- Ces histoires-ci…
Ulysse a les yeux fixés sur la porte. Le froid fige à ses lèvres le sourire d’amour qu’il destinait à Pénélope. Il ne bougera plus.
L’histoire continue sans lui.
Un grognement retentit dans son dos sans qu’il réagisse.
Mais Viya, elle, se retourne. Elle mobilise ses ultimes forces, mue par un dernier instinct de survie.
Le loup est là. Derrière lui se tient la chèvre, à qui le soleil fait des cornes de feu, la chèvre qui ne s’est pas encore battue. En cet instant, le loup se moque de la chèvre, c’est Viya qu’il regarde. Pour la dévorer, sans doute.
– Au milieu de toutes ces histoires qui nous consolent, nous questionnent et nous guident, il en arrive parfois quelques-unes, précieuses, spéciales. Ces histoires-ci nous sauvent.
Dans le coin de son œil, elle remarque une silhouette vêtue d’un long manteau noir. Un éclat argenté brille sous la neige, celui d’une canne. Fid se place sans crainte à côté du loup. Il a cette mise soignée qu’il abordait lors de leur premier véritable rendez-vous au Dôme d’Argent, le jour où elle a conté pour lui. C’est là qu’il a prononcé cette phrase.
Elle voudrait qu’il s’avance et la prenne dans ses bras pour faire rempart au froid qui désormais la mord jusqu’au creux des os. Fid n’en fait rien. Il se contente de darder sur elle ce regard exigeant qu’il lui réserve parfois. Elle en est déçue. Elle aurait bien voulu un peu de douceur, au moment de mourir.
– Ces histoires-ci nous sauvent, répète Fid. Elles nous arrachent à la nuit.
Si elle en avait encore la force, Viya lui dirait d’aller se faire voir. Ulysse ne l’a pas sauvée, il ne l’a pas ramenée au Prieuré. Il n’a pu la mener que sur son seuil, là où elle va mourir. Les légendes maintiennent peut-être le cœur de Fid battant. Mais pas celui de Viya. Elle, les histoires ne l’ont pas imprégnée jusqu’au fond de l’âme, l’encre n’est pas devenue son sang, les mots ne la nourrissent pas. Fid aurait pu offrir à la Mort un dernier conte qui l’aurait fait pleurer et négocier en échange quelques instants de vie. Fid, pas elle.
Le Légendier est là, pourtant. Il passe la main dans le pelage du loup, qui en réponse presse sa tête contre sa jambe. Il toise toujours Viya avec une sorte de sévérité triste et lorsqu’il continue de parler, sa voix est tranchante :
– Pourquoi restes-tu plantée là sans rien faire ? Cette histoire est venue à toi, il y a une raison.
« Laquelle ? » voudrait-elle demander, mais elle a trop froid pour parler. Qu’importe, Fid a compris, lu dans son regard. Il secoue la tête d’un air navré.
– Oh, Viya, ce que tu peux manquer d’imagination. Qu’est-ce qui t’empêche de rentrer chez toi ? De retourner à la vie ?
« La porte close. »
– La porte close, répond Fid en écho. Ta vie est remplie de portes qu’on a refermées sur toi.
Viya se revoit, enfant, dans la clôture du Prieuré. Elle regarde, impuissante, l’immense battant qui se referme sur la silhouette qui l’a emmenée jusqu’ici et la laisse seule sur ces plaines battues par un vent polaire. Elle se revoit dans le froid d’automne, capuche rabattue sur sa tête, lorsque claque dans son dos la porte de l’hôtel particulier des Orateurs.
– Mais tu t’es aussi ouverte celle du 12 Dreamyard Alley, avec une histoire. Avant ça, tu es entrée au 26 Place des Orpailleurs. Deux portes closes. Deux portes ouvertes. Et aujourd’hui ? Tu abandonnes ?
« Je ne peux plus bouger, j’ai trop froid. »
Un éclat de déception passe dans l’œil de Fid.
– Comment faisait la Jeune Fille sans Mains quand elle ne pouvait pas cueillir les fruits du verger ?
« Un Esprit le faisait pour elle. Un protecteur. »
– Tu as une chèvre et un loup, qui choisis-tu pour t’aider à l’ouvrir ?
« Ça n’a aucun sens. », pense-t-elle. « Un loup ou une chèvre ne peuvent pas enfoncer une porte. »
Fid fronce les sourcils. Il s’approche d’elle pour la première fois. Si elle avait encore un cœur, il accélérerait sans doute, tant elle est heureuse de le sentir près d’elle. Le visage de son mentor ne reflète que de l’agacement, mais au moins elle n’est pas seule.
– Peu importe si ça a du sens ou pas. Ce n’est pas la forme de l’histoire qui compte, c’est ce qu’elle produit en toi. Maintenant, dépêche-toi, tu n’as plus beaucoup de temps.
Viya regarde le loup. Fid le caresse comme on caresse un chien, insensible à sa gueule garnie de crocs. Ça n’a aucun sens et ce n’est pas grave. Elle supplie l’animal des yeux. Et il avance, vient loger son museau dans le creux de sa main. Son souffle réchauffe ses doigts, sa jambe, son corps entier.
– Tu vois, commente simplement Fid. Maintenant, ouvre-la, et vite. Tu n’as plus beaucoup de temps.
Elle se retourne vers le battant. Ulysse est toujours pétrifié. Elle entrelace ses doigts aux siens. Elle sent bien qu’elle n’est pas obligée, mais elle veut lui faire franchir le seuil. Il le mérite. Après tout, c’est grâce à lui et à son histoire qu’elle a pu arriver jusqu’ici. Ce ne serait pas juste de l’abandonner.
Elle pose sa main sur la poignée.
– Attends, l’arrête-t-il. Tu sais ce qui me permet d’être là, n’est-ce pas ? Ce qui te donne ce sursis de conscience alors que tu devrais être morte
– L’Intermonde.
Sa voix est enrouée. Fid acquiesce.
– Il y a un prix à payer pour passer la porte : devenir Sœur.
Quelques jours plus tôt, cette perspective l’aurait remplie de terreur. Mais elle ne ressent plus rien qu’un grand calme. C’est peut-être grâce à Ulysse. Il a accompli son devoir et n’a jamais perdu espoir. Elle peut le faire aussi.
– Tu m’attends de l’autre côté ?
– Oui. Et je reste avec toi, peu importe la suite.
Elle sourit.
– Alors ce n’est pas un prix. Ulysse rentre juste chez lui, et moi aussi.
L’huis pivote sans un bruit.
Personnellement, j'ai adoré ce chapitre ! Déjà, tu ressors ma citation préférée du livre (ces histoires nous arrachent à la nuit), donc je suis ravi xD Vraiment, ces phrases sont parmi les plus belles que j'ai lu sur PA !
Et puis j'adore le fait de mêler les imaginaires d'histoires qui ont inspiré et inspirent Viya. Tu fais plein de clins d'oeil à des chapitres du début du roman, en illustrant je trouve littéralement la phrase : ces histoires nous arrachent la nuit. Je trouve ça brillant !
Le fait que le chapitre soit court est je trouve une bonne idée, ça ne l'empêche pas d'être riche en symbolique et explications possibles. C'est très stimulation à la lecture, et ça change un peu en terme de style.
Je suis maintenant curieux de voir comment tu vas montrer le retour de Viya chez les vivants et s'ils vont essayer de trouver une explication plus rationnelle à son retour chez les vivants (=
Petite remarque :
"Ce qui te donne ce sursis de conscience alors que tu devrais être morte" point après morte ?
Je continue !
Sinon, ce chapitre m'a rendue assez confuse, mais je le vois pas comme négativement. J'aime lorsqu'on sort un peu des sentiers battus, et là ça me parle pas mal :) Donc je trouve cool ce côté un peu déjanté, avec mélange de plusieurs personnages qui, a priori, ne devraient pas se trouver dans un même espace spatio-temporel, surtout à ce moment-là.
Après, comme Momo, j'ai eu un peu de peine à saisir la symbolique autour de la chèvre et du loup. J'ai lu ton explication en réponse à son commentaire, et c'est vrai que c'est cohérent, et que finalement l'interprétation est propre à chaque lecteur. Toutefois, je me dis qu'ici, si on comprend pas, c'est pas parce que les animaux sont "étranges" mais c'est parce qu'il y a pas de liens concrets à eux dans les chapitres précédents. La chèvre, ça m'a fait pensé à la chèvre de M. Seguin, mais le Loup j'avais de la peine à le situer, et comme ce sont deux animaux qui "sauvent" Viya, en quelque sorte, je me dis que tu y gagnerais à mettre d'autres éléments qui y font référence dans les chapitres précédents (désolée, j'aime pas trop émettre des idées comme ça, je veux pas empiéter sur ton oeuvre et ce que TOI tu veux véhiculer, mais je te laisse quand même une trace de ma pensée, peut-être que ça peut servir d'un coup :))
Je sais pas si je suis claire, mais par exemple : je comprends la présence de Fid, je comprends Ulysse, puisque l'Odyssée a été choisi très tôt par Viya dans l'intrigue, DONC je comprends qu'ils soient là au moment où Viya meurt et doit faire un choix entre la vie et la mort. Tu vois, ce sont des éléments forts, qui font partie d'elle. Toutefois, la chèvre et le loup, je ne comprends pas pourquoi ils sont là à ce moment-là, parce que j'ai l'impression qu'ils ne signifient pas "beaucoup" pour Viya. Je sais pas si tu vois où je veux en venir :/ Si jamais tu ne comprends pas, redis-moi ! Et j'essaie de mieux expliciter mon propos :)
Mais sinon, j'ai beaucoup apprécié ce que Fid dit dans ce chapitre-ci. On sent des petites envolées philosophiques, et tu te doutes bien que j'apprécie ça ;) C'est rendu d'autant plus beau qu'on sent bien que Viya hésite, alors quand elle fait le choix d'ouvrir la porte, on se dit yeeey ! On a envie de serrer Viya dans nos bras haha :)
Enfin bref, en gros, j'ai beaucoup apprécié ce chapitre qui détonne par rapport aux autres. Et j'aime bien aussi, parce qu'il permet de rendre le combat de Viya original, et c'est pas uniquement : pouf, on la croit morte, eh bein nooon ! Enfin, il y a un processus derrière, toute une réflexion menée, et je trouve ça beau, voilà :)
Bisouille !
C'est marrant, je ne pensais pas du tout que cette chèvre et ce loup poserait problème ! Comme quoi, il est toujours utile d'avoir l'avis de personnes extérieures.
Du coup, j'ai l'impression que j'ai mal fait quelque chose, parce que le loup est bel et bien là en amont. Tout simplement parce que la chèvre de M. Seguin se fait manger par un loup, et que c'est tout simplement lui qu'on retrouve ici. Il me semble que je spoile explicitement la fin de ce conte. Après, peut-être qu'en effet je n'y fais pas assez référence, ou que je n'explique pas assez en quoi cette histoire continue de résonner en Viya. Pour moi, il y a un parallèle symbolique que j'avais un peu expliqué entre son choix (de fuir la Sororité) et celui de la chèvre (de quitter son enclos) pour aller à Hydendark pour l'une, dans la montagne pour l'autre et finir par mourir des conséquences de ce choix. Sauf que l'affrontement final qui devrait se produire (la chèvre qui meurt le loup) ne se produit pas pour Viya. Dan parle aussi de la chèvre, à moment. Peut-être que je pourrais en profiter pour aller plus loin dans la symbolique. Il serait aussi peut-être utile de rajouter un rappel.
Merci pour le reste de ton commentaire, sinon, il me met en joie ! :D
Alors, ce chapitre est très complexe à appréhender ! Non pas que ce soit gênant ! Il est plein de métaphores, de symboliques... Si tu souhaites que le lecteur se fasse sa propre idée, sa propre interprétation alors c'est parfait :) En revanche, si tu veux qu'il comprenne quelque chose exactement, il faudra peut-être être plus précise ^^
Autant j'ai tout à fait compris la présence d'Ulysse, je pense ? Autant le loup et la chèvre, au delà de la référence à la chèvre de Mr. Seguin, je n'ai pas saisi si ils devaient représenter quelqu'un en particulier ? J'ai pensé à Igane et Eugénia ? Mais c'est bizarre ^^
Mais j'aime toujours beaucoup les images et les symboles comme ça. Par contre, s'il fallait comprendre exactement ce que représentaient ce loup et cette chèvre, j'avoue, j'en suis incapable xD
Et je savais que Viya n'était pas morte :P
A bientôt pour la suite <3
Pour la chèvre et le loup, je pense qu'il ne faut pas chercher très loin. C'est juste que la chèvre correspond à l'idéal de liberté "naïve" de Viya (j'en parle lorsqu'elle découvre le conte la première fois). Le loup est simplement une figure puissante. Celui qui représente l'équilibre et l'ordre des choses aussi, peut-être (en tuant la chèvre, dans l'histoire originale) ? Je laisse la symbolique ouverte :-)
Ce chapitre n'est pas évident à commenter. C'est propre à son ambiance, mais je crois que j'ai du mal à discerner les deux histoires dans leur entrelacement et/ou leur mise à égalité lorsqu'elles se retrouvent avec Viya. En même temps je trouve ça très intéressant -- Ulysse devant la porte, le choix entre la chèvre et le loup... J'ai l'impression qu'on retrouve plusieurs motifs symboliques et en même temps j'aimerais avoir davantage conscience de ce qu'ils impliquent, ou que Viya en soit plus explicitement consciente...? C'est dur à dire, parce que la forme même du chapitre porte à s'appuyer sur ces zones de non dits, donc mes questions sont sans doute plus des symptômes que des propositions à proprement parler ? Je chipote hein, parce que ça reprend bien ce que tu as développé précédemment malgré tout -- "Ulysse rentre juste chez lui, et moi aussi." et ça c'est bien. Une remarque malgré tout (parce que décidément je chipote), je me demande si cette "vérité" (le Prieuré serait vraiment l'endroit auquel appartient Viya) ne pourrait pas être plus présente et sous-jacente dans ce qui précède. Enfin, que ça vienne autant d'elle que de cette menace de mort, qui semble la plier à un choix qui ne lui appartient pas du tout et qui semble presque contre-nature tant elle a l'air de vouloir rester chez les Légendiers... Comme souvent je commente tard le soir, au risque de m'exprimer n'importe comment, mais j'espère que ces interrogations te serviront et que tu comprendras ce que je blablate ! J'essaierai de mieux développer au besoin. Pardon et merci pour ce chapitre <3
"Ce qui te donne ce sursis de conscience alors que tu devrais être morte" Ponctuation ou fin manquante ?
Je te remercie de partager ton ressenti sur ce flou que tu ressens. En fait, j'ai fait se mêler les trois histoires-clés de Viya (Ulysse, la jeune fille sans main (racontée à Fid à leur 2e rencontre, la chèvre de Monsieur Seguin), en en retirant ce qui, pour Viya, va lui permettre de faire le dernier pas pour s'arracher à la mort. Mais je ne replace par forcément tout dans leur contexte et peut-être que ça manque un peu ?
Je vais aussi essayer d'accentuer le fait que la "place" de Viya est bien au Prieuré, je vois ce que tu veux dire. À noter néanmoins que cette place n'est et ne sera pas la seule qu'elle peut occuper, mais plutôt une facette d'elle-même qu'elle ne s'est jamais autorisée à exprimer.
En effet, il manque un point ;-)
ça c'était du suspense !
Je ne commente pas la forme, j'ai vu quelques coquilles, mais j'imagine que c'est un "premier jet".
Seul bémol, je pense que la relation avec Dan manque de quelque chose. Il apparait si tard dans le récit, je n'arrive pas à m'attacher à lui, à le connaître vraiment. C'est sûrement lié.
Je vais bien me relire pour les coquilles :-)
Je note pour Dan, c'est vrai qu'il rejoint l'histoire assez rapidement. Je vais creuser pour tenter de le rendre plus attachant !