Milo, août
Ils ont roulé pendant des heures, se relayant pour permettre aux autres de se reposer. A l'arrière de la voiture, la tête posée contre l'épaule d'Ophélie, la main serrant celle de Léandre, Ève a dormi, épuisée par la nuit blanche qu'elle a passé à écrire. Ils ont quitté les montagnes pour se diriger vers les forêts dont Ève ne cessait de parler fut un temps - elle les a visitées, en est revenue, et s'est mise à répéter mille et mille fois qu'elle désirait y retourner, que là-bas elle s'était sentie vivante. Parce qu'il la connaissait bien, Milo savait qu'elle avait probablement grimpé aux arbres, dévalé les pentes et éraflé ses paumes sur l'écorce, et qu'elle avait ri sur l'ensemble du chemin.
Alors ils y vont, ils garent la voiture à l'entrée de la forêt, et empruntent le chemin principal. Ève refuse de s'appuyer sur le bras de quelqu'un, parce qu'elle veut pouvoir quitter le sentier, quitte à se tordre les chevilles. Il s'inquiète pour elle, mais il la comprend.
Et puis il y a Léandre, qui semble si sombre depuis quelques temps, et qui a disparu pendant une partie de la matinée de la veille, pour revenir plus apaisé. Il y a Cara, qui semble pensive, préoccupée, et qui a pris ses chaussons de danse dans son sac à main, en cas de besoin. Il y a Ophélie, qui semble si légère depuis qu'elle leur a avoué la vérité. Mais ce n'est que suppositions, hypothèses, conjectures, apparences, et Milo ne sait rien, absolument rien, de ce qui se trame en réalité, parce qu'une fois de plus, ils oublient de se parler.
Alors, dès qu'Ève demande à faire une pause, quand Cara se met à danser, Ophélie à griffonner sur du papier à partition, et Léandre à s'assoupir, épuisé, Milo s'assied avec Ève contre le tronc d'un arbre, cherche doucement sa main sur l'herbe, la saisit et la laisse la serrer. Ils ne se parlent pas souvent, il le sait bien, mais c'est toujours elle qui le comprend le mieux. C'est elle qui a su la première qu'il allait mal. C'est elle qui doit, la première, connaître la suite.
"Je vais reprendre mon rôle dans l'association, souffle-t-il à voix basse, pour que seule Ève l'entende. Il y a quelques manifestations en septembre, octobre, et j'ai déjà préparé un discours. J'y vais doucement, bien entendu, mais j'y vais. C'est important pour moi. Et en ce qui concerne le théâtre, la pièce qu'on a prévue de jouer avec Nicolas me permettra de reprendre le fil des choses. Ce n'était qu'une parenthèse. Il est temps que la vraie vie reprenne."
Elle sourit doucement, le regarde dans les yeux, fuit son regard, appuie l'arrière de son crâne contre le tronc de l'arbre, et murmure :
"Pourquoi ça ne peut pas être ça, la vraie vie ?"
Ça quoi ? Mais il sait déjà. Ça - les amis, le temps passé à prendre soin de soi, l'art, la tendresse, le voyage, l'air frais sur la peau, et aucun problème qui nécessite des associations et des vies entières pour être réglé, aucune souffrance à surmonter, rien d'autre que le calme, le silence.
Et, parce qu'il n'a rien à répondre à ça, il change de sujet.
"J'ai vu que tu avais commencé à écrire la pièce qu'on jouera ensemble. À quoi ça ressemble ?"
Elle garde le silence un moment, et puis elle aussi change de sujet.
"Est-ce qu'Andreas et toi, ça fonctionnera si tu retournes chez toi ? Tes parents vont rentrer, et tu voudras repartir, toi aussi."
À la vérité, ils n'en ont pas parlé, mais Milo sait déjà qu'il serait prêt à rester s'il le fallait, parce qu'avec Andreas il se sent bien. Ils en discuteront plus tard. Ils formuleront chacun leurs désirs, leurs préoccupations, leurs options, et ils se mettront d'accord. Ils trouveront un compromis. Comme Milo et sa peur. Comme Ève et sa douleur.
Le silence s'installe, et c'est un peu pesant, alors Milo demande à son tour :
"Pourquoi cette forêt ? On est dans un pays étranger, tu es la seule à parler cette langue, et ça a beau être magnifique, je pensais que tu préférais les montagnes."
Elle hausse les épaules avec un sourire.
"Je suis venue à dix-neuf ans parce qu'on me proposait un emploi temporaire, avec logement et repas gratuits. Mais c'est ici que j'ai compris ce que je voulais vraiment faire de ma vie.
- Et qu'est-ce que c'est, Ève ?"
Tu sais déjà, Milo, rappelle-toi.
"Être libre. Voyager, marcher pieds nus dans l'herbe, ne pas me soucier d'être sale plus tard, manger à quinze heures et me coucher à minuit, oublier les apparences. Griffonner des poèmes sur les serviettes en papier des restaurants, oublier ce qu'est la vie qu'ils veulent, et puis vivre pour moi un peu, beaucoup, parce que c'est la seule chose qui ait le mérite de faire sens. Jouer des pièces de théâtre avec mes amis, ne pas leur parler pendant des mois mais savoir qu'ils seront là, et puis me dire qu'au fond si ça ne va pas ce n'est pas si grave, il y aura toujours la mer pour me rappeler pourquoi le monde est comme ça. C'est pour ça que je vis au bord d'une falaise. Là-bas, je me sens chez moi."
Elle soupira.
"La pièce parle de liberté, de résilience, et d'un groupe d'amis qui ne sait pas vraiment se parler. Mais les mots ne suffisent pas pour tout exprimer."
Tu sais bien, toi, comment il n'y a qu'une seule manière de raconter ça.
"On pourrait utiliser le reste. On a l'habitude de coupler les mots avec la danse et la musique, mais on pourrait ajouter les dessins et les photos. Les esquisses de Léandre, qui en disent long sur ce que vous avez vécu. Les instantanés de tes voyages. Les extraits de journaux. Tout ce qui parle de nous sans trop saisir ce qu'on est. On pourrait en faire quelque chose de vrai."
Il sursauta en entendant la voix d'Ophélie toute proche.
"On pourrait créer quelque chose sur scène, en direct. Dessiner, peindre, garder une part d'improvisation, pour que ça soit plus authentique. Écrire le scénario, les phrases et la bande-son, mais laisser libre le reste."
Léandre se rapprocha, l'air intrigué.
"Et si on agrémentait la scène d'une grande feuille blanche ? Avec un peu de technique, on pourrait la faire tenir à la verticale, et je dessinerais dessus pendant que Cara danserait derrière. On verrait sa silhouette, on pourrait jouer avec les lumières et les couleurs, et ça en dirait tant sur ce que nous avons été toutes ces années.
- Quoi ? intervint Cara, essoufflée par la chorégraphie qu'elle vient tout juste d'arrêter.
- Des ombres, expliqua Léandre. Des silhouettes qui trouvent doucement leur forme, et apprennent à tourner la tête vers le soleil.
- Résilience, acquiesça-t-elle. Ça me plaît."
Milo se tourna vers Ève, qui souriait avec l'air distant des auteurs qui savent déjà ce qu'ils vont écrire. Alors ils s'éloignèrent, la laissèrent inscrire des mots sur son carnet, assise dans l'herbe, et Milo regarda Cara et Léandre commencer à danser, avant de détourner le regard, par respect, quand ils s'embrassèrent. Ophélie l'observa, lui, avec la moue indéchiffrable qu'elle avait toujours eue, et qui perturbait tant leurs professeurs au lycée.
"Quoi ? lança-t-il avec un sourire.
- Tu as l'air heureux, voilà tout."
Peut-être l'était-il vraiment, pour la première fois depuis longtemps.
Ève, septembre
On a passé encore quelques jours sur la route, et puis on est rentrés.
On avait besoin de revoir la mer, on s'était retrouvés et
ils m'avaient prouvé que je n'étais pas seule cette fois
que je ne le serai plus désormais.
Milo a retrouvé Andreas
Ophélie a parlé à Amélia, et elles ont convenu que
ça ne semblait pas vraiment faire sens, cette relation
que ce n'était pas le bon moment
alors, sans larmes et sans peur
elles se sont séparées
Cara et Léandre se sont embrassés un peu plus, un peu plus souvent, un peu
plus fort
on a créé un spectacle de toutes pièces et
on s'est quittés sur cette atmosphère-là
sur la promesse de se retrouver d'ici quelques semaines
avec quelque chose en commun, enfin
et l'impression qu'on avait pu réparer
ce qui devait l'être.
Mais je ne suis pas rentrée.
Je ne le pouvais pas, de toute façon
- c'était trop lourd dans mon coeur
j'avais peur
et puis quand j'étais à l'aéroport
j'ai changé mon billet d'avion.
C'est comme ça, parfois :
on ne s'y attend pas mais
ça fait sens de le faire comme ça.
J'ai vu que tu avais posté l'épilogue, bravo d'être arrivée au bout !
Petit point d'orthographe : A l'arrière de la voiture --> À l'arrière
J'ai trouvé ce chapitre très contemplatif. Je pense qu'il fait avancer l'histoire, à sa manière, mais pas autant que les autres chapitres. En même temps, c'est peut-être nécessaire, cette parenthèse hors du temps, autant pour le lecteur que pour nos protagonistes.
Ensuite, je ne sais pas si c'est voulu, tout ce flou dans ce chapitre. Je n'arrive pas spécifiquement à mettre le doigt sur le nœud de ce chapitre, mais je pense que celui-là mérite un remaniage à la réécriture. Quelques pistes, peut-être, qui pourraient t'aider : ils sont à l'étranger ? Où ? Depuis quand ont-ils quitté la France ? Pourquoi ils se séparent ? Pourquoi Amélie et Ophélie se séparent-elles ? Pourquoi Ève ne voulait-elle pas rentrer ?
Enfin bon, j'ai quand même hâte de lire la suite !
À bientôt
Merci beaucoup pour ton commentaire et tes remarques ! En effet, ce chapitre nécessite pas mal d'éclaircissements, et je te remercie pour ces pistes.
En espérant que la suite te plaira malgré tout !
Tiens, j'en profite pour présenter mes excuses sur ces fautes de frappe qui ponctuent mes commentaires. J'en corrige 100, mais j'en fait 200. Désolé.
Ce chapitre qui m'a paru court m'a intrigué. Je n'ai pas compris la fin. Où sont ils? Quel avion, pour aller où? Nous avons déjà évoqué le flottement de lieu qu'il ya parfois, ici, c'est un peu ça je crois ?
À bientôt
Ne t'en fais pas, je ne l'avais même pas remarqué haha !
C'est en effet un chapitre un peu flottant, où l'on ne sait pas trop ce que fait Eve, où elle va. Le mystère est volontaire, et les chapitres suivants y répondront. Mais ce flottement te semble-t-il de trop ? Cela commence à faire beaucoup de mystère dans un roman qui s'allonge, et je crains de lasser.
A très vite !