JULES.
J’aurais couru jusqu’au bout d’la nuit si, à peine sortie du grand manoir, après ma discutassion avec les salaupiots de l’Onde, j’avais pas été stoppée dans l’jardin où l’y a l’allée et ses grands marronniers. Stoppée par des idéelles si effroyantes que tout s’arrête et qu’on pourrait mourir d’figeation comme ça, tellement on arrive plus à bouger et qu’la seule chose qu’on arrive à faire encore, c’est les regarder avec l’horreur à la place des yeux. Et une respiration sifflant les poumons. Et du sang, tout notre sang qui se glace et qui fait qu’on s’sent coupés d’partout, surtout au coeur. C’était des idéelles et c’était des pendus, tout qu’ils s’balancent aux branches et livident dans l’obs’noirité, avec une peau qui ruisselait comme Ekho. Donc quoi qu’est-ce que ça veut dire, l’y sont des Hỳdōrs c’est ça, des signes astro’ dont l’élément c’est l’eau ? Yeux. Yeux. Ces porte-chaos sont morts mais leurs yeux c’est tout ce qu’il y a de plus vivant, ils miroitent le feu la rage et m’rappellent d’où j’viens, Naïa Naïa Naïa. Ils m’funestent un soufflésouffre regarde petite, regarde c’qu’on a fait de nous et c’qu’on fera encore de vous si Naïa ne se relève pas à défendre les plus faibles, les plus à côté et isolés et les… solitaires. Regarde regarde et apprends, gamine, vois le passé tu ne pourras pas y échapper.
Ça a pué, ça puait tellement l’monde en décomposition. Et Jules a observé tout ça, un peu ailleurs comme si elle flottait par-dessus la souffrance, et moi j’ai compris cette nuit-là que les morts malgré tout c’qu’on en dira, les morts ça meurt jamais. Tout à coup, l’y a eu Louve. Juste là, à mes côtés, elle m’a tourné autour en glapissant, ses babines encore rouges du sang qu’elle a mordu l’Grisœil qui l’était avec Uranie. Ses pupilles si profondes et noires, l’étaient cisaillées de c’truc qui… qui… et j’pense j’crois c’est la chose la plus chagrine que j’ai vue dans ma vie.
Terrible, trop l’terrible comme j’la détestais d’avoir fait tout c’mal au Grisœil et m’détestais moi alors à cause que j’sais, une part d’moi l’avait voulu toute cette destruction. En même temps… J’tends une main tremblotante dans sa direction, j’gratte ses oreilles comme on gratte un nuage. Louve l’est trop Julouve pour que Jules l’y arrive à l’envoyer s’faire feutre. Elle la r’garde et arriv’ra p’t-être p’t-être pas un jour à lui pardonner et d’ici là, j’te garde près d’moi, des fois que tu pourras m’tenir la compagnie et qu’ensemble on pourra faire des choses. Ensemble. Avec nos deux coeurs tout serrés à la tristesse. Ensemble. Que ça m’arracherait presque un sourire. Cassé. Invisible. Un sourire quand même. Orphelin.
Subito Jules r’lève la tête, après cette grosse r’niflure qui séchait tout son ignoble coup d’chagrin. Elle sait plus quoi penser mais elle pens’ra plus tard, là elle va s’en aller avec Louve qui l’est tout son courage. Sauf qu’évidam’s c’est pas fini. L’y avait une nouvelle idéelle sous les pendus, assise sur l’banc là-bas. J’paralysie. Elle avait toute la gueule et tout l’corps d’Ekho sauf que c’était pas Ekho. Ça Juju’ elle en était sûre des archi sûrement : c’était Océane. Un souvenir d’elle, truc du genre. Instinctiv’, j’ai sorti la photo que je gardais toujours d’elle et Noée au fond d’la salopette. C’était celle que j’avais volée à Siloé et qui avait porté l’idéelle mémoirant la mort d’Océane. Sur l’cliché, les deux filles posent d’vant la mer et Noée tire la main d’sa mère, comme si blondinette voulait courir dans les flots et s’amuser là-bas, dans l’bleu-vague. À côté, Océane l’est imperturbable. Juste là debout, fière et autoritante, elle tient toute la posture du monde qui puissance la liberté.
J’ai soulevé l’regard, comparé Océane-photo et Océane-sous-les-pendus. Les deux portent des vêtements d’un même genre, bohème et ventre à l’air, avec c’te fameuse jupe l’évasée qui frôle les ch’villes. Tous leurs tatoos on les voit bien, c’sont des vagues bleues qui s’enroulent aux bras, au bide, à leurs larges épaules. Leur ch’velure noire qu’il y a des tresses dedans, des perles, et leurs joues qu’elles ont maquillées d’micro-pointillés, une fine rayure sur l’arête du nez. Et si l’style tout ça c’est pareil, le reste ça l’est pas du tout. Là où sur la photographée, Océane sourit avec Noée, étant la pleine confiance l’extra-vitalité, sur l’banc elle vibre à l’obscurité. Yeux pochés d’cernes. Vieillasses d’rides. Des cicatrices comme des brûlures qui déforment ses tatouages. En total’ fatigue sans qu’elle courbe l’dos pour autant, ou qu’elle paraisse faiblarde. Au contraire ! Elle est plus musculeuse que sur la photo, tient dans son r’gard c’truc tenace qui l’y était pas avant. Plus vieille certes, mais plus brutale. J’en sais rien d’quand date c’souvenir, mais l’y devait pas être loin d’avant sa mort.
Hypnotisée, j’me suis approchée. D’elle, des pendus. J’savais même pas si elle les voyait aussi, ou si j’avais une fusion d’deux idéelles d’vant moi ? J’retenais mon souffle quand j’me suis assise sur l’banc. Le vent s’est levé, salé il a pué l’jaunissâtre des choses crevées. Il balançait les pendus, nos ch’veux, et les vagues, le vent balançait les vagues que j’entendais gronder au loin. Il faisait chaud, non frette ! J’ai enlevé mon béret, resserré les pans d’ma cape des misères, enfilé ma capuche. Un truc de nausée r’montait dans ma gorge à la vue d’tout ça, les suspen’morts aux branches, mais j’suis restée, sans savoir pourquoi j’suis restée. Mes yeux : bloqués sur leur peau violaçure, c’te langue qui gonfle hors d’leur bouche, ces membres déformés, et leurs Yeux, leurs Yeux à eux, qui m’flambaient toute entière. En haut, la lune crayeuse perçait le ciel, les étoiles criaient aussi. Pis l’y a eu les cigales qui ont chanté. Louve qui s’est couchée à mes pieds. Et moi, et elle. Océane. Et toute l’angoisse qu’on lance dans la nuit. J’ai tourné la tête. Tordrillé mes doigts. Océane n’avait pas bougé. Pas changé. J’avais mille questions à lui poser et pourtant, l’y en a qu’une seule qui m’est venue à l’esprit d’manière claire comme ça :
— Pourquoi tu m’as dit ça, Océane ? Pourquoi tu m’as dit que dénoncer l’injustice ça suffit pas, qu’il faut donner sa vie pour la combattre ?
Et moi j’ai juste soufflé ça comme ça, un peu en mode désespoir sans rien espérer un blabla d’réponse. Pask’ c’est vrai quoi, d’où c’est possible la communic’ avec les morts ? Et pourtant, qu’on aille s’faire voir si on m’croit pas, mais moi j’l’ai bel et bien eu mon blabla d’réponse. Et même que c’était foutrement conversationnel et qu’après comment qu’on sait si c’est toute mon imagination qui a créé tout ça ou si vraiment un jour Océane l’a discuté avec Ju’futur ?
— J’ai dit ça moi ? qu’elle tourne la tête et m’observe, un étrange sourire tordant ses lèvres.
Ma déglutissée. Mon sang qui s’arrête. S’glace. Chais plus.
— Avant que tu meures, avoué-je.
Et alors, elle a rigolé d’sa voix des cavernes, grave qui roule des pierres et qui échoait tellement fort. Ça m’a hérissé tous les poils.
— D’une certaine manière, ça m’étonne pas, s’marre-t-elle encore.
Elle semblait même heureuse, avec c’truc vibrant dans les yeux. Violent. Bruyant. J’comprenais pas.
— Mais tu trouves pas ça un peu l’craignos ? fluetté-je. De… de…
— De quoi ? Mourir pour une cause plus grande que soi ?
J’ai hoché la tête. Elle a secoué la sienne, rassemblé sa masse d’cheveux de l’autre côté du cou avec un mouvement d’nuque lent, onduleux, serpentin. Toute sa fixette l’ciel et les étoiles, elle réfléchissait en flottant ses lèvres, perdue dans ses rêves, et moi j’pouvais rien détacher mon r’gard d’elle. Cette conversation, c’était tout c’que j’attendais d’puis ma toute première vision d’Ekho, plus de trois ans que j’voulais des mots, bigre de fichtre, et maintenant que j’les avais enfin, j’pouvais pas les laisser partir. Non, plus jamais. Pas même avec mes yeux. J’attendais j’attendais, Océane m’réponse pas vraiment. À la place, toujours planante dans les nuages :
— Est-ce que tu as peur de la mort, Juliette ?
J’ai eu froid. Très froid. À cause que jamais j’me suis posé la question d’manière sérieuse comme ça, et maintenant que c’est là, titubant dans la nuit, j’peux pas faire comme si j’avais rien entendu. Mordant ma lèvre, compulsivo, j’réfléchis la pensée. Des choses d’souvenirs sont montées, forant ma tête elle était fusillée d’une terrible migraine. Encore pire quand un vent d’élassitude m’a giflé l’coeur, comme ça sans prévenir, et alors c’était tellement la douleur que j’y pouvais pas, non… J’y arrivais plus à r’garder Océane au risque d’me perdre moi. Donc à la place j’ai juste r’gardé ma vie entière. J’arrivais pas à voir rien d’bon là-d’dans, juste des espoirs et beaucoup d’déceptions… beaucoup… beaucoup trop d’regrets et après voilà ça m’trimballe une poitrine lourde comme ça d’tristesse à voir tout c’qu’on m’a ratée et tout c’que j’ai raté à moi toute seule. Est-ce que j’ai peur d’la mort ? Tremblotante, j’ai levé la tête. Et j’ai avoué c’truc que jamais j’aurais pensé m’avouer à moi, jamais jamais, et encore moins à quelqu’un d’autre :
— Moins que la solitude.
C’était mon souffle, infime. Et une tornade à l’intérieur d’moi. C’était ma plus grande révélation et l’monde que j’voyais soudain pour la première fois. C’était comme si aujourd’hui, à cet instant-là, j’étais enfin née. Louve a vibré d’vant moi, grandi, j’jure que son pelage d’sable et d’fumée a brillé. Océane quant à elle a baissé la binette, subito piquée quelque part. Mon pouls s’est accéléré, à cause qu’en plus elle s’est penchée et qu’la lune a ‘clairé la moitié d’son visage. Sa lèvre sa joue l’étaient fendues d’une vilainasse d’cicatrice, et ses yeux d’la profondeur des mers m’analysaient avec beaucoup trop d’violence pour moi. Vainqueuse l’a dit :
— Eh bien voilà, face de craie. Je crois que tu as d’ores et déjà tout compris.
J’ai frissonné, elle s’est radossée contre l’banc, sans m’lâcher d’ses furi’yeux et moi j’disais non, non… Moi j’y comprends rien et j’sais encore moins c’qu’il faut que j’fasse. Sans m’maîtriser, c’est sorti plein d’choses d’ma bouche, sans queue ni tête j’pouvais plus m’arrêter. J’ai marmotté parfois j’ai juste tellement envie d’partir, et parfois j’ai juste tellement envie d’rester. Parfois j’pense des choses et l’lendemain j’pense leur contraire, parfois j’t’admire et parfois j’te déteste. J’suis une virouette, incapable d’prendre une vraie décision tant j’doute tout l’temps partout, encore plus quand on m’révèle des choses terribles, des choses que j’aurais préféré jamais entendre, des choses qui si ça s’trouve sont des royals mensonges. Alors comment qu’on fait à la fin, au milieu d’tout ça ? Comment qu’on choisit c’est quoi la meilleure voie ?
Un truc d’fermeté s’est emparé d’sa binette.
— La vérité, Juliette, c’est que tu sauras jamais vraiment. Il n’existe pas de bonne ou de mauvaise voie : tu prendras des décisions et tu feras souvent des erreurs, sans possibilité de retour en arrière, et ça ne servira à rien de se morfondre sur son sort. L’important est davantage de suivre une voie à soi, pas une dictée par les autres. C’est la seule chose sur laquelle nous ayons au moins un peu d’emprise, tu ne crois pas ? Chacun ses combats, ma belle. Chacun ses démons. Et chacun sa manière de lutter. Tu me demandais si ce n’était pas stupide de mourir pour une Idée ? Non, parce que je préfère mourir debout que vivre à genoux, et respecter mes valeurs, aussi bafouées pourraient-elles être par les autres, a toujours été ma façon de garder le cap.
Et alors, sous les pendus que j’étais la seule à voir – j’en étais sûre maintenant, chez Océane c’était la Mer – elle m’a tendu un bout de papier. Un papier-idéelle, j’tenais du brouillard et dessus j’lisais :
Pour Juliette Olivie
poésie de vie
elle langage du fond des Âges
récit tout en naufrage
et moi je virage
fluage photograph ie
vague à l’Âme
océan enrage mais tu nagèrent
mes enfants de l’orÂge
nous sommes l’échO
cOmme une miette du passé sur l’étagère Des effacés
bons à blêmir sous la poussière
Nous sommes les reclus, les oubliés, les diffamés, mais cette fois, oh cette fois, on ne nous oubliera pas…
et pourtant
nous rappellâtes
vous oubliâmes
et toi tu connaître
l’océan-naître
océan-mAître
Son nom, mon nom…
Ivie il y aura
un monde ailé
je rappellÂme
je te vois je nous ai toujours voir
noUs AnimAimerons la Vie
Noée EléVie
Juliette OliVie
‹ · ° « .. ¨ ( . ~ l’Ailé.e
noS enFants de la Mer
AnimÂmeVous
Pendant un moment des immensités, j’ai bugué. Sur l’poème, ouais, mais aussi et avant tout, sur l’prénom. Juliette Olivie ?! Que quoi, alors ça veut dire j’suis Eurythméenne ? Mais… mais ?!¡! Oublieuse alors, ça c’est Eustache et Jasmin qui m’ont expliqué, l’y a des gosses parfois ils oublient l’Eurythmie mais à dix-sept ans ils y retournent et alors et alors… non. Non non non !! J’y pense pas. J’y penserai plus tard. J’refoule. J’enterre cette info sous la poussière dans ma tête, qu’on en parle plus. Pask’ moi l’Eurythmie j’en ai rien à faire et j’veux surtout pas y aller quand après ça risque d’m’enfoncer encore plus loin dans l’conflit. Déjà que Juliette tout seul j’comprends pas pourquoi dans sa bouche à Océane ça m’gêne pas. C’est vrai quoi, moi mon prénom je l’ai jamais aimé, ça fait trop mimi-Juliette, alors pourquoi chez elle ça fait puissante-Juliette ? Et, et, et… Crottasse. Bousasse. Arrête d’réflexionner à tout ça. L’y a trop l’angoisse qui grimpe, et après ça te saigne la joue et après et après… Mon grugnon. À la place Jules elle va juste ronchugner :
— J’y comprends que dalle à ton poème…
— Ah ! Ça c’est parce que tu penses que le sens réside dans les mots uniquement.
— Hein ?!
Elle a l’vé la tête d’fiertas, extra-morgue, j’ai gratté mes avant-bras.
— Pense plus loin…, souffle-t-elle. Ouvre tes perceptions. Qu’est-ce que tu vois ?
— Eh. Une… vague.
— Et avant la vague ?
— Un carré.
— Eh bien voilà !
— Quoi voilà ? Franch’ tu peux pas être claire, ou t’es Ekho même quand tu parles ?
Sa minette était hautaine, taquin-farceuse, tout s’est gâté. Comme ça, d’une seconde à l’autre, ses lèvres sont tombées et ses yeux s’sont noircis, portant une telle bruyance et haine que j’ai capté, la comparer à Ekho c’est bien la dernière chose à faire dans c’monde d’détraqués. Un frisson m’a couru sur moi, il aurait p’t-être fallu que j’m’excuse mais j’sais pas si j’me suis déjà excusée une fois dans ma vie. Là comme d’hab’ j’ai rien osé. D’toute façon, Océane attendait rien d’ma part. Elle a r’pris la parole, avec toutefois c’truc cassant en plus et cette impériance comme elle seule peut grogner :
— Ce n’est pas compliqué, pourtant. Notre vie est si formatée qu’elle commence toujours structurée, comme un carré. Elle est notre prison si on ne se libère pas soi-même de tout ce que des siècles de pensées ont déjà construit pour nous, bien avant notre naissance. Il s’agit alors de se déstructurer. S’ébranler de l’intérieur, se fluidifier. Ce poème, c’est pour que tu donnes du souffle à ton intérieur, Juliette. Faire une vague. Être la vague. Toi, juste toi. C’est tout l’art de Naïa, exalter l’énergie vitale sous toutes ses formes : vitesse, mouvement, dynamisme du geste, des émotions… Être toujours actif, jamais navigué.
— La liberté…
— Liberté oui mais liberté existentielle. Ça va bien au-delà de tout combat politique.
J’la fixe et j’comprends mais j’comprends pas. Et j’peur, surtout : l’Onde moi j’veux pas croire tout c’qu’ils disent au sujet d’Océane qui a fondé Achronie pour l’pardon la paix tout ça mais si c’était vrai ? Manipulia racontait qu’à la fin Océane s’était dégagée de toute lutte politique, et si… ouais ?? Là-haut, l’ciel s’est strié d’veines plus claires, blondes, comme l’aube qui émergeait. J’secoue la tête à cause que ça m’chiffonne sacrément et j’demande :
— Pourquoi tu m’causes de Naïa quand on m’dit que c’est toi qui as fondé l’Onde ?
— L’Onde ? L’Onde ! L’Onde…
Et d’expression coriace ça passe à une éclatée d’rire terrifiante, une qui m’renverse tout l’ventre entier tant c’est fort et… court. Ça a duré quelques secondes à peine. Après c’était fini, miss-dérangia était revenue à sa sérieusité. Sa rocaillo’voix a grondé :
— L’Onde ce n’est qu’un nom pour dire Naïa, ma belle.
J’ouvre grando mes paupi’yeux. Et ça sprint dans mon pulso-coeur.
— Quoi ? Mais… mais… non ! On m’a dit que c’était toi ! Qu’à la fin de ta vie tu étais désespérée et que tu voulais libérer Noée et Jules et que tu croyais plus qu’en Achronie et que tu voulais le pardon et que –
— Moi, désespérée ?
Oh. La violence. Elle explose d’riro, et cette fois c’était d’manière vraiment forte, vraiment pierreuse. Toute sa tête qu’elle renverse en arrière et tout son cou qu’elle déploie, jetant sa ricane si âpre et agressive dans la lune. C’est à ce moment-là que j’ai compris combien elle était détraquée Océane à changer ses masques d’expression d’une seconde à l’autre et vivre mille émotions dans une seule mini-minute. Elle était cinglée, fichtrement disproportionnée Bohèmocéane. Ça m’terrorait mais j’pouvais pas m’empêcher de l’admirer pour toute cette contenance qu’elle garde malgré tout. Son extrava’rire, c’était sa folie mais c’était aussi et avant tout sa force. Son imprévisibilité, c’était sa plus grande liberté. C’truc qui fait que soudain elle s’calme, r’plante son r’gard bleu mais noir sur vous, plus sévère que jamais, et assène :
— Je ne suis pas, et je n’ai jamais été désespérée.
Et ses pierres dans sa voix ça m’donne des pierres à moi dans l’ventre, si lourdes et si mal. Miss-plagiste penche son buste et m’crache quasi d’ssus :
— Quant à Achronie : ça n’existe pas, gamine. C’est vrai qu’on utilise ce prétexte pour donner de l’espoir aux gens, les inciter à nous rejoindre, soi-disant que Noée Elévie et Jules Orion ont réussi à créer ce nouveau mivage, quand on ne dit carrément pas que c’est moi qui l’ai fait, mais Achronie est un rêve et restera un rêve.
— Alors on m’a menti ! Du début à la fin on m’a menti ! Et vous êtes tous rien d’autre que des lâches et hypocrites à vous cacher derrière des noms qui signifient l’même chose qu’avant et –
— Non, Juliette. Ça ne signifie pas la même chose. Toute ma vie, je me suis battue pour Naïa, et toute ma vie, je me battrai pour Naïa. Mais pas le Naïa de Céleste, ni celui diabolisé par l’Observatoire. Le Naïa, l’anarchique le vrai, qu’on a dû rebaptiser l’Onde parce que personne n’a compris ce que nous étions à nos premiers jours. Il fallait bien le distinguer d’une manière ou d’une autre de cette représentation fausse et… et mécomprise qui a circulé autour de Naïa et fait ce qu’elle est devenue aujourd’hui.
Elle a ‘proché son visage encore plus, une mèche grise a glissé, et j’voyais toutes ses plaies qui blanchissaient sa joue près de l’oeil. Si proche qu’elle respirait sur moi son souffle sableux des mers :
— Avant la Guerre, bien avant la Guerre et la création du Pandémonium, Naïa n’était rien d’autre qu’une autre manière de voir l’astrologie telle qu’elle se construisait alors. L’Observatoire avait raison de considérer le Ciel comme étant une entité vivante, mais sa science a pris un tournant déterministe et c’est ce que nous récusons. Au lieu de considérer que le système des horoscopes définit notre destin ou les traits de notre personnalité, il s’agit davantage de lire dans le Ciel des indices qui éclairent notre existence et nous aident à créer notre propre voie au sein du Flux.
— Mais l’astrologie c’est foutaises !
— Oh je t’en prie. Réveille-toi, face de craie ! Après toutes ces étrangetés que tu as vues et vécues, tout ce qu’il y a quelques mois tu n’aurais jamais cru possible, tu pensais vraiment qu’une force supérieure n’était pas à l’origine de tout ça ? Que le Ciel n’avait aucune incidence là-dedans et que le Flux n’était qu’une masse de pensées désordonnées et sans conscience ?
J’ouvrais la bouche pour protester mais c’est resté bloqué dans ma gorge à cause que sa remarque j’avais jamais pensé les choses comme ça. L’artistocéane avec ses peinturo-joues l’a arrogancé un sourire, toujours plus ardente et et… sauvage, pis l’a continué :
— Ce qu’il faut que tu comprennes, ma belle, c’est que les gens explorent le Flux depuis toujours, chacun se construisant sa propre interprétation sans que personne n’ait rien à y redire, en fonction des cultures et des époques. Mais les choses ont changé lorsqu’une personne se mit à entendre une Voix d’une grande prescience en son intérieur. Une Voix qui a été baptisée plus tard la Voix du Ciel. Ça a été la plus grande découverte que le monde ait fait depuis des siècles et cela changeait tout. Tout ce que nous nous étions imaginé sur le monde, l’univers, le mouvement des astres, le Flux, dont nous comprenions qu’il était la manifestation d’une Nature vivante et consciente. Il n’était plus simplement des pensées en fusion, incontrôlables et sans cohérence, vois-tu ? Mais révélait des forces issues d’un Tout qui pense aussi bien que nous. D’un Tout qui agit sur nos façons d’être, de penser et de rêver.
— J’capische pas. T’es en train de me dire qu’il y a le monde qu’il est vivant et le Flux ça l’est comme son esprit ?
— S’il l’on veut, oui.
— Et l’Ciel là-dedans ?
— Oh ! Le Tout, la Nature, le monde, le Ciel : cela désigne la même chose.
— Madame.
— Oui, ma belle ?
— Tu fous l’bordel dans ma tête.
Elle éclate de rire, puis approche son dégueu’ visage et j’sens que Louve siffle-grugne à mes pieds.
— Ce n’est pas bien compliqué, pourtant ! Comme je le disais, le Flux reflète l’état d’une Nature vivante, subjective, investie émotionnellement et existentiellement. Il contient des pensées de petits êtres animés comme…
Elle pichelette mon nez et Louve grogne et j’recule instinctivo.
— … toi, et qui en même temps englobe des forces totalisantes. Tu peux aussi voir le Flux comme étant l’expression de la Vie à l’état pur ? Une toile écologique qui lie chaque particule de vie ensemble ?
J’fronce-front et j’migraine avec tout c’que ça chauffe tellement j’dois réfléchir. Final’ :
— Ok, si tu veux. Mais moi j’vois pas en quoi ta philoso’dingue elle change tout. Qu’est-ce qu’on en a à battre si le Ciel l’est vivant ou pas ?
Elle sourit pis soupire en même temps.
— Eh bien : cela a changé le visage du monde et notre façon d’appréhender le Flux. Quand j’ai rencontré Céleste pour la première fois, elle n’était qu’une adolescente, bouffée par cette Voix qu’elle entendait. Si elle était la seule à la percevoir, personne ne remettait en cause son témoignage : c’était comme une conviction ou une forme de vérité qui circulait au sein du Flux. Cela lui donnait du pouvoir, assurément, et son père a profité de la situation pour en prendre, lui aussi : affirmant que sa fille était encore trop jeune pour comprendre la portée de sa découverte, il édifia sa propre idéologie à partir de ses propos, légitima la science astrologique, bâtit l’Observatoire, ouvrit une Voie au sein du Flux, celle de « l’Harmonie pure ». Soit disant qu’il fallait la suivre pour s’accorder à la morale d’un Ciel juste et vertueux. Bien sûr, Céleste soutenait qu’il déformait complètement ses interprétations, mais il avait trouvé ses partisans, que veux-tu. À force d’être ainsi brimée, Céleste a fini par s’éloigner de lui, fonder Naïa, lire autre chose dans le Ciel et ouvrir une deuxième Voie au sein du Flux : une qui n’a rien de tracé. Sans début, sans fin, elle est ouverte à tous les possibles. Elle affirmait qu’entendre la Voix du Ciel, être attentif à ses présages, ce n’est pas nous enfermer dans un destin tout tracé. Il s’agit au contraire d’être actif et d’exploiter notre potentiel créateur. Chacun préserve son libre arbitre dans le processus, Juliette. Il est même rendu d’autant plus fort, parce que suivre cette Voie-ci, étudier cette astrologie-ci, c’est mieux nous connaître, savoir où l’on va, se libérer de nos fausses certitudes, croyances, angoisses, toutes ces choses qui nous empêchent d’aller de l’avant.
Elle s’arrête un instant, Louve s’frotte à mes mollets.
— Il n’a jamais été question de vengeance, ma belle. Ou de violence. Juste de liberté vraie qui, en finalité, refuse toute adoption aveugle à une idéologie ou mouvement politique. Quand les choses ont dégénéré et que nous nous sommes retrouvées dans le Pandémonium, nous avons compris combien le concept de mivage même était une prison de l’esprit. Le Ciel n’a jamais voulu que les forces du Flux nous conduisent à ivoyager, vois-tu ? Ce sont les être humains qui ont poussé leur autoritarisme jusqu’à contrôler les choses les plus libres que nous possédons : notre imagination, nos rêves. C’est ainsi que notre philosophie s’est affinée. Elle avait même un nom : la Poésie flomade. Sa finalité ultime était de détruire l’Eurythmie et le Pandémonium. Désirer créer un autre mivage, comme Achronie, quand bien même ça aurait été de notre main, est contre-productif : qu’importe la gueule du mivage, on reste enfermés dans un système de valeurs. Or, ce sont ces mondes idéologiques dont on cherche précisément à s’affranchir, puisqu’ils sont inévitablement synonymes d’inégalités et de stigmatisation. Tu comprends ? Naïa, c’est la quête de la pensée autonome qui fait tout éclater. Surtout les mivages.
Micro-pause dans sa réflexion. Sa figure a attrapé une ombre tranchante, Terribléane a repris :
— Mais Céleste a oublié tout ça. Le monde entier a oublié tout ça ! Après que le père de Céleste a promulgué la Solution Idéale, désirant éliminer tous les porte-chaos, Naïa s’est politisée, violencée, a pris le contrôle du Pandémonium, et la soif de vengeance de Céleste n’a jamais tari, avec des envies de grandeur qui sont devenues démentielles les années passants. Et c’est ainsi que Céleste a ouvert une troisième Voie : celle que l’Observatoire a baptisée la Voie du Fléau et dont Céleste s’est réappropriée le nom. Cette fois, il s’agissait d’utiliser les idéelles et Animas de manière active pour amener le chaos en Ville et changer le vivème des gens.
— Pourquoi tu l’as suivie si t’étais pas d’acc’ avec elle ?
Cicatrisée qui l’était si proche d’moi, elle recule subito. Son buste des musclors il respirait trop vite et sa colère sortait par son nez des gros souffles. Furi’yeuse elle noirci- et froidi-claque :
— Ça n’te regarde pas.
Sauf que ça me r’gardait quand même un peu, et que surtout j’connaissais bien sa réaction, moi : c’corps qui révulse à l’évocation d’une gulus, et en même temps ces yeux qui portent toute la mer des raffolations. Sa réaction c’était celle d’une personne qui hait quelqu’un en même temps qu’elle l’aime, c’truc d’dépendance amour-haine qui ressemble à un peu à Jules-Ekho. Alors j’l’ai chuchoté moi. J’ai soufflé un truc comme tu l’aimais… Tu l’aimais et tu n’as pas réussi à –
— Oui je l’aimais ! hurle-t-elle alors, en s’levant comme une vague d’tsunami.
Diantre ce qu’elle est explosive. Aucune maîtrise d’elle-même. L’Océan était debout d’vant moi et il marchait d’long en large, avec sa houle d’émotions qui s’fracassait contre l’rivage. Il n’arrivait pas à s’calmer, allant et venant sous la vibrure d’la lune, beaucoup trop flux’fureur qu’il craquait ses poings entre eux en tempêtant des jurons bien trempés. Quand enfin il s’est arrêté, tourné face à Jules, l’y avait d’la sacrée rouscaille dans toutes ces balafres tordues comme ça et après il a dit :
— Je l’aimais mais il n’y avait rien de bon dans notre relation et ça m’a conduit à faire des choses que je ne voulais pas faire. Combien de fois elle m’a promis d’arrêter, combien de fois elle a continué. Et voilà le résultat : ça commence par libérer ses voisins de cellule et ça finit par créer des Absolus en désirant prendre le contrôle du monde entier. Et moi, au milieu de tout ça ? Je l’ai suivie dans sa folie des grandeurs. Après tout, une part de mon orgueil le voulait, mais une autre n’a jamais oublié notre tout premier manifeste. Ce sont ces deux forces contraires qui ont rendu Ekho ingérable : je désirais suivre Céleste où qu’elle aille mais rien dans ce qu’elle faisait, rien, ne me correspondait. À force, j’ai compris que les choses ne changeront jamais, alors je me suis éloignée. De Céleste, d’Ekho qui n’a jamais su se détacher d’elle. J’ai fondé cette nouvelle chose que j’ai nommé l’Onde mais tout ça c’est Naïa, et ça restera Naïa à jamais dans mon esprit. Naïa dans son essence première. Naïa dans tout ce qu’elle a de plus pur et vrai.
L’Océan s’est tu, Océane a vibré, et Jules savait plus quoi penser. Dans l’fond, miss-coléria aurait pu lui raconter un tas d’sottises mais Jules sentait aussi qu’Océane était sincère et que même ça lui faisait du bien d’déballer son vieux sac, même si c’était à une idéelle du futur. Je l’écoutais et quelque chose en moi grinçait comme une porte.
— Pourquoi pas l’dire ? demandé-je. Pourquoi l’Onde dit pas que c’est le retour à Naïa et une autre façon d’comprendre l’Ciel ?
— Enfin Juliette… L’Onde ne peut pas avouer qu’ils sont pour Naïa ou personne ne nous suivra ! Céleste a trop déformé l’essence de Naïa, l’Observatoire a trop violencé Naïa, plus qu’elle ne l’était déjà. Prononcer le nom Naïa c’est invoquer le diable. Pareil pour l’astrologie ! Les quelques révoltés que nous sommes ne veulent plus entendre parler de cette science, toi-même tu es rebutée. Alors dire que l’Onde croit en l’existence du Ciel ?
— Donc à la place vous parlez d’un nouveau mivage à créer…
— Oui. Il faut bien attirer les gens d’une certaine manière. Ça nous permet de donner un but et de l’espoir. Si tu dis que l’Onde ce n’est pas bâtir un nouveau mivage mais tous les détruire, c’est anéantir tout ce en quoi les gens croient. Or, ils ont besoin de sens dans leur vie, ma belle, et les mivages leur en donnent. Ils ne sont pas prêts à entendre la vérité. À nous de les guider dans la bonne direction sans qu’ils n’en sachent rien.
— Mais les membres de l’Ombilic l’y savent tout ça ? Qu’au bout de la Voie flomade, c’est l’vide qui les attend ?
Et dans l’sourire qu’elle m’a lancée, j’jure que là-dedans l’y avait l’affirmation que non. Non. Non. L’y savent rien. Autrement dit : c’mensonge d’Achronie, c’est un mensonge qui court depuis plus d’un siècle. Les gens cherchent à d’venir de grands flomades et ce qui les attend au bout c’est : rien. Fichtrement rien. Et ça m’braise les révoltes et Louve s’lève soudain en tournant autour du banc et moi j’explosi’clame :
— Mais chiasse faudra bien que les Ondés s’rendent compte un jour d’ton immense bobard !
— Oui. Quand il se seront libérés des mivages et qu’alors, il sera trop tard pour faire marche arrière. Vous tous, vous réaliserez enfin que je suis celle qui ai raison depuis le départ.
J’ai visagé une moue-dégoûtation et mes veines brûlaient la rage. J’avais la preuve, une fois de plus, que personne l’est honnête dans la vie. Tous, leur but c’est d’manipuler nos p’tites existences toutes plus pourries les unes à côté des autres. Océane pose ses poings sur ses hanches, m’observe et une ronflette d’rire lui échappe :
— Tu vois, toi-même tu es écoeurée. Et pourtant… L’Onde c’est libérer le monde. C’est le libérer à travers l’homme parce qu’on ne change pas le monde sans d’abord se changer soi. L’Onde c’est libérer l’esprit de tous carcans de pensées, préjugés, peurs, regrets, toutes ces choses qui nous empêchent d’évoluer à notre juste potentiel. La problème, face de craie, c’est que nous vivons au temps des idéologies, et plus précisément, des idéologies totalitaires : elles ne voient le salut du monde que dans leur propre domination. L’Onde, c’est comprendre qu’aucune idéologie nous sauvera et qu’elles sont toutes une prison de l’esprit. Elles sont douées de cohérence, vois-tu, et pourtant rien, dans la vie, rien n’a de sens. Tout est chaos et cette fichue cohérence, par conséquent, enferme. L’Onde, c’est célébrer l’absurdité du monde, s’harmoniser avec le chaos. Que chacun entre dans le Flux, crée sa propre vie, vibre avec le monde en mutation, devienne flot-vivant, se délivre des mivages. Il n’a jamais été question d’aucune prise de pouvoir, ou de lutte politique, tu comprends ? Il s’agit d’une généralisation de l’insoumission. Il s’agit de se rebeller existentiellement et d’atteindre une liberté complète, qui ne va pas sans responsabilité et qui respecte le droit d’autrui. C’est pour ça que l’Onde n’usera jamais de violence et qu’elle privilégiera toujours le dialogue, elle –
— Ah ouais ? Zéro violence, vraiment ? la coupé-je soudain, tout feu tout flammes.
— Oui, elle –
— Pask’ pour vous l’mensonge c’est pas une violence ?
J’ai hurlé. Et j’me suis levée. Louve avec moi. L’dos suant l’été, j’étais face à Océane, avec toute cette haine qui m’tordait les boyaux en m’donnant l’envie d’flamber l’monde entier. J’aurais p’t-être dû avoir peur d’elle, elle qui l’était si grande et intraitable comme ça, mais la colère emportait tout tellement l’hypocrisie j’en peux juste plus. Vrai quoi : l’mensonge l’a toujours été c’truc à la source d’tous mes soucis et cette fois c’en était trop. Plus jamais. J’jure et j’regarde Océane avec férocité. Plus. un. seul. mensonge. dans ma vie. Plus personne qui voile sa violence derrière des mots élégants. Et mes yeux qui s’brouillent. Et des Jules qui se haïssent tellement fort, à cause que… que… chiasse. Malgré tout c’qu’elles détestent Océane à vouloir faire dictaturer sa philosophie d’vie, c’était ça. Tout c’qu’Océane vient d’parler, c’était ça que je voulais et que j’ai toujours recherché. Tout ce refus catégorique face à n’importe quelle forme d’autorité. Toute cette liberté qui nous détache des cases dans nos têtes, du regard d’autrui et qui fait qu’on est jamais aussi v r a i que comme ça. Tout ça, c’était elle et c’était m o i.