Chapitre 9 : L'alliance
Grande Prêtresse
Ateb tendit le bras vers le pichet de vin pour se resservir puis se laissa retomber dans le canapé. Elle avait bien mérité une pause. Les visites et les interrogations incessantes que chacun lui faisait subir commençaient à l’épuiser. Comment le quartier Kegal comptait-il organiser la construction du barrage ? Que pensaient-ils trouver au gouffre ? Ne craignaient-ils pas des représailles des Dieux ? Bann et Mevanor continueraient-ils à habiter chez eux après leur sortie de prison, maintenant qu’Ada était la première héritière ?
L’administratrice voulait leur hurler qu’elle n’en savait rien, qu’elle avait été emportée malgré elle dans cette histoire, qu’elle se fichait complètement du gouffre. À cause de ses fils, depuis des jours, elle devait user de tout un éventail d’artifices pour esquiver les questions de ses interlocuteurs et les convaincre de se ranger derrière eux. Aux quartiers vassaux, elle n’avait pas laissé le choix. User ainsi de son autorité la mettait mal à l’aise, mais elle ne pouvait pas se permettre une défection de leur part. Au Premier Commandant de l’armée, Heifri, qui redoutait les dangers du chantier, elle avait parlé de la gloire et du savoir-faire que les bâtisseurs en tireraient. Il était reparti peu convaincu. À d’autres, elle avait fait miroiter des richesses enfouies dans les profondeurs des eaux, des contrats d’approvisionnement pour la construction ou encore un retour de faveur lorsque l’occasion se présenterait. La plupart l’avaient quittée sans oser lui promettre un soutien.
En vérité, aucun de ses arguments ne tenait vraiment la route, car au fond elle ne croyait pas vraiment au projet. La veille, Oblin, sans mâcher ses mots, l’avait confrontée à sa propre hypocrisie. Venue de n’importe qui d’autre, elle n’aurait jamais encouragé une telle folie, qui allait à l’encontre de ses principes, à l’encontre de la préservation de la Cité, et sans doute même à l’encontre de la volonté des Dieux. La première personne qu’elle devait essayer de convaincre, c’était elle-même.
Elle soupira, porta son vin à ses lèvres et but une longue gorgée. Le goût un peu âpre du raisin fermenté s’accrocha à son palais tandis que l’alcool lui piquait la langue. Elle ferma les yeux pour savourer sa boisson et la sensation de bien-être qui l’accompagnait. Soudain, elle entendit la porte du salon grincer et distingua les pas familiers de son mari. Il avait encore passé la journée dans les champs, sous prétexte de surveiller les paysans, alors qu’en réalité il fuyait simplement le quartier et les curieux.
Lorsqu’elle sentit qu’il s’asseyait à côté d’elle et posait une paume sur son bras comme pour la réveiller, elle ouvrit à nouveau les paupières. Dans les prunelles fatiguées de son mari, Ateb lut surtout une appréhension qui lui tira une grimace. Elle aurait aimé être porteuse de meilleures nouvelles, mais aucun miracle ne s’était produit aujourd’hui. Ils pouvaient compter leurs alliés actuels sur les doigts de la main.
Essayer de rallier à leur cause les autres administrateurs un par un était peine perdue. Ils devaient ferrer un plus gros poisson, pour faire basculer l’opinion populaire en leur faveur. Si une majorité des citoyens réclamaient la construction du barrage, le Haut Conseil devrait s’y plier. Et pour fédérer autant de monde, qui de plus approprié que la Grande Prêtresse ? Les habitants se rangeraient derrière une déclaration favorable de sa part, surtout accompagnée de prédictions apocalyptiques ou de promesses de rétributions divines.
Subor, visiblement trop épuisé pour avoir un avis sur la question, se contentait d’acquiescer. Inutile d’espérer son aide ce soir : il vaudrait mieux agir seule.
Après avoir embrassé son mari qui commençait à s’endormir sur le canapé, Ateb partit en direction du centre-ville. Les roues de sa calèche butaient contre les pavés, le siège de l’administratrice tressautait et vibrait sous ses fesses. Elle aurait préféré se rendre au temple principal à cheval, mais le soleil qui se couchait à l’horizon l’avait dissuadé de parcourir au galop les trois milliers qui la séparaient du quartier Hocas.
Le cocher la déposa juste devant l’entrée du bâtiment, au pied du grand escalier. Ateb pénétra dans le hall sous le regard impassible de trois gardes armées de lances aussi hautes qu’elles et de coutelas accrochés à la ceinture de leurs épaisses armures de cuir. Leurs casques en fer blanc, qui recouvraient presque entièrement leurs visages, ne laissaient entrevoir que leurs yeux et leurs pommettes. Ateb interpella une novice qui rêvassait sur un banc et demanda à se faire conduire jusqu’aux appartements de la Grande Prêtresse. En chemin, ses prunelles traînaient devant les statues, tapisseries et autres décorations en honneur aux Dieux, pendant qu’elle soignait son discours. Comment expliquer à la plus haute autorité religieuse le bien-fondé de l’idée de ses fils et la nécessité de les soutenir ? Elle pouvait arguer que Bann et Mevanor avaient sûrement été mis sur cette voie par une inspiration divine, tout comme leur père avait évidemment été guidé par sa foi lors de son expédition en forêt pour libérer la ville des rapaces. Les Dieux verraient certainement d’un bon œil cette marque de courage et de dévouement de la part des hommes.
La duplicité de ses réflexions la frappa soudain et faillit l’arrêter net. Elle ne pouvait tout de même pas mentir à ce point, ne fût-ce qu’en pensée, au sein du temple principal, sous le regard des Dieux ! Pourquoi était-elle venue ici aussi précipitamment ? Qu’allait-elle dire à son interlocutrice ?
Arrivée devant une grande porte entrouverte d’où s’échappait une mélodie douce et apaisante, la novice lui fit un signe de la main et la laissa seule. Ateb prit une profonde inspiration et poussa le battant de bois. Par terre le long des murs brillaient des bougies de toutes formes et tailles pour éclairer la pièce. Assise à même le sol dans son carré de prière, son voile blanc et or posé sur la tête, la messagère des Dieux pinçait pensivement les cordes de son instrument. Âgée de plus de quatre-vingt-dix ans, elle occupait sa fonction depuis si longtemps que presque personne ne se souvenait de celle qui l’avait précédée. Discrète, autant que sa place l’exigeait, elle assurait pieusement les offices quotidiens dédiés aux divinités et ne se montrait en public que lors des cérémonies officielles. Ateb ne venait pas souvent jusqu’au temple principal, car elle préférait adresser ses prières devant le petit autel de bois du quartier Kegal ; aussi n’avait-elle eu que rarement l’occasion d’échanger avec la Grande Prêtresse.
Pendant un instant, l’administratrice resta quelques pas derrière la vieille femme, sans oser bouger, observant la scène qui se jouait devant elle entre les Dieux et leur interlocutrice privilégiée dans le monde des hommes. Au bout d’un moment, les longs doigts décharnés s’immobilisèrent et la musique cessa. La Grande Prêtresse tourna ses yeux bleus ridés vers elle, se leva lentement et invita sa visiteuse à s’approcher.
— Ateb, je suis ravie de vous recevoir. Vous semblez soucieuse, en quoi puis-je vous être utile ?
L’administratrice prit dans les siennes les deux mains qu’elle lui tendait et les porta à son front en signe de respect, puis la suivit dans un coin de la pièce où elles s’installèrent dans des fauteuils à motifs colorés.
— Je viens pour vous parler de mes fils et…
— Bien sûr, bien sûr, coupa la vieille femme. Je me doutais que vous voudriez me voir à ce sujet. La ville entière est en émoi. C’est drôle comme la foule peut passer si vite d’une préoccupation à une autre. Hier, des rapaces ; aujourd’hui, un barrage ; demain, peut-être une union scandaleuse lors de la fête du Soleil…
La Grande Prêtresse resta songeuse, le regard tourné vers la fenêtre en face d’elles qui donnait sur le Fleuve. Le soleil couchant reflétait ses couleurs ocres sur l’eau. Désorientée par son attitude, Ateb attendit, puis, quand son interlocutrice reporta son attention sur elle, reprit d’une voix qu’elle voulait assurée.
— Nous nous inquiétons pour eux, nous avons peur que leurs actions, et leurs idées, puissent être mal interprétées par certains et…
— Le changement peut sembler terrifiant pour la plupart des gens, interrompit à nouveau la Grande Prêtresse. Ne doutez pas pour autant. Vos trois enfants doivent suivre leur voie, où qu’elle les conduise.
Un sourire encourageant étira ses lèvres fines alors qu’Ateb, bouche bée, cherchait quoi répondre. Elle se souvenait à peine de la raison de sa venue.
— Alors… Vous n’êtes pas opposée au barrage ?
La vieille femme éclata de rire.
— Pourquoi le serais-je ? demanda-t-elle doucement.
— Vous ne pensez pas que les Dieux pourraient s’offenser que l’on viole leur sanctuaire ? Et puis, bloquer le Fleuve, l’empêcher de retourner au royaume des morts…
— Peut-être qu’ils s’en offenseront. Peut-être pas. Entre nous, les messages qu’ils m’envoient ne brillent pas toujours par leur clarté. Par exemple, jusqu’à maintenant, nous croyions toutes qu’il était de notre devoir de garder le canyon et d’interdire aux mortels d’y pénétrer. Mais le temple du Fleuve a été détruit et avec lui les vies de toutes nos sœurs qui y résidaient. Faut-il y voir un signe ?
Ateb resta un moment pensive. Sous cet angle, ses fils paraissaient presque clairvoyants. L’argument pourrait resservir.
— Cela signifie-t-il que vous soutiendrez la construction ? se risqua-t-elle finalement.
La Grande Prêtresse lui lança un regard empreint de réprimande, comme à un enfant qui aurait fait une bêtise, et l’administratrice se mit à rougir, ce qui lui arrivait rarement. Elle n’avait plus l’habitude de se sentir si insignifiante devant quelqu’un.
— Enfin, Ateb, soyez honnête. Dans d’autres circonstances, vous seriez venue ici pour me demander, au contraire, de m’y opposer. Ce n’est pas mon rôle. Les Dieux m’ont confié la mission épineuse de guider les hommes vers la paix intérieure. Ensuite, libre à chacun d’agir selon ses vœux et de s’interroger sur les conséquences de ses propres actes. La politique de la Cité n’est pas mon affaire, c’est la vôtre. Si les Dieux estiment que vos fils leur manquent de respect, ils n’ont pas besoin d’une vieille dame comme moi pour empêcher la profanation de leur sanctuaire. Dites-moi plutôt ce que vous, vous comptez faire, et laissez-moi vous offrir un peu de thé.
Ateb, un peu tremblante, accepta poliment la tasse que lui tendait son hôte. La conversation ne l’avait pas rassurée, ni quant à la tournure du vote ni quant au succès de Bann et Mevanor. Elle ne savait plus quoi penser. Subor et elle, en administrateurs, avaient d’abord pensé au quartier. Ils avaient refusé de mettre en péril tout ce qu’ils avaient bâti, et choisi de soutenir leurs fils coûte que coûte. Mais que se passerait-il si le barrage était bel et bien construit et que les Dieux décidaient de tous les punir pour cela ? Dans quoi Bann et Mevanor les avaient-ils vraiment embarqués ?