Chapitre 9 : L'alliance
Carcan
Les doigts de Mara pianotaient nerveusement sur la table de la salle de réception, où elle était assise entre son père et son frère. Depuis le début de la matinée et à la demande de l’administrateur, les notables du quartier Volbar s’étaient rassemblés ici et exposaient à grand renfort d’arguments creux leur point de vue sur le projet des fils Kegal.
La plupart pensaient qu’il était impossible d’avoir survécu à un tel voyage et que les deux garçons n’avaient en réalité jamais mis les pieds dans le canyon. Certains les défendaient, plus par désir de les croire que par réelle conviction. Tous semblaient oublier la vraie question ; il importait peu de savoir si les deux frères disaient la vérité. Le débat de ce qui pourrait se trouver au fond du gouffre revêtait plus d’intérêt, et amenait à la fameuse question : un barrage devait-il être construit sur le Fleuve pour en permettre l’exploration ?
Mara se fichait bien de l’avis des riches marchands et artisans face à elle, qui ne connaissaient rien au monde extérieur à la Cité et vivaient sur le dos de travailleurs moins bien lotis qu’eux. Par loyauté ou par crainte, ils se rangeraient derrière la décision de son père. La jeune femme s’intéressait davantage aux positions des autres administrateurs, dont personne ne parvenait à lui rendre compte avec certitude. Le retour en ville des deux garçons datait déjà de presque quatre sizaines et pourtant aucun dirigeant de quartier n’osait se présenter publiquement en faveur ou non du barrage. Mara et son père étaient cependant d’avis que Subor et Ateb Kegal soutiendraient leurs fils ; et au contraire, les Letra essaieraient sans doute de les arrêter. Le quartier Volbar jouerait quasiment un rôle d’arbitre dans cette histoire : il s’agissait donc de ne pas se tromper. Lajos avait fait venir tout ce beau monde chez eux pour leur laisser croire qu’il prendrait leur opinion en considération, alors qu’il repoussait simplement le moment où il devrait choisir en camp. Mais à force d’attendre, leur chance allait leur passer sous le nez. Et pour l’administratrice, il n’était pas question d’être réduite à suivre le mouvement. La voix des Volbar devait compter, pour amener la Cité là où ils l’auraient décidé.
Devant eux, la représentante de la corporation des parfumeurs fut interrompue par le chef de la milice. Il n’avait pas voulu révéler sa source, mais c’était de sa bouche qu’ils avaient d’abord appris le récit des fils Kegal. Le milicien entreprit alors de reprendre mot pour mot ce qu’il avait entendu dire des découvertes des deux garçons au gouffre. Le pianotement des doigts de Mara sur le bois s’intensifia. Elle tenait déjà toutes ces informations d’une personne beaucoup plus fiable qu’un petit soldat rougeaud et aviné. Et il les leur avait déjà répétés trois fois depuis son arrivée. La discussion tournait en rond.
Ses pensées la conduisirent vers Ilohaz. Les traits de l’homme qu’elle aimait s’étaient illuminés quand il lui avait tout raconté du projet de Bann Kegal, la dernière fois qu’elle l’avait vu, dix-sept jours auparavant. Comme le temps passait lentement ! Son cœur se serra dans un accès de mélancolie. Il lui manquait. Son visage lui manquait, sa voix, son regard. Son intensité. Grisée par sa présence, elle n’avait pas pu s’empêcher de s’emballer avec lui, de partager son point de vue enthousiaste à propos du barrage. Aujourd’hui, le vide qu’elle ressentait à le savoir loin d’elle jouait pour beaucoup dans son impatience. Pourtant, c’était bien elle qui avait insisté : ils ne pouvaient pas être plus que des amis. Même si cela la rongeait, elle se persuadait qu’elle avait pris la meilleure décision pour eux deux.
Quand enfin le milicien eut fini de parler, chacun recommença à clamer haut et fort son point de vue. Mara s’apprêtait à prendre la parole pour mettre un terme au débat interminable qui venait d’être relancé, mais son frère la devança.
— Ça m’embêterait un peu de soutenir les Kegal, lança-t-il d’une voix forte. Ils ont déjà érigé Subor en héros de la Cité, il pourrait être le prochain Gouverneur s’ils réussissent leur coup.
Mara leva les yeux au ciel. Comme d’habitude, il n’avait rien compris. Même les notables qui leur faisaient face, pourtant habitués à devoir faire preuve de diplomatie, eurent du mal à réprimer des sourires moqueurs, qui s’effacèrent rapidement devant le regard noir de leur administrateur.
— Surtout ne te fatigue pas, Dami, tout le monde se fout de ton avis, intervint-il sèchement. Subor ne veut pas la place de Nedim, et d’ailleurs personne ne le lui demande. Pour le moment, Ateb et lui essaient juste de garder la tête haute. C’est avant tout leur honneur qui est en jeu dans ce débat sur la crédibilité de leurs fils. Et à voir les efforts qu’ils déploient pour camoufler leurs petites combines, sauver l’honneur est important pour eux.
— Si les habitants de leur quartier n’ont plus foi en eux, ils pourraient être destitués, glissa l’intendante. Ce serait sans doute profitable pour nous.
Lajos secoua la tête, visiblement peu convaincu.
— Croyez-moi, aucune famille habitant dans le quartier Kegal ne nous rendra ce qui nous revient de droit sans contreparties au moins aussi ridicules que celles exigées par Ateb et Subor. Non, même si je n’approuve pas leur politique populiste et conservatrice, ils sont plutôt inoffensifs.
Les relations entre les quartiers Kegal et Volbar se situaient depuis longtemps entre mauvais voisins et meilleurs ennemis. La concurrence et la proximité les poussaient à se construire en opposition l’un de l’autre et les désaccords s’accumulaient. Parmi les innombrables sujets de discorde, le plus récurrent et également le plus épineux concernait un lopin de terre appartenant aux Kegal, situé sur l’autre rive du Fleuve, côté Volbar. Pour les Kegal, l’endroit en question ne présentait pas beaucoup d’intérêt. Pour les Volbar en revanche, ce terrain réduisait de moitié l’accès à l’eau de leur quartier, qui possédait de fait l’un des plus petits ports de la ville. Le commerce de marchandises de valeur, principale source de revenu pour les habitants du quartier, s’en trouvait complexifié. La faute en incombait à une sombre dette de jeu qui, une centaine d’années auparavant, avait obligé les Volbar à se séparer de ce morceau de terre. Depuis qu’il avait remplacé ses parents, Lajos tentait de révoquer cette dette stupide, en vain.
— Père, cessons de tergiverser autant, intervint finalement Mara pour recentrer la discussion. Tôt ou tard, chacun se verra forcé de choisir un camp. Tout le monde s’attend à ce que nous nous opposions aux Kegal, mais qu’est-ce que ça nous rapportera ? Si nous nous associons avec eux alors qu’ils sont en difficulté, personne dans la Cité ne l’oubliera. Prenons les devants et soyons les premiers à les soutenir officiellement. Cela créera la surprise et fera pencher la balance de notre côté. Ensuite, si la construction est un succès et permet effectivement l’exploration du gouffre, nous pourrons tirer profit de tout ce qui y sera trouvé. Dans le cas contraire, nous n’aurons qu’à rejeter la faute sur nos voisins et réclamer le retour aux anciennes frontières en guise de dédommagement.
Son père tiqua à ces derniers mots.
— Tu veux leur proposer des fonds ?
— Évidemment. Ils n’ont pas les moyens de payer la main-d’œuvre du chantier.
— Nous pouvons convaincre nos vassaux de fournir des travailleurs à bas coût, ajouta Dami.
Mara tourna vers lui des yeux verts étonnés. Son frère aîné semblait perdu dans ses pensées, un vague sourire flottait sur ses lèvres. Apparemment, à présent qu’il semblait certain qu’aucun Kegal ne deviendrait Gouverneur de sitôt, la perspective de la construction du barrage l’enchantait.
— Tout ceci coûtera très cher, continua Mara. Mais nous devons prendre le pari. Que se passera-t-il si le barrage est édifié sans notre soutien ? Qui sait ce qu’ils trouveront là-bas ? Vous voulez que les Kegal soient seuls à profiter de la gloire et des richesses ?
— Qui vous dit qu’il y aura quoi que ce soit à exploiter ? rétorqua un conseiller.
— Il y aura au moins des cailloux ! s’emporta l’administratrice. Je suis persuadée que des milliers de gens, qui ne sont jamais sortis de l’enceinte de la ville et s’ennuient de leur vie monotone, seraient prêts à payer cher pour acheter une pierre venant du fond du gouffre ! Tout ce qui sera extrait de cet endroit pourra être affublé de propriétés divines et vendu en tant que relique !
Sa déclaration fut suivie par un long silence durant lequel chacun la regarda avec des yeux ronds. Puis la représentante des parfumeurs se racla la gorge.
— Et si la construction échoue ? En admettant que les Kegal acceptent de nous céder une partie de leur quartier, cela ne couvrira sûrement pas la totalité des frais avancés.
L’administratrice leva les yeux au ciel sans chercher à cacher son agacement. Elle avait donné cet argument uniquement pour faire valoir une contrepartie en cas d’échec, pour les convaincre, mais elle savait que ce barrage pourrait être construit. Plus sceptique, son père se tourna vers le chef de la milice. Comme beaucoup de ses subordonnés, l’homme avait débuté sa carrière au sein de l’armée centrale. Il avait travaillé chez les bâtisseurs, un corps chargé de démolir les bâtiments trop vétustes, d’en édifier de nouveaux, ainsi que de tailler des blocs de pierre dans la montagne et le canyon pour servir aux ouvrages.
— Qu’en pensez-vous ? demanda l’administrateur.
Son interlocuteur réfléchit un moment, tandis que les doigts de Mara reprenaient leur danse sur la table. Il avait forcément déjà étudié la question, ne serait-ce que par curiosité. Inutile de les faire patienter si longtemps !
— Je pense que le chantier est réalisable, Lajos, répondit-il au bout d’un temps qui sembla interminable. L’ouvrage est comparable, par certains aspects, à l’ancienne forteresse en amont de la Cité. Mais le seul moyen d’en avoir le cœur net, c’est encore d’essayer !
Plusieurs hochements de tête accompagnèrent sa dernière remarque.
— Reste la question du financement, glissa quelqu’un dans l’assemblée, dont Mara ne reconnut pas la voix chevrotante.
— Argentier, combien pensez-vous qu’il faille payer un ouvrier pour travailler sur un chantier pareil ? lança Lajos, les sourcils toujours froncés.
L’intéressé, un grand homme aux cheveux longs et aux joues creuses qui ressemblait un peu à un cadavre, s’avança en bredouillant.
— La situation serait inédite… Nos prix sont les plus élevés de la Cité… En comptant la pénibilité… Les journées d’été sont longues… Sans compter le temps de trajet… Il faudra sans doute monter à trente écailles par personne et par jour…
— J’ai besoin de deux millions d’écailles, coupa Mara.
L’argentier manqua de s’étouffer et son père eut un hoquet de surprise. Même Dami sembla sortir de sa rêverie et s’agita sur sa chaise.
Mara soupira. Elle avait anticipé cette réaction : la somme représentait un cinquième de la trésorerie annuelle du quartier. Néanmoins, ils étaient les seuls à pouvoir se permettre de dépenser autant.
— Avec deux millions, nous pouvons payer le matériel et le travail de trois cents ouvriers pendant tout l’été.
— Je pense que c’est correct, ajouta l’argentier en hochant lentement la tête comme s’il était en train de calculer mentalement.
La jeune femme lui lança un regard noir. Évidemment que ses chiffres étaient cohérents. Elle y travaillait depuis des jours, avec des bâtisseurs et d’autres savants, qui l’aidaient pour certains par appât du gain, mais pour beaucoup car ils soutenaient le barrage.
— Nous ne pourrons pas financer toutes ces constructions en même temps, reprit l’argentier lorsqu’il eut fini ses calculs.
— Un aqueduc ou un barrage. À toi de choisir laquelle de tes folies dépensières assouvir, ma chère fille, lança Lajos.
Mara se sentit prise au piège quand son père se tourna vers elle, un sourire moqueur sur le visage. Déjà pour les aqueducs, il avait rechigné dès que le prix de la construction avait été évoqué, et malgré l’avantage politique significatif qu’ils y gagnaient. Elle bouillait intérieurement de rage. Même si, évidemment, le barrage avait un retour sur investissement moins simple à évaluer, et moins immédiat, que la réparation des aqueducs, son père ne pourrait pas lui faire croire qu’il ne voyait pas le potentiel du projet. Cet ultimatum, c’était uniquement une manière de garder l’ascendant sur elle ; en la forçant à choisir entre ses deux idées, il montrait à tous qu’il était son supérieur. Alors qu’elle n’aurait pas dû avoir à choisir ! Ce n’était pas comme si les écailles manquaient ! Plusieurs personnes lui avaient même promis un soutien monétaire officieux si elle se chargeait de faire campagne pour le barrage : les trous dans les comptes du quartier Volbar ne seraient pas si grands que l’argentier voulait bien l’avouer.
Mara ferma les yeux pour réfléchir et pour se soustraire au regard paternel. Elle avait donné sa parole à ses nouveaux vassaux. Son devoir d’administratrice lui imposait de reconstruire cet aqueduc. Mais Ilohaz avait raison. Ce barrage constituait une opportunité inespérée. Les insulaires pouvaient sans doute se passer d’eau encore un peu, le temps pour elle de trouver une manière de rassembler les fonds sans éveiller de soupçons de l’argentier.
Elle se leva et posa les deux mains à plat sur la table en un claquement sonore.
— Le quartier Volbar soutiendra les Kegal, déclara-t-elle d’un ton sans appel.
D’un même mouvement, toutes les personnes présentes dans la pièce se tournèrent vers Lajos dans l’attente d’une confirmation. L’administratrice dut faire un effort pour retenir un soupir exaspéré. Elle leva les yeux au ciel et appuya deux doigts sur sa tempe. Elle avait beau diriger ce quartier depuis plus de cinq ans, avec un sang-froid et un pragmatisme dont son père ne ferait jamais preuve, chacune de ses décisions restait soumise à l’aval paternel. Pour eux tous, il était la figure emblématique du quartier, le patriarche, le décisionnaire. Aucun de ces notables ne mesurait tout le travail qui lui incombait à elle à chaque fois que l’administrateur s’emportait et commettait une bévue, toutes les mains qu’elle devait serrer dans l’ombre, tous les feux qu’il fallait étouffer.
Parfois, Mara espérait presque le jour où Dami prendrait la place de leur père. Son frère n’aurait aucune utilité dans son rôle d’administrateur, mais contrairement à Lajos elle pourrait l’écarter des décisions importantes. Il suffirait de le laisser s’amuser avec quelques affaires mineures pendant qu’elle se chargerait, seule et libre de ses choix, de la vraie politique du quartier.
Elle rouvrit les yeux et balaya la salle du regard. Un débat stérile agitait l’assemblée. Une fois de plus. Elle n’essaya même pas d’écouter ce qu’ils disaient et soupira à nouveau, lasse. Peu importait leur avis, sa décision était prise et Mara n’en démordrait pas. Elle ferait sien le succès du projet des fils Kegal, la Cité en sortirait grandie et, enfin, elle s’émanciperait du carcan de son père.