Ankha repartit le lendemain matin. En la voyant refermer la porte derrière elle, Zora se demanda si elle la reverrait un jour. Sans doute pas, se dit-elle. L’une des deux allait y passer tôt ou tard. Avec ce genre d’activité, on ne faisait pas de vieux os.
Comme la rébellion avait accepté l’ultimatum de la journaliste de rester à Muresid, Ankha ne leur était plus d’aucune aide. S’ils avaient eu à fuir, elle aurait pu servir. Mais rester dans le palais n’était pas l’occupation la plus dangereuse qui soit. À partir de là, Niven pouvait très bien veiller tout seul à sa sécurité. Dans l’idéal, elle aurait préféré se charger de cette tâche elle-même. Mais elle n’allait pas cracher dessus. En général, les planques étaient autrement plus insalubres.
Le palais, elle n’y avait jamais mis les pieds jusque-là. Du temps de l’Empire, on ne laissait pas les journaleux dans son genre s’en approcher. Et après la révolution, son accès avait été interdit à tout le monde.
On lui avait peut-être défendu de mettre un orteil dehors, mais on ne lui avait rien dit sur le palais en lui-même. Elle estima donc qu’elle était parfaitement en droit de partir l’explorer. Niven sur les talons.
Le rebelle ne la gênait pas. Il ne s’imposait pas, restait en retrait et surtout ne la pressait pas de retourner dans le périmètre sécurisé.
Le bâtiment était immense et ils arrivèrent dans la salle de réception en même temps que le soleil. Ses rayons filtraient à travers les planches clouées sur les hautes fenêtres, se perdaient dans la poussière, dansaient sur le marbre. D’immenses escaliers menaient vers d’autres parties.
Sans les toiles d’araignées, ça aurait sûrement eu une meilleure tête. Mais à présent, les lourdes tentures pendaient tristement, les carreaux aux fenêtres étaient cassés et le vent promenait les feuilles de l’automne précédent.
— T’en dis quoi ? demanda Zora à Niven.
Elle le voyait absorbé par la contemplation de cet espace difficilement concevable.
Cette architecture des siècles derniers était tellement à l’opposé de ce que le nouveau régime avait construit.
— C’est trop, lâcha-t-il.
Zora sourit. Ils étaient d’accord sur un point.
— Fais gaffe, encore un peu et tu rejoindrais la pensée du nouveau régime.
Niven s’appuya à la rambarde d’un escalier et leva le nez vers le plafond. On devinait des fresques, des dorures écaillées.
— Le nouveau régime n’a pas tort sur tout, dit-il.
— Ah non ?
— Il a juste tort sur l’essentiel.
Zora soupira et s’appuya contre le rebord.
— L’Empire, c’était une autre paire de manches, dit-elle. Maintenant, vous dites qu’il n’y a pas de libertés. Il n’y en avait pas plus alors. Je pense même que c’était pire. À présent, au moins, on n’a plus la noblesse et ses privilèges. Tout le monde a les mêmes droits. Tout le monde est dans la merde, mais tout le monde a les mêmes droits.
Il ne répondit pas, la laissant continuer.
— Le pouvoir actuel aurait pu donner quelque chose. L’idée de départ était belle. Abolir les inégalités, se libérer de l’impérialisme. Mais sept ans après, regarde Fleter. Les grandes villes ont été mises sur le devant de la scène et les villes industrielles ont doucement dépéri. Les seules qui survivent un peu, c’est les petites, celles auxquelles on ne connaissait aucune véritable activité économique. Elles, elles ont réussi à garder leurs petites exploitations locales. Mais ce n’est pas la solution. Un pays ne peut pas survivre avec ça. Il ne peut pas survivre sans industrie et avec une agriculture moribonde. Ça n’existe pas, ça. Non, si Fleter veut survivre, il faudra qu’ils se creusent un peu mieux la tête là-haut. Pour le moment, on vit sur les restes de l’économie de l’Empire. Mais ça ne va pas durer.
— Ce qu’il faudrait, c’est du renouveau.
Zora tourna la tête vers Niven. Est-ce qu’il y croyait vraiment ? Ou est-ce qu’il récitait juste une leçon apprise par cœur ?
— Et la rébellion n’est pas ce renouveau, dit-elle.
— Elle pourrait l’être.
Zora secoua la tête.
— J’y ai cru, tu sais. Au tout début, quand le gouvernement a commencé à déconner. Mais la rébellion est juste une réponse logique. Un régime militaire est apparu, c’est normal qu’il y ait une rébellion qui se soit levée en face. Mais cette rébellion est, comme son nom l’indique, là pour déstabiliser, mettre des bâtons dans les roues du pouvoir. En aucun cas, elle n’a pour but de devenir à son tour le pouvoir. En tout cas, je l’espère.
Niven sembla prendre un moment pour réfléchir à ses paroles. Zora n’avait encore jamais parlé aussi vertement à un rebelle. Et bizarrement, elle se sentait libérée. Toutes ces réflexions, elle les gardait pour elle ces dernières années. Elle ne voulait pas les publier dans ses articles et prendre position en faveur du gouvernement.
— Vous êtes arrivés trop tôt, conclut-elle. La rébellion s’est créée à une époque où l’euphorie du peuple n’était pas encore retombée. Dans les régimes autoritaires, les protestataires sont salués par ceux qui ne sont pas trop noyés sous la propagande. Chez nous, vous avez été vus comme des parasites, des nuisibles qui allaient empêcher le pays de prospérer. Je ne dis pas, la rébellion avait sûrement ses raisons pour émerger. Mais ce ne sont pas des raisons recevables par le peuple.
— Le peuple commence à se tourner vers nous.
— C’est vrai. La propagande fait des merveilles.
— Ce n’est pas de la…
— Bien sûr que si. Tu crois que je fais quoi ? Tous les articles que je bricole pour la rébellion. C’est de la pure propagande.
— Pourquoi tu le fais alors ?
— Parce que j’ai choisi mon camp. Pour moi, la rébellion n’a pas les épaules pour diriger ce pays, c’est vrai. Mais elle permet quand même de mettre à jour certaines horreurs. Elle permet de casser la propagande du camp d’en face. C’est peut-être peu. Mais c’est toujours mieux que rien.
Zora jeta un coup d’œil à l’immense salle qui s’étendait à leurs pieds.
— Peut-être que Fleter n’est tout simplement pas prêt pour la liberté.
×
La suite de leur exploration les mena de chambres en bureaux, de salons en boudoirs. Mais la pièce qui retint leur attention fut la bibliothèque.
Les livres physiques n’existaient plus que pour quelques nostalgiques. Toutes les informations pouvaient passer par les espaces virtuels et il était beaucoup plus simple d’accéder ainsi aux ouvrages. Mais ici, c’était une vieille bibliothèque ; elle datait sans aucun doute de l’époque où les espaces virtuels n’étaient qu’un rêve un peu étrange et où le savoir venait des pages.
Les couvertures fatiguées les observaient depuis leurs étagères. Zora s’avança et laissa courir les doigts d’un livre à un autre. Il y avait là une collection impressionnante. Vraiment. Qui plus est, elle avait dans l’idée qu’elle pourrait trouver ici des ouvrages interdits, ceux qu’on avait pris grand soin de faire disparaître.
Au milieu de la pièce, on avait installé des tables de lecture. Quelqu’un avait même oublié un livre ouvert. La révolution avait dû le surprendre.
— On peut relocaliser ici ? demanda Zora en se tournant soudain vers Niven.
Si elle devait passer les prochaines semaines au palais, c’était l’endroit parfait.
×
Au fond de la bibliothèque, Zora tomba sur une loge. Sûrement le coin privé de celui dont la mission était de veiller sur les livres. Au fond de la loge, il y avait un petit cabinet de toilette. Zora nota un peigne oublié sur le rebord de l’évier.
Instinctivement, elle poussa l’interrupteur et fut surprise par la lumière qui grésilla. Elle savait que la rébellion avait remis le courant dans quelques parties du palais. Mais ça faisait bizarre dans cette pièce abandonnée de toute vie.
Elle plissa les yeux et fixa son image dans le miroir. Cet éclairage lui donnait l’air d’une morte, pensa-t-elle. Son teint maladif faisait ressortir les poches violacées sous ses yeux et ses joues étaient plus creuses que dans son souvenir. Pensive, elle se passa la main dans les cheveux. Elle aimait les garder courts, c’était plus pratique quand on était constamment en fuite. Puis, elle se regarda dans les yeux, avec presque un air de défi. Mais le miroir ne lui renvoya qu’une lippe fatiguée et sans vie. Elle faisait peur à voir.
Vingt ans, se dit-elle. Vingt ans à se cacher, ça laissait des traces.
×
— Ankha, tu la connais depuis longtemps ?
Zora vit Niven hésiter.
— Un petit moment.
— Donc vous avez pas mal bossé ensemble ?
— Pas tant que ça.
Il hésita encore, puis sembla se décider à lui faire confiance. Sur ce point, en tout cas.
— On a fait qu’une mission ensemble. L’automne dernier.
— Celle qui a mal tourné ?
Il haussa les sourcils.
— Ça va, sourit-elle, je ne suis pas non plus idiote. Rien qu’à voir Ankha, on devine qu’elle n’est pas encore remise. Pour toi, ce n’est pas aussi visible. Mais je pense que tu caches juste mieux ton jeu.
— Pas remise ?
Zora sourit. Qu’il était facile à percer à jour, ce petit rebelle.
— Elle n’a pas le sommeil bien tranquille. Et elle ne respire pas vraiment la joie de vivre. Ça colle avec votre mission ratée. Ils vous ont fait quoi ?
Elle l’entendit inspirer une grande goulée d’air.
— Ils ont essayé de nous faire parler.
Tout était dit. Ils avaient donc eu droit aux séances de torture en bonne et due forme.
— Comment vous avez réussi à fuir ?
— Il y avait un rebelle dans les soldats.
— Vous avez eu du bol.
— On peut dire ça.
— Mais il y a eu autre chose, pas vrai ?
— Comment ça ?
Bien sûr, elle ne pouvait pas dire qu’elle avait surpris leur conversation. Mais elle mourait aussi d’envie d’en connaître plus.
Malgré le fait qu’elle considérait les rebelles comme des fanatiques, elle était très intriguée par leur mentalité. Cette manière qu’ils avaient d’obéir aveuglement et d’avoir une foi sans bornes, c’était quelque chose qu’elle étudiait depuis un bon moment.
— Eh bien, votre mission a mal tourné, ça j’ai compris. Mais il y a de la tension entre vous. Pourtant, vous avez confiance l’un en l’autre. Le truc, c’est qu’il y a comme un ressentiment.
Elle avait conscience qu’elle ressemblait à une psy de bas étage. Mais c’était plus fort qu’elle.
— Disons que sa mission n’était pas la même que la mienne.
— Hum. Donc cette mission foirée, c’était une vérification ?
— Comment tu… ?
— Je sais déduire. Pourquoi tu crois qu’on veut me faire la peau ?
Il ne répondit rien à cette remarque.
— C’était où ?
— Catinis.
— Catinis…
La dernière conversation avec Ankha prenait soudain tout son sens.
— Elle m’a parlé d’une certaine Kali, se risqua Zora.
Bien évidemment, Ankha n’avait rien fait de la sorte. La journaliste essayait juste de recoller les morceaux des informations qu’elle avait glanées çà et là.
— Kali a rien à faire dans cette histoire.
— Je vois.
Zora se détourna pour cacher son sourire. Quand on lui parlait d’Ankha, Niven s’ouvrait volontiers. Mais à la simple mention du nom de cette autre rebelle, il coupait tous les ponts. Comme s’il voulait la protéger.
C’était toujours amusant de voir qu’ils avaient un cœur, ceux que le gouvernement qualifiait de terroristes.
×
Les jours défilèrent, se transformèrent en semaines. Zora ne quittait plus la bibliothèque. Elle s’était aménagé un coin pour travailler tranquillement et des occupations, elle n’en manquait pas.
Les nouvelles pleuvaient des quatre coins de Fleter. Des rebelles se faisaient arrêter partout. Une vague de procès avait commencé. Beaucoup avaient été exécutés. Beaucoup trop.
Et ça, c’était nouveau. Jusqu’à présent, le gouvernement avait laissé faire la rébellion. Pourquoi tout d’un coup changeait-il de stratégie ? Peut-être qu’il commençait à en avoir marre de ce parasite.
Au détour d’une nouvelle sur les procès de Fyres, elle tomba sur un message étrange. Elle le lut encore et encore, les sourcils froncés. Elle connaissait ce contact, il lui fournissait des infos depuis des années. Bien sûr, comme pour beaucoup, elle ne l’avait jamais rencontré. Mais il ne l’avait jamais déçue avec ses infos.
Elle jeta un coup d’œil à la porte. Niven était parti faire un tour dans le palais, vérifier que tout était tranquille. Puis elle reporta de nouveau son regard sur la missive.
Le contact disait avoir des informations capitales. Il disait vouloir la rencontrer.
Alors niven et kali... Ils se kiffent ? C'est mignon ❤️
Je me demande ce que ankha va faire maintenant qu'elle est plus de cette mission
Et c'est qui cet informateur ? J'espère que c'est pas un piège !!
Alors, j'aime BEAUCOUP Zora et son point de vue. C'est radicalement différent des précédents et tellement plus posé et large. C'est aussi beaucoup plus mélancolique, pas plus triste, mais plus résigné. On sent vraiment la différence,e notamment au niveau de l'âge et des idées.
Aaaah, Niven is coming back <3 Je sais pas si je t'ai dit mais j'adore ce nom XD
Plus sérieusement les nouveaux questionnements et perspectives que tu apporte avec Zora sont passionnants. J'aime beaucoup toutes les nuances que tu apportes à ce monde,; à cette rébellion, à ce gouvernement. Franchement, je suis complètement fan ^^
Coquilles :
Chapitre 4.1 "Les doutes"
>Il semblait arrivé à la même conclusion qu'elle -> arriver ou être arrivé
Chapitre "4.2 la préparation"
>Mais je ne pense pas quiconque aurait fait mieux à ma place -> que quiconque
>Il acquiesça et elle vit au fond de ses yeux qu'il pensait chaque mot -< j'aurais mis "qu'il en pensait chaque mot"
Voilà^^