’ké était le seul. Le seul qu’elle pouvait vaguement qualifier de la sorte. Elle n’eût pas le temps d’aller plus loin dans ses réflexions, car le prince arriva.
- Alyzana, est-ce que je peux te parler un instant ?
Alyz se raidit en se remémorant l’affront qu’elle lui avait infligé le jour précédent et se confondit en excuses :
- Mon prince, je suis désolée d’être partie sans même vous avoir écouté, j’ai vu que May’ké n’allait pas bien alors... enfin je suis désolée, je ne le referai plus. Pardon.
Le prince resta de marbre. Ses bijoux ne cliquetaient pas.
- Mais de quoi parles-tu ?
- Vous... Vous ne vous souvenez pas ?
- De quoi donc ?
Alyz ne comprenait plus rien. Etait-il possible qu’il nie son acte pour la protéger ? C’était le plus probable... Elle décida de jouer le jeu :
- Non, rien. J’avais cru hier que vous me parliez, mais je constate à présent mon erreur.
Le prince ne sut quoi dire. Et finit par répondre :
- Il s’appelle donc May’ké ?
Alyz baissa les yeux.
- Oui, il s’appelle May’ké, dit-elle d’un souffle.
Le prince sourit. Et Alyz reprit :
- Qu’aviez vous à me dire, mon prince ?
Le prince inspira profondément.
- Je suis inquiet, mes informateurs ne me répondent plus, ils ont disparu sans laisser aucune trace. Cela nous enlève un atout non négligeable...
- Avez-vous une idée de ce qu’ils sont devenus ?
- Absolument aucune.
- Etrange...
- Oui et je pense donc que les Anges ont raison de prendre les choses en main sans tarder. Nous devons le faire, nous aussi. J’aimerais pour cela que tu crées un plan pour placer correctement notre armée.
Alyz inspira un bon coup.
- Comptez sur moi ! annonça t-elle.
Sa déclaration avait été très solennelle, malheureusement, un enfant l’avait coupée en son milieu pour lui demander :
- Hé, Alyz, tu sais pas où est May’ké ?
Le prince et sa stratège se retournèrent.
- Dans le petit bar, je crois, répondit la jeune fille. Pourquoi ?
- On aimerait lui demander de nous raconter encore une histoire.
- Mais vous l'embêtez pas, hein ? dit Alyz à l’enfant qui courait déjà en direction du petit établissement.
Ce matin, May’ké a une drôle d’idée en tête.
L’idée de faire autre chose que de bricoler. Ou de descendre des Anges.
Il en a marre de faire tout le temps la même chose. Alors, lorsqu’il passe devant le petit bar de la Rue des Espertines, il remarque tout de suite le grand piano qui n’a pas été utilisé pendant des années.
C’est vrai, il y a un piano ici.
C’est ça qu’il veut faire. Il va jouer du piano.
May’ké entre dans le bâtiment aux murs encore recouverts d’affiches de spectacles et s’approche de l’instrument.
Il est beau, il est tout décoré. Des petites plantes dorées grimpent de part et d’autre des grandes planches de bois vernies.
May’ké marche sur la pointe des pieds, comme s’il avait peur que l’instrument se transforme en grosse bête enragée.
Petit taureau au pelage noir et blanc.
Mais May’ké ne se fait pas manger -le piano n’a pas faim, apparemment-.
Le Perce-Magie s’assied sur le tabouret. Et il pose ses longs doigts sur les touches.
En réalité, il ne les distingue pas. Il doit toucher les fentes pour les situer.
May’ké enfonce une touche. C’est plus lourd que ce qu’il pensait. Une faible petite note surgit. Survivante de toutes ces années de silence.
Mais elle ne sera pas seule, car May’ké continue de presser les touches au hasard.
Noé jouait très bien. Alors ça ne doit pas être très compliqué.
May’ké envisage de déchiffrer la partition qu’il a devant lui, mais les petites notes le narguent.
Plus proches, plus nombreuses, plus petites.
Toujours plus dures à lire.
Même quand il colle son nez à la feuille, il n’arrive pas à les déchiffrer.
Le Perce-Magie -qui n’abandonne jamais- abandonne la partition.
Il continue de jouer au hasard avec ses deux index.
- Euh... May’ké, t’es sûr que c’est comme ça qu’on s’y prend ? demande la Fillette dans le Vent, perplexe.
- Ta gueule.
- Non mais je voulais pas te décourager, continue. T’es trop mignon quand t’arrives pas à jouer, elle répond en s’accoudant à l’instrument.
Le perce-Magie l’ignore et continue de jouer ses notes dissonantes. Il ne laissera pas une gamine le décourager.
Sauf qu’un autre enfant arrive pour le déranger.
- May’ké ?
- Tu sais jouer du piano ? demande le Perce-Magie en toisant le gamin.
- Euh... non.
- Ah. Dommage.
Le petit est un peu surpris. Il ne pensait pas que May’ké s’intéressait à la musique.
- May’ké ?
Qu’est-ce qu’il lui veut, ce gamin ? Il voit pas que May'ké est occupé ?
- Tu peux nous raconter une histoire ? Une de quand t’avais notre âge…
May’ké aimerait dire non.
Il aimerait dire non, parce qu’il est le Perce-Magie.
Et le Perce-Magie n’est pas une personne qui raconte des histoires.
Mais raconter une histoire, ça lui a rappelé des bons souvenirs.
Des souvenirs de quand il avait lui aussi des enfants à distraire.
Non, non, non, impossible.
Le Perce-Magie ne raconte pas d’histoires.
Et le Perce-Magie, il joue du piano, peut-être ?
Ouais, bon...
Le Perce-Magie se lève et suit le gamin.
Il entre dans la tente des Scribes et tous les gamins s’asseyent autour de lui. Le Perce-Magie est définitivement devenu conteur. Ils le regardent tous et lui il bricole.
Une pièce par-ci, une pièce par-là.
Et voilà, May est là.
Il ne faut pas croire que le petit May est toujours sage, non, non, non !
Parce que le petit May, il adore fouiller dans les affaires de ses parents.
Il sait qu’ils étaient de grands explorateurs, tout le monde le dit.
Alors il aime dénicher des dessins, des cartes et des portraits.
Il aime découvrir ce qu’il y a à l’extérieur d’Arkeide.
Tous les soirs, il se faufile dans le bureau de mère par la fenêtre. Son bureau est très grand, il occupe un étage entier de la maison.
Et dedans, il y a plein de dessins accrochés partout !
May en prend quelques uns et les admire. La plupart représentent des animaux étranges qu’il n’a jamais vus.
Mais aujourd'hui, il y a du vent, dehors, et de la pluie. Et la fenêtre s’ouvre d’un coup.
Les dessins se retrouvent aspergés d’eau. May écarquille les yeux.
En perdant leur peinture, les feuilles se sont remplies de chiffres.
De chiffres et de noms.
A l’infini.
Mais qu’est-ce que ça veut dire ?
May n’a pas le temps d’y réfléchir, parce que tout à coup, il entend des pas. Des pas qui s’approchent.
Alors May se faufile sous la table de travail à côté de lui.
La porte se ferme et Eane s’installe à la table. Heureusement qu’elle ne l’a pas vu !
Et puis tout à coup, il entend une autre voix. Une voix grave.
Pourtant, en regardant sous le bureau, il ne voit pas de pieds.
C’est là que May comprend.
Sa mère est en train de parler à un Ange.
Un Ange venu pour relever les impôts.
- Je vous en prie, asseyez-vous, s’exclame Eane d’une voix plate.
On dirait qu’elle a affaire à la créature la plus ennuyante du monde.
- Non merci, répond la voix.
C’est vrai que les Anges ne posent jamais les pieds sur le sol. May l’a entendu dire, une fois. L’Ange reprend :
- Je suis là pour relever les comptes qu’Arkeide a perçus cette semaine.
- Les voici.
Un bruissement de papier. Et puis un silence.
- Bien, nous en prendrons les trois quarts. Il n’y a rien d’autre ?
- Non.
May sait bien que c’est faux. Il sait que sa mère cache tout aux Anges, même s’il n’a pas bien compris pourquoi.
- Bien... répond l’Ange avec une voix sceptique. Nous pouvons donc fouiller le bureau pour vérifier que vous n’avez pas d’autres actes de vente ?
- Absolument.
C’est là que May comprend.
Il a dans la main les relevés de comptes que l’Ange cherche.
Les relevés de compte camouflés en peinture.
Alors c’est pour ça que mère fait tous ces dessins ? Pour recouvrir les relevés de compte de peinture ?
May a des sueurs froides. Si l’Ange le trouve, il comprendra tout.
Tout, tout, tout.
Il appuie fermement sur les pieds de sa mère. Elle ne semble pas le voir, mais lui fait signe de s’approcher.
Elle soulève sa cape et May comprend qu’il doit se cacher dessous.
Il se faufile sans oublier d’emporter les papiers.
- Levez-vous, demande l’Ange qui veut contrôler la table de travail.
Eane se lève. May essaie de coordonner ses pas avec ceux de sa mère, mais c’est difficile et ça lui fait une drôle de démarche.
- Pourquoi vous déplacez-vous de manière aussi étrange ? demande l’Ange. Vous ne savez donc pas marcher ?
- Pourquoi volez-vous ? Vous ne savez donc pas marcher ? répond Eane.
L’Ange refuse de répondre. Il a peur de perdre son honneur avec cette femme idiote. L'honneur est si vite perdu, chez les Anges...
C'est bien dommage, car il aurait pu découvrir un petit fouineur. Avec des relevés de compte.
L’Ange ne trouve rien et s’en va sans dire un mot. Sans dire un mot, mais en fusillant Eane du regard.
May s’attend à recevoir l’engueulade du siècle pour avoir failli trahir sa mère devant un Ange.
Mais non.
Elle le laisse s’extirper de la cape et retourne à ses calculs. Eane est décidément une drôle de mère pour ne jamais le gronder.
Mais May a retenu la leçon. Il n’est plus jamais revenu dans le bureau.
- Dis, May’ké ? demande l’un des petits Scribes.
- Hmm ?
- Est-ce que c’est parce que ta mère elle combattait les Anges que maintenant tu le fais aussi ?
May’ké ne répond pas tout de suite. Il relève la tête de son bricolage et répond :
- Je suis pas sûr qu’elle combattait vraiment les Anges.
Il était une fois les Anges.
Il était une fois Eane.
Il était une fois un faux combat.