Zora poussa doucement la porte de la loge et fit quelques pas dans la bibliothèque. Le soleil qui se levait faisait danser des rayons sur les couvertures poussiéreuses des livres. Il régnait dans cette pièce un tel calme que la découverte de la nuit passée semblait irréelle.
Elle avait entendu Niven frapper à sa porte dans la nuit. Il avait dû se demander ce qui se passait. Mais à présent, le sommeil l’avait emporté. Elle le regarda un moment. Non. Non, elle n’arrivait tout simplement pas à se dire qu’il savait. Elle s’accroupit à côté de lui et le secoua doucement par l’épaule.
Elle le vit aussitôt resserrer ses doigts sur son couteau et se recula.
— Zora, mâchonna-t-il en relâchant ses muscles.
Il se redressa et la fixa dans les yeux.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? Ton contact…
— C’était une fausse piste, souffla-t-elle.
— Pourtant, j’ai vu ta réaction.
— Ça ne valait pas la peine de s’attarder dessus.
Il plissa les yeux, mais ne dit rien de plus.
— J’ai décidé de quitter Muresid, dit la journaliste.
— Quoi ?
— Oui, j’ai décidé que finalement, vous aviez raison. C’est trop dangereux par là. Je serais mieux un peu à l’écart.
— Et t’as décidé ça comme ça ?
Elle acquiesça. Si elle arrivait jusqu’à la gare, elle aurait peut-être une chance.
— Il faut que je les contacte, dit-il.
— Fais donc.
Elle s’assit à une table et alluma son portable. Du coin de l’œil, elle vit Niven envoyer sa missive à la rébellion.
— Si tu veux me dire quelque chose, lâcha-t-il en mettant ses lentilles en veille, c’est maintenant.
Elle haussa juste les épaules.
×
La gare de Muresid était bondée. Niven avait prétendu qu’il serait plus facile de passer inaperçu dans la foule. Soit. Leur destination était Rasinas, une petite ville perdue, en dehors de la grande couronne de Muresid. Zora y était allée une seule fois, encore du temps de l’Empire. Un autre rebelle devait les rejoindre. Pour sa sécurité. Ha.
Il fallait donc qu’elle agisse avant qu’il n’arrive. La foule n’était peut-être pas une si mauvaise chose. Niven était attentif, certes, mais il ne pouvait pas la surveiller absolument tout le temps. Surtout si elle y mettait de la mauvaise volonté.
Comme ils avançaient vers les quais, Zora observait la foule de sous sa capuche. Les gens filaient et ne faisaient pas attention à elle. Bon, peut-être bien qu’il y avait des mercenaires parmi eux. Et peut-être qu’ils les avaient pris en filature.
Maintenant, se dit-elle soudain. Niven était légèrement devant, il venait de détourner la tête. Elle fit un pas sur sa droite et profita d’un mouvement de foule pour le perdre de vue. Encore quelques pas et elle fut emportée par la masse des voyageurs.
Le sang battant aux oreilles, elle avançait d’un bon pas.
Elle ne savait pas où elle allait, elle ne savait pas vers quel train elle se dirigeait.
Mais elle s’y dirigeait. Pour la destination à prendre, elle aviserait plus tard.
×
Le train filait en même temps que le décor derrière la fenêtre. Zora avait déniché un compartiment vide et perdu le regard dans ces paysages qu’elle n’avait plus vus comme ça depuis des années.
Elle se dirigeait vers le nord-est, vers Fyres qui était aussi éloigné que possible des intrigues de Fleter. Et elle comptait y rester jusqu’à ce qu’on l’oublie définitivement. Puis, peut-être qu’un jour, elle se risquerait à aller jusqu’à Eminas, le secteur voisin, celui où elle avait grandi. Mais pas tout de suite, ça serait trop facile de la retrouver là-bas.
Son regard se perdit derrière la fenêtre, dans cette étendue sauvage que le train coupait en deux. Il s’accrocha sur les taches de couleur. La steppe aussi revenait à la vie et elle s’était recouverte de fleurs sauvages — pourpre, myosotis, ocre. Et par endroits, quelques touffes vertes adoucissaient le tableau. Elle s’était tellement habituée aux planques en tout genre qu’elle avait oublié que le paysage n’était pas forcément recouvert de béton.
Zora se demanda ce qu’elle allait faire une fois qu’elle y serait, comment elle survivrait. Mais elle balaya ces interrogations. Elle aurait tout le temps de s’organiser une fois qu’elle y serait. Non, pour le moment, elle préférait laisser son esprit s’égarer dans la steppe, se perdre dans les couleurs et ne pas penser aux raisons de sa fuite.
×
Le train avait beau être rapide, il lui fallait quand même la journée pour le trajet. Zora se surprit plusieurs fois à piquer du nez, mais elle ne pouvait pas se le permettre. Il suffisait qu’elle se débranche pour qu’un mercenaire la surprenne. Ça serait dommage.
Un moment, elle envisagea de sortir un carnet. Écrire lui avait toujours calmé les nerfs. Mais finalement, elle n’avait pas besoin de les calmer, ses nerfs. Elle avait besoin de rester alerte, sur ses gardes. Rien n’était encore gagné. Absolument rien. Ce n’était pas parce qu’elle avait réussi à quitter Muresid sans encombre que le tour était joué. Ce n’était que le début. Le tout début.
Mais en même temps, elle se sentait bien. Pour la première fois depuis longtemps. Elle échappait à tout ce qu’elle avait connu ces dernières années. Elle fuyait pour se retrouver. Elle commençait enfin à vivre.
En voyant le soleil à son zénith, elle sourit. La vie allait devenir meilleure. Forcément qu’elle allait le devenir.
×
Le soleil commençait à peine à décliner quand la porte du compartiment coulissa. Zora pria pour un contrôleur, mais c’était un passager. Aussitôt, elle sentit l’électricité se propager à travers son épine dorsale. Ce passager, ça pouvait être un mercenaire. Après tout, elle n’avait jamais vu leurs visages, elle ne connaissait que les noms sous lesquels ils avaient bien voulu se faire connaître de la rébellion.
— C’est libre ? demanda l’homme. Tout le train est bondé, je trouve pas une place.
Zora fut tentée de l’envoyer balader, mais se ravisa. Elle ne voulait pas attirer l’attention sur elle, elle devait se comporter comme une passagère avec la conscience tranquille. Peut-être bien que c’était vraiment un passager. Elle acquiesça et reporta son attention sur la steppe qui défilait toujours derrière la vitre. Son détachement n’était que de façade, elle surveillait l’homme du coin de l’œil.
Il n’avait pas de bagages et ça, c’était mauvais signe. D’un autre côté, qui savait le nombre d’arrêts qu’il avait à faire. Peut-être que l’homme allait juste d’un patelin à un autre patelin tout proche et qu’il faisait l’aller-retour dans la journée.
Il s’assit sur la banquette en face de Zora, mais du côté de la porte. Est-ce qu’un mercenaire, ça pouvait ressembler à ça ? Il avait le regard alerte, des gestes précis… Sûrement. Ou peut-être qu’il était un rebelle et qu’il avait été envoyé pour la ramener à Muresid. Et puis, rebelle ou mercenaire, c’était à peu près la même chose maintenant puisque tous deux voulaient la voir raide.
Il surprit sur lui son regard en coin et esquissa un bref sourire. Allons donc, pourquoi cette nervosité ?
— Vous allez loin ? demanda-t-il soudain.
Zora sourcilla. Ça, pour une approche directe, c’était pas mal.
— Excusez-moi, ça me regarde pas, se corrigea-t-il avec un sourire ennuyé. C’est juste que je suis pas vraiment du coin, vous comprenez ?
Zora tenta de trouver la logique dans ses paroles et n’en trouva aucune. Elle se contenta donc d’un haussement d’épaules. Le silence retomba sur le compartiment pendant un long moment, si long que Zora pensa qu’elle n’allait pas devoir faire la conversation jusqu’à son arrivée. Elle ne visait pas Fyres même, mais une petite ville minière à l’extrême nord du secteur. Elle avait dans l’idée que dans ce coin, elle serait compliquée à trouver.
— Et vous, vous connaissez la région ?
— Un peu, répondit Zora qui estima qu’il serait mieux de le faire parler puisqu’il en avait tellement envie. J’y ai travaillé un temps. À la coutellerie de Fyres. Vous connaissez ?
— De renommée seulement. C’est très compliqué de se procurer leurs produits de nos jours.
— C’est vrai. Et vous, enchaîna-t-elle, vous allez où ? Le secteur minier, on n’y va pas pour le plaisir.
— Je vais à Fyres, répondit-il vaguement. Quelques affaires urgentes.
Elle acquiesça, faisant mine qu’elle comprenait. En attendant, tout ce qu’il lui avait débité, c’était des banalités et des phrases passe-partout. Soit il était un mercenaire qui avait mal répété son texte, soit son plan de drague était vraiment foireux.
— Ah, un voyage d’affaires, s’enthousiasma Zora. Vous y allez pour le charbon ?
— C’est ça, sourit-il. Et vous alors, vous avez aussi à y faire ?
C’était futé comme méthode d’interrogatoire, bien sûr, mais il la pensait vraiment aussi stupide ? Ou peut-être qu’il essayait de gagner du temps, de faire durer le plaisir.
Mais dans quel intérêt ? Il lui aurait suffi de la cueillir à la sortie du train et le tour était joué. Parce que finalement, peu de doutes subsistaient quant à l’identité du voyageur. Comme il s’était tourné, elle avait vu une lame briller sous sa veste. Pourtant, elle avait fait attention.
— Bon, on arrête ce petit jeu ? demanda-t-elle.
Les yeux plissés, elle observa sa réaction. Il feignit l’étonnement, attendant qu’elle précise le fond de sa pensée.
— J’ai ma petite idée sur qui vous êtes et ce que vous êtes venu faire ici. Vous n’êtes pas aussi bon acteur que vous semblez le croire. Et je suis certaine que si je passe voir les autres compartiments, là, maintenant, je les trouverai plus qu’à moitié vides.
S’il n’était pas un mercenaire, elle allait se trouver bien bête.
Mais ses derniers doutes s’effacèrent quand elle vit le changement dans son expression. D’incompréhension polie, il s’était teinté d’une bonne dose de contentement. Chouette, elle avait frappé juste.
— Donc tout ça, poursuivit-elle en désignant le train, c’est pour quoi au juste ? Ce n’est pas plus simple de me trancher la gorge ?
Elle le vit sourire et ce sourire lui glaça le sang.
— Ça serait plus simple, c’est sûr. Seulement, j’ai de la concurrence.
— De la…
Elle ne savait pas ce qui était le plus horrifiant dans la situation. Le fait que le train semblait truffé de mercenaires ou que celui-ci lui disait à demi-mot que son meurtrier, ça serait lui. Ou peut-être le fait que tous ses espoirs venaient de s’effondrer en une seconde.
— Donc si ça vous dérange pas, je vais passer ce voyage ici. Ça serait dommage que vous tombiez entre leurs mains.
Zora se sentait malade, nauséeuse. Mais ce n’était pas le moment. Son instinct de survie refusait de se taire et cherchait un moyen de se tirer de la situation.
— À votre guise, répondit-elle avec autant de détachement qu’elle put en trouver.
Il la vit sûrement jeter des coups d’œil autour d’elle, car il ouvrit la bouche pour parler. Mais elle le devança.
— Et si je donnais l’alerte ? Il me suffit de sortir voir le chef de wagon et il me débarrassera de vous et vos petits copains.
— Faites. Mais qui vous dit que le chef de wagon n’a pas déjà été grassement payé pour se taire ?
— Je vois. Alors, qu’est-ce qui vous empêche de me tuer là ? Ne me dites pas que c’est ma conversation que vous appréciez.
— Je préfère éviter les huis clos. Ils sont tellement tatillons sur les meurtres dans les trains. Ils bloquent toutes les sorties et on se retrouve coincé. Non, vraiment, je préfère attendre qu’on sorte. Mais merci pour la proposition.
Cette ironie la rendait malade. Et elle se sentait vide, vidée. Il était assis là, il lui bloquait la sortie. Et puis, même si elle sortait ? Bien sûr, on ne pouvait pas exclure la possibilité d’un bluff. Peut-être qu’il n’y avait pas d’autres mercenaires. Peut-être que le chef de wagon n’avait pas été acheté. Peut-être qu’elle pourrait s’en sortir si elle manœuvrait mieux que ça.
— Qui vous a engagé ? demanda-t-elle. Si je dois y passer, je veux savoir.
— Comment voulez-vous que je le sache ? Le gouvernement, très probablement. Vous l’avez sûrement attaqué une fois de trop.
Elle sourit. Elle avait peut-être un avantage, finalement.
— Donc vous ne savez pas ? Vous faites une mission sans savoir qui se cache derrière. C’est joli, tout ça.
Il fronça les sourcils, elle avait son attention.
— Il se trouve que moi, je le connais, le nom de votre employeur. Et ce n’est pas le gouvernement. Pas du tout le gouvernement.
Elle se tut, observant sa réaction. Finalement, elle le vit se décrisper.
— Vous le savez et après ? Que voulez-vous que ça me fasse ? Le nom de mes employeurs me regarde absolument pas.
— Vraiment ?
— Vraiment.
Son avantage, c’était qu’elle avait étudié les dossiers des mercenaires. Et elle avait trouvé un fait des plus intéressants. Une bonne moitié avait infiltré la rébellion. C’était vraiment ironique. Il suffisait donc que le mercenaire en face d’elle fasse partie de cette moitié. Ça allait lui faire un petit choc.
— Votre employeur, c’est la rébellion.
Il garda le silence un long moment.
— La rébellion peut pas être mon employeur, dit-il finalement.
— Ah non ?
— Vous, vous bossez pour la rébellion. Il y a pas moyen pour qu’ils décident de vous supprimer.
— C’est aussi ce que j’ai pensé au début. Et puis, la lumière s’est faite. Mais vous manquez l’essentiel. Vous, qu’allez-vous devenir ?
— Qu’est-ce que vous racontez ?
— Eh bien, toutes ces années pour infiltrer la rébellion et tout ça pour se rendre finalement compte qu’ils vous avaient grillé depuis le début. Vous pensez vraiment que votre espérance de vie va être très élevée ?
Elle le vit serrer les lèvres. Elle avait touché juste. Il faisait partie des taupes.
×
Quand Zora descendit à la gare de Fyres pour le changement de ligne, le mercenaire était déjà loin et le soleil se couchait. Il faisait rougeoyer le ciel et l’air était chargé des senteurs printanières. Elle inspira profondément en se disant qu’il était bon de pouvoir respirer encore un peu.
Mais c’est alors qu’elle sentit que quelqu’un la saisissait par un bras et le lui tordait dans le dos. Elle sentit un souffle dans son cou. Et elle sentit surtout la lame s’enfoncer dans sa chair, si froide. Elle aurait dû croire l’autre chasseur de primes ; ses copains se cachaient bien dans le train.
On retira la lame et elle sentit un liquide chaud s’échapper par la plaie, elle sentit la vie s’en aller par flots. Puis, elle se sentit tomber et sa dernière vision fut ce ciel.
Rouge sang.
Zoraaaaaaa !
Bon, c'est pas comme si depuis le début de la partie elle te dit qu'elle va mourir, mais c'est quand même triste T_T (mais te connaissant ça me surprend pas trop :P)
Comme précédemment, j'ai énormément aimé les chapitres de Zora, et tout ce qu'elle apporte au récit. C'est mon personnage préféré pour l'instant, oui, même devant Meero (et c'est pas peu dire !)
J'ai vu qu'une coquille dans le chapitre "La découverte" : Zora comprit qu'elle n'avait pas pour habitude de ce genre de manoeuvre -> c'est "pas pour habitude ce genre de manœuvre"
Voilà voilou, je file lire la suite !