36- Bulle familière

Je me sens pleinement apaisé avec toi.

Voilà,  c’était dit. Julien se mordit la lèvre, les joues en feu, le regard fuyant et il n’osait bouger comme un animal prit de peur face à deux phares menaçants. Allongé confortablement sur son lit, la silhouette diaphane de Tomas se trouvait juste à ses côtés. Très proches, plus proches physiquement qu’ils ne l’avaient jamais étaient l’un de l’autre à vrai dire. Ce constat lui procurait un fourmillement agréable qui courut sur sa peau. Bien que ce corps tout près du sien était immatériel, il avait l'impression qu'une chaleur réconfortante s'en dégageait. La même qui inondait son cœur à chacune des manifestations de son ange gardien. Là, ce soir, c'était bien plus qu'une vague chaleureuse ou une voix qui murmurait à ses oreilles. Tomas lui avait dit avoir suffisamment pu se ressourcer pour descendre pleinement sur terre, le temps d'une soirée entière. Ainsi, ils pouvaient passer un bon moment rien que tous les deux, pour mieux apprendre à se connaître.

À son apparition Julien terminait de manger son assiette, il avait débarrassé très vite et s'était allongé sur son lit pour s'installer confortablement en profitant entièrement de l'instant présent. Le soleil, déjà couché depuis longtemps en ce mois d'octobre, avait laissé place à une belle lune ronde et blanche. Sa clarté diffusait une belle lumière pâle, conférant une aura féerique à l'atmosphère. Tomas lui avait demandé l'autorisation pour le rejoindre sur son matelas moelleux, ce qu'il avait accepté d'un hochement de tête intimidé. Et les voilà.

Ils se retrouvaient là, très près l'un de l'autre. Le jeune homme se sentait tellement serein, tellement en confiance en sa compagnie qu'il en avait laissé parler son cœur. Ce dernier pulsait fortement dans sa poitrine, comme sur le point d’éclater de ce trop plein d'émotions.

Moi aussi. C'est si évident, d'être là, avec toi.

La réponse de Tomas, dans son esprit, l’électrisa. Un frisson délicat et plaisant trottina le long de sa peau. Perturbé par toute la situation, Julien ne savait plus quoi dire ni quoi penser. Alors, il se laissa porter par le premier sentiment qui se présenta à lui : la gourmandise.

« Ça te dit des crêpes ? Cest…
— Ton dessert préféré. Je sais. »

Souffla Tomas, comme absent durant une poignée de secondes. Julien profita de sa merveilleuse idée pour bondir de son lit, faire le tour, et se diriger vers sa cuisine. En quelques mouvements le voilà en train de préparer la pâte, alors que l'ange sortit enfin de sa torpeur. Une étrange impression de déjà vu flottait dans les airs, ressentis par les deux êtres présents dans la pièce. Mais ni l’un ni l’autre ne décida d’en parler, davantage plus perturbé par leurs sentiments tendres respectifs.

Plusieurs minutes passèrent, dans un silence presque absolu. Tandis que l’un s’exerçait à broyer tous les grumeaux de sa préparation dans des gestes vigoureux, le second prenait un soin tout particulier pour préparer les couverts et toppings pour la dégustation. Lorsque Julien alluma la plaque de cuisson, l’ange se rapprocha et lui parla sur un ton enjoué, une expression quelque peu moqueuse sur le visage.

« De l’aide pour la cuisson ? Je m’y connais pas mal sur le sujet. 
— Je sais y faire ! Tout est dans le poignet et… »

Ils échangèrent un regard, complices.

« Il faut veiller à répartir correctement, comme ça. »

L’étudiant fit un mouvement de poignet avec le manche de la pôele et la pâte couleur crème s’étala soigneusement sur toute la surface. L’ange dans son dos poussa un sifflement admiratif, qui lui chatouilla l’oreille, et alla s’installa dans le moelleux du canapé en attendant. D’un mouvement de main, l’être ailé fit jaillir plusieurs sphères de lumière légères dans les airs. Une belle aura clair les enveloppa tous deux. Julien trouva que le silence qui l’accompagna durant toute la confection de chaque crêpe n’était pas inconfortable, bien au contraire. En sa compagnie, il s’agissait plutôt d’un calme apaisant et familier. Il se passa une demi heure ainsi, tous les deux plongés dans leur pensées intimistes.

« Et voilà ! »

Tout fier, Julien présenta une belle pile fumante à son ange gardien qui le remercia d’un large sourire lumineux. Il s’installa à son tour, prêt à se jeter sur la première crêpe sans aucune forme de politesse envers son invité du soir; la gourmandise envahissait son esprit lui faisant ainsi oublier les bonnes manières. Tout en tartinant de la pâte au chocolat, l'œil avide, ses oreilles prêtèrent malgré tout une attention toute particulière aux propos de Tomas.

« Julien ? Je… Je voudrais te parler de quelque chose mais… C’est comme un air de déjà v… Comme si on… J’ai une image de… Comme une étrange sensation qu’on a déjà mangé ces c… Non, oublie. »

Le jeune homme suspendit son geste, la cuillère en l’air et une expression perplexe sur le visage. Son regard goulu quitta son assiette pour glisser en direction de Tomas. Ce dernier avait les yeux loin, bien loin de l’instant présent. Son visage doux habituellement si calme en apparence affichait cette fois ci une profonde réflexion.

« Qu’est-ce que tu veux dire ? »

Ses propres mots sortirent de sa bouche avec timidité, sa voix tremblante en témoignait. Toutefois son interlocuteur ne lui répondit pas, profondément absorbé par ses questionnements internes. Cette absence de réaction le troublait. Jusque là son ange gardien lui accordait toujours une considération pleine et entière. Aussi, de le voir aussi absent lui faisait un drôle d’effet. Un poids se mit à oppresser sa poitrine aussi sûr qu’un frisson glacial et désagréable coulait soudain dans ses veines. Une petite voix dans son esprit se moquait gentiment de lui, de sa propre attitude. Lui qui n’avait jamais accordé le moindre intérêt au regard d’autrui, à l’estime de qui que ce soit. Voilà qu’il se sentait comme misérable et penaud tandis que cet être ailé trônant au cœur de son salon semblait ailleurs, très loin de lui. Julien se racla la gorge plusieurs fois, en vain. L’ange était complètement submergé par ses pensées, le corps inerte et une expression vide sur ses traits. Cette soudaine solitude lui pesa sur les épaules péniblement. D’un geste las, il finit de plier sa crêpe et se réfugia dans son goût chocolaté qui fondit sur sa langue. Seuls ses bruits de mastication semblaient rompre le silence pesant les entourant. Le sucre lui apporta un semblant de réconfort, et deux voix paraissaient être en conflit en son fort intérieur. L’une lui disait que de toute façon il ne méritait pas d’être l’unique centre d’attention d’un tel être surnaturel puissant et important; l’autre réfléchissait à ce qui avait été à demi-mot avoué pour en extraire une quelconque explication. Puis il dévora une seconde crêpe, une troisième, une quatrième et c’est à la cinquième qu’un déclic se fit en lui. Son corps semblait vouloir lui dire, lui faire comprendre quelque chose. En mangeant ces délicieuses et chaudes crêpes, il eut l’intime conviction que cette scène lui était familière. Ce qui était impossible ! Après tout, c’était la première fois que Tomas se trouvait là, avec lui, dans toute sa forme corporelle et que tous deux partageaient un repas. En contemplant l'extrémité de ses doigts parsemés de tâches de chocolat fondu, ses yeux verts louchèrent drôlement. Aussi inexplicable que ce soit, cette impression de déjà vu s’imprégnait dans son être avec autant de certitude qu’il lui fallait respirer pour vivre. C’en était profondément déstabilisant. Là où son esprit peinait à raccrocher les wagons d’explications, son corps semblait être en parfaite connexion avec ce ressenti.

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