34 - des choses qui ne peuvent pas attendre

Par Yvaine

PARTIE IV - la flamme au fond du coeur 

(septembre - décembre)

 

Cara, novembre

L'été s'était écoulé lentement, et à une telle vitesse qu'il lui semblait avoir vécu dans un nuage tout ce temps. C'était une parenthèse, de celles qui paraissaient étranges, un peu déplacées peut-être, mais pourtant si nécessaires - de celles qui faisaient du bien, qui tiraient les rideaux sur le malheur, murmuraient des berceuses et apaisaient le cœur. Quand elle était rentrée, elle n'était pas restée longtemps à Berlin : elle avait quitté sa troupe pour partir loin, pour ne plus avoir à danser avec un inconnu, pour commencer une thérapie ailleurs. Elle avait rejoint Léandre dans son appartement parisien, et ils avaient travaillé, avec Nicolas, à monter une troupe d'un nouveau genre, pour n'en faire qu'à leur tête, tant qu'il y avait de l'art et qu'ils étaient libres. Elle avait dansé dans quelques salles pour arrondir les fins de mois, tandis que Léandre enseignait l'espagnol à des lycéens qui reconnaissaient parfois le danseur qui passait à la télé autrefois. Tous les dimanches, sur les téléphones, le groupe commun se noyait sous les messages ; Milo leur parlait d'Andreas et de ses répétitions, Ève disait qu'elle était occupée à écrire et n'ajoutait pas grand-chose, Ophélie passait voir Cara et Léandre en fin de soirée et ils partageaient une pizza assis en tailleur à même le sol. C'était simple, c'était eux, et ils avaient la certitude de se retrouver la semaine d'après. Ils avaient une pièce à jouer à partir du mois de décembre, les salles étaient réservées, et ils avaient hâte d'être libre ensemble à nouveau.

Mais toutes ces belles certitudes s'effondraient brusquement, parce qu'ils étaient dans les coulisses pour l'une de leurs dernières répétitions, que le premier spectacle était programmé à la semaine d'après, et que même si elle leur avait envoyé le texte et l'avait retravaillé avec eux, Ève n'était venue à aucune répétition. Elle avait promis d'être là pour la dernière, mais son absence faisait le bruit de mille assiettes brisées. Ils l'avaient appelée. Elle n'avait pas répondu. Alors oui, Cara avait beau avoir repris du poids, Léandre avait beau faire face et aller un peu mieux, ils sentaient bien que quelque chose n'allait pas. Assise sur l'un des bancs des vestiaires, Ophélie jouait avec son alliance, l'air préoccupé, tandis que Milo faisait les cent pas entre un mur et l'autre.

L'été ne nous a donc rien appris ? Ève, ma belle, s'il y avait une chose à retenir, c'est qu'on a besoin de se dire les choses plutôt que de se les cacher.

Mais Ève n'était pas là, et Cara avait besoin d'avoir les idées claires. Sans trop y réfléchir, elle enfila ses chaussons de danse, refit son chignon, et haussa les épaules face au regard inquiet de Milo. Elle lança sa playlist et se mit à danser sur la scène, s'échauffant brièvement, avant de laisser son corps l'entraîner, et d'enfin pouvoir penser droit. La chorégraphie qu'elle avait préparée pour le spectacle était inscrite dans tous les pores de sa peau et brûlait d'être exécutée, mais elle la laissa de côté pour improviser, sans trop y penser. Le théâtre lui avait tant manqué que, même si cela faisait trois mois déjà qu'il constituait toute sa vie, il lui semblait ne jamais pouvoir s'en lasser.

De quoi pourrais-tu ne jamais te lasser, Ève ? Qu'est-ce qui justifierait que tu ne viennes pas, et que tu n'aies rien dit ?

La liberté. La liberté. La liberté.

L'écriture, le théâtre, d'abord. Le monde entier ensuite. Ou plutôt l'inverse, parce que ç'avait toujours été les montagnes et l'océan avant tout.

Pourquoi voyages-tu ?

Une question, posée il y a bien longtemps, dans la cour de recréation d'un lycée étouffant.

Pour comprendre.

Comprendre quoi ?

Aucune réponse cette fois-ci, mais un jour, au détour d'une discussion en cours d'anglais, Ève avait avoué que le seul avenir qu'elle imaginait comprenait de longues études. Elle ne se lassait jamais d'apprendre. Pourtant, elle n'avait jamais terminé son master.

Ève, où es-tu ?

À vingt ans, avant l'accident, elle avait commencé à dire qu'elle voyageait

pour oublier.

Pour oublier quoi ?

Pour oublier

qu'on n'est jamais libre bien longtemps.

Et, soudain, Cara comprit. Elle s'arrêta brusquement, et la musique sonna si faux soudain, mais elle n'eut pas la force d'aller l'arrêter. Ce fut Léandre qui le fit, avant de la rejoindre, de lui demander si tout allait bien, de la regarder droit dans les yeux, et de comprendre qu'en réalité, ils avaient toujours su.

Pourquoi n'est-on pas libre longtemps, Ève ?

Ils avaient vingt ans. Ils croyaient que la vie n'attendait qu'eux.

Parce qu'un jour, on meurt. Dans le corps, ou dans le cœur. C'est peut-être le cœur le pire - quand on meurt, et qu'on est toujours là pourtant ; quand on n'a plus aucune raison de vivre, et que plus rien ne nous fait vibrer. Quand on a tant vécu que respirer un jour de plus, c'est mécanique, mais alors aimer, là, non. Tu sais, ce dont ils parlent dans les romans ? C'est vrai, en fait.

Tu l'as vécu ?

Elle n'avait rien répondu.

"On a toujours su, murmura-t-elle."

Pourquoi as-tu arrêté tes études, Ève ?

Ils avaient tout juste vingt ans. Ils croyaient que rien ne pouvait leur arriver d'autre que ce qu'ils prévoyaient. Mais, sur la plage, alors qu'ils ne réagissaient pas, Ève pleurait.

J'avais envie de vivre, je suppose.

Et ça ne pouvait pas attendre la fin de tes études ? Quand bien même l'accident a tout bouleversé ? 

Ils croyaient qu'elle allait bien. Ils se trompaient.

Il est des choses qui ne peuvent pas attendre.

Léandre la regarda dans les yeux, tandis que Milo et Ophélie l'interrogeaient. Elle expliqua son raisonnement, qui, à voix haute, ne prenait que davantage de sens, et avec l'expression de souffrance et d'inquiétude sur leur visage quand ils comprirent, elle se sentit un peu moins seule à ne plus trop savoir comment respirer.

"Il est des choses qui ne peuvent pas attendre. Elle a souffert pendant si longtemps, elle aussi, et aucun d'entre nous n'a réagi."

On a merdé pour plus d'un ami.

"Je ne comprends pas, intervint Milo. Pourquoi est-ce qu'elle s'éloigne maintenant ? Pourquoi est-ce qu'elle ne nous dit rien, alors qu'on était si proches cet été ?

- Parce qu'elle, elle avait des doutes, lâcha Léandre.

- Et parce que malgré tout, aucun d'entre nous ne s'est excusé pour ce jour-là, quand on avait vingt ans."

Ils comprenaient, tous les deux. Léandre parce qu'il avait ressenti la même chose, Cara parce qu'elle avait tenu la main de quelqu'un à qui elle aurait tant dû dire pardon.

Elle aurait aimé ne jamais comprendre. Le pire, ce n'était pas qu'ils aient eu les indices tout ce temps, et qu'ils n'aient jamais assemblé les pièces du puzzle, non : c'était que, pour la deuxième fois, ils constataient à quel point ils avaient eu tout faux.

Elle n'a pas arrêté ses études parce qu'elle en avait assez, parce qu'elle avait raté trop de cours à cause de l'accident. Elle a arrêté parce qu'elle ne pouvait plus continuer. Parce que ça la bouffait.

Si tu n'y vois clair que maintenant, Cara, c'est parce que ce n'est que ces derniers mois que tu as compris qu'il est des choses qui ne peuvent pas attendre. L'art. La vie. L'amour. La liberté, surtout.

Il est des choses qui, un jour, ne peuvent plus attendre.

 

Ophélie, novembre

Un jour d'août, alors que j'étais terrifiée à l'idée que la vie reprenne son cours, à l'idée d'aimer à nouveau après Florence, de souffrir à nouveau, de sentir mon coeur se briser comme celui de celle que j'aimais tant, un jour d'août, Ève était là, et Ève disait

Tu caches le soleil avec ta main

pour ne pas être éblouie

comme s'il ne fallait pas vivre trop intensément

par peur de souffrir

mais on pleure tous un jour

- c'est parce qu'on a vécu avant

et qu'on vivra après

que c'est si beau d'essuyer ses larmes après un temps

- vaut-il mieux fuir indéfiniment ou

regarder le soleil droit dans les yeux ?

Mais le soleil brûle, Ève. Il brûle, et même toi, tu t'en étais rendue compte bien avant que tu ne me dises ça. Alors pourquoi semblais-tu encore y croire ?

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coeurfracassé
Posté le 25/01/2025
Coucou !
Compris... Compris quoi ? Qu'elle aussi, elle voulait - veut - mourir, abandonner ? Ou toute autre chose ? Le sait-on déjà ? Parce que là, je t'avoue ne rien voir venir, mis à part que c'est ce fameux mois qui précédait l'accident de Léandre et Ève.
Mis à part ça, j'ai bien aimé le dialogue intérieur joué entre lignes en italiques des lignes "normales". ça donne un certain rythme que j'ai trouvé très agréable !
Détails orthographiques :
recréation --> récréation avec deux accents
tu t'en étais rendue compte --> tu t'en étais rendu compte (car rendre quoi : compte, à qui : à tu (donc Ève) --> donc pas d'accord car CVD placé après, mais je sais que TOUT le monde fait cette erreur, jusqu'à ce qu'on sache ;-)
Hâte d'aller lire la suite !
Yvaine
Posté le 26/01/2025
Hello A.,

En effet, le suspens est mal géré dans ce chapitre, ce sera un point à retravailler !

Merci beaucoup pour tes remarques, et bonne lecture.
Raza
Posté le 20/12/2024
Je.... suis a la fois bouleversé et dans la confusion. Ève va-t-elle se suicider ? J'aimerais prendre l'avion et l'en empêcher, ou, à défaut, aller au chapitre suivant pour la sauver. :'(
Alors quoi? Elle.avait compris que la vie s'arrête? Que chaque instant a une fin, chaque fin est une mort, et la mort est une fin? Cette vision l'a t elle cassée?
Comme je dis, je suis à la fois bouleversé et confus !
À bientôt, même si ce àbientôt me parait ne pas être la formule adéquate. <3
Yvaine
Posté le 21/12/2024
Ce qu'a compris Eve, ce n'est pas exactement que la vie s'arrête, mais ça s'en rapproche ! Les chapitres suivants t'en diront plus.
Merci pour ton commentaire. J'espère que la suite te plaira !
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