La saleté emplissait les rues de Stannarg. Les rats étaient devenus la première population de la ville. Autrefois havre de paix pour les voyageurs fourbus, la cité était devenue un cloaque dans lequel se déversait haine et violence. Les vagabonds étaient de plus en plus nombreux, beaucoup avaient tout perdu avec l'arrivée d'Alzebal. D'autres s'étaient enrichis à outrance. Le choc des classes se faisait dans le brutalité et la sauvagerie. Dans certains quartiers, les rixes mortelles étaient le quotidien des habitants.
— Fouille le!
— Fouille le toi, il pue autant qu'une fosse à purin.
Quatre hommes tabassaient un cinquième, qui, en vain, essayait de se protéger en agitant ses bras.
— Allez laisse cette charogne puante. Regarde le. Il a pas un sou sur lui.
Les agresseurs, après quelques crachats gluants, quittèrent les lieux à la recherche de bourses pleines d'écus. La victime resta allongée en gémissant. Le pauvre homme se redressa en s'aidant de la seule main qui lui restait.
— Bande de salopards! Grommela Grys Dilur.
Il toussa si fort, qu'il vomit sur le mur d'une maison. Il essuya sa bouche souillée d'un revers de manche et s'assit sur les pavés froids.
En d'autres temps, je les auraient tous massacrés mais comment suis je tombé aussi bas?
Il rit de sa blague involontaire, se remémorant sa chute de la falaise après sa confrontation avec Loup. Tout le monde le croyait mort. Il ne l'était que presque. Des douleurs lui revinrent et il pleura. Grys aurait préféré quitter ce monde face à ce qu'il avait vécu après sa chute. Un cauchemar de plusieurs années, jusqu'à ce qu'il s'échappe. Cinq années de captivité dont il ne voulait plus se souvenir et cinq autres à se terrer comme un rat, mais Grys était comme une mauvaise herbe, il fallait détruire la racine pour l'éliminer. Déjà enfant, sa mère avait essayé de le noyer à la naissance. Elle ne voulait pas d'un moutard qui ressemblerait au responsable de cette grossesse. Ce fut elle qui but la tasse et Grys s'échoua sur la berge. Quand son père le récupéra, il était toujours lié à sa mère par le cordon ombilical. Cenris Dylur tenta d'élever son fils tant bien que mal mais quand le vin de Tanald était votre seule boisson, il était difficile d'assurer l'éducation d'un enfant. Grys n'en voulait pas à son père. Il avait fait du mieux qu'il pouvait. C'était un grand érudit mais sa gentillesse était sa faiblesse. Grys lui devait de savoir lire et écrire. Cenris Dylur mourut dans son lit dans le dénuement. Il fut jeté dans une fosse commune et Grys se retrouva à la rue.
Et me revoilà dans la rue. La vie est une vermine!
Il pensa à ses trois enfants et l'émotion lui étreignit la gorge. Il cracha sur le sol. Ses côtes étaient douloureuses. Ils ne l'avaient pas raté ces salopards. Depuis son évasion Grys ruminait sa revanche. Il voulait faire la peau à Alzebal. Sa pire blessure n'était pas physique. La dague de la trahison, plantée dans sa poitrine, ne guérirait qu'avec la mort de Tyssy. Il venait d'arriver à Stannarg quand il a été pris à partie par ces pourceaux. Grys était affamé et avait besoin d'un bain. La Cité des Larmes abritait une faction de résistants à Alzebal. L'ancien mercenaire espérait trouver des rebelles et se ranger de leur côté. Lui, Grys, avec les gentils. Il sourit à cette pensée.
Peu de ses contacts avaient survécu à la rafle d'Alzebal et ceux qui avaient survécu s'étaient rangés du côté de la conquérante. Le dernier ami, qu'il espérait encore avoir, était ici dans cette ville maintenant décadente. Il allait faire le tour des bars, c'était un ivrogne notoire mais un ivrogne en qui on pouvait avoir confiance. Grys passa devant une ancienne taverne complètement détruite, jamais reconstruite. L'enseigne était encore là, "Taverne de l'Ours Endormi". Il avait entendu des histoires complètement loufoque sur sa destruction, sa préférée étant celle de la jeune femme qui aurait éventré le bâtiment en criant.
Les gens sont si crédules!
Pendant longtemps, il arpenta les rues d'un pas claudiquant. La fatigue alourdissait ses épaules quand il leva les yeux sur une maison bien éclairé, une légère fumée très odorante se dégageait par les interstices de la porte d'entrée.
"L'antre du Troll Joyeux."
Grys entra dans la taverne. Un brouhaha enbrumé l'accueillit, on fumait de l'herbe de la Forêt des Larmes par ici. Le plafond était bas. Les grands gaillards devaient se courber pour éviter les grosses poutres du plafond. L'odeur boisée des pipes lui flattait les narines et pour la première fois depuis longtemps, il se sentit bien. Le comptoir fatigué était sculpté et on devinait un troll, allongé fumant la pipe.
— Grys?!
L'ancien mercenaire plissa les yeux. Un homme pas plus haut que lui, aussi fin qu'un roseau et une barbe très fournie qui abritait sûrement le nid d'un oiseau rare.
— Vands? C'est bien toi?
— Grys! Je te croyais mort vieux brigand!!
— Presque mais chut c'est un secret!
— Comment va ta femme?
Grys le regarda un instant sans rien dire puis il éclata de rire.
Il mit ses deux bras sur les épaules de son ami.
— Tu fumes trop d'herbe de la forêt Vands. Tu as raté quelques marches. Je vais tout te raconter.
Vands grimaça.
— Et toi tu pues autant que le trou du cul d'un vieux mouton malade! Suis moi Grys et j'espère que tu as une bonne raison de n'avoir plus qu'une main.
Vands l'emmena dans le fond de la taverne dans un recoin faiblement éclairé.
— C'est ma table.
— Je vois que tu es un habitué.
— Pardi oui, je suis là tous les jours, j'y dors, j'y mange, j'y baise mon ami!
Grys sourit.
— Bientôt tu vas me dire que tu es le patron!
Vands eut un sourire gêné.
— En quelque sorte oui, c'est ma femme la propriétaire!
Grys écarquilla les yeux et partit dans un fou rire.
- Vands! Le Vands que j'ai plus souvent sorti allongé que debout des tavernes de Milsden, marié! Ce monde est plein de surprise!
Il fit un signe vers le bar et une jeune femme vint leur porter deux énormes chopes de bière et un grand gobelet rempli d'eau.
— Merci Lora.
— Tu embauches de bien jolies demoiselles.
— Pas touche Grys! C'est ma fille.
Grys se recula au fond de sa chaise en se tenant le front.
— Ta fille! Qu'on me coupe la tête! Mais que se passe t-il dans ce monde, tout fout le camp!
Vands sourit et souleva le gobelet.
— A la tienne mon ami. Je suis heureux de te retrouver, je ne pensais plus jamais te revoir.
Grys trinqua.
— Aux nouvelles vies!
— Aux nouvelles vies!
L'ancien mercenaire fronça les sourcils et jeta un oeil dans le verre de son ami.
— Tu bois quoi?
Vands sourit.
— De l'eau mon ami!
Grys écarquilla les yeux.
— Que je sois étouffé par le cul d'un priguz!
— Nouvelle vie! Pas une seule goutte d'alcool depuis cinq ans.
— Je me fais vieux.
Vands se pencha vers la table avec un air conspirateur.
— Maintenant , va tu donc me raconter comment Grys le magnifique est devenu Grys le manchot!
— J'espère que tu as tout ton temps et des réserves de bières et je ne serais pas contre un bon repas.
Vands fit un signe vers le comptoir.
— Ton repas va arriver et ne t'inquiète pas pour le temps et la bière. Il lui fit un clin d'oeil. Je connais la propriétaire!
Grys commença son histoire, Tyssy, Loup, Alzebal, il n'oublia aucun détail. Tout était si clair. Ces évènements étaient gravés dans sa mémoire.
Une heure plus tard, Grys sentait ses tempes battre au rythme rapide de son coeur, se remémorer ce passé chamboulait son esprit et son corps.
— Voilà tu sais tout.
Vands secoua la tête plusieurs fois, atterré par ce qu'il venait d'entendre.
— La si douce Tyssy, Alzebal.
Le visage du tavernier était défait puis la gravité supplanta la consternation. Il planta ses yeux dans ceux de son ami.
— Grys, je te connais depuis que nous sommes enfants, je suis un alcoolique et tu as toujours été un brigand, c'est dans ton sang, tu as tué, arnaqué bon nombre de gens, des scélérats pour la plupart.
Il prit une inspiration.
— Mais là tu as tué une petite fille. Putain Grys tu as des enfants aussi!
— Je te l'ai dit c'était dans le contrat, ce n'est pas moi qui l'ai tué.
Vands rejeta sa réponse de la main et tapa sur la table.
— Assume Grys! A l'époque, tes mercenaires étaient tes armes, quoi que ta conscience te dise pour se soulager, tu l'as tué. Ha oui certes tu n'as pas enroulé la corde autour de son petit cou.
Vands lissa sa longue barbe.
— Tu aimes le pouvoir et l'argent autant que moi l'alcool autrefois et voilà où tout ça t'a amené. Dans ma taverne, sans un sou, sans ta main gauche, sans ta femme, sans tes enfants. Regarde! Moi l'ivrogne, je m'en sors mieux que Grys le magnifique.
L'ancien mercenaire resta coi.
— Tu es mon ami Grys et si je suis encore en vie, c'est grâce à toi. J'ai une dette que je ne pourrais jamais rembourser.
— Arrête avec ça! Il n y a pas de dettes entre amis.
— Tu as raison mais j'ai toujours réussi à séparer le mercenaire de l'ami.
Il posa ses coudes sur la table.
— Jusqu'à aujourd'hui.
Grys baissa la tête.
— Je te comprends.
Vands se gratta le nez et d'un air perplexe reprit la parole.
— Un truc me pose question. Il y a un trou de cinq ans dans ton histoire.
Le visage de Grys se défit et il devint aussi blanc que l'écume d'un océan furieux. D'une voix brisée, il marmonna.
— Je te mens si je te dis ça mais je n'en ai aucun souvenir.
Vands n'avait jamais vu son ami dans un tel état. Il comprit qu'il était vain de le questionner plus sur ces années disparues. Il inclina la tête en guise d'assentiment et changea de sujet.
— Que veux tu de moi Grys? Pourquoi es tu là?
— Parce que tu es le seul ami qu'il me reste et que j'ai besoin de toi.
Vands soupira.
— Je t'aiderai mais à une condition.
— Je t'écoute.
— Ne le prends pas mal mais après ça je ne veux plus te revoir. J'ai une famille et j'y tiens. Tu ravives les souvenirs d'une vie que j'ai enterré depuis longtemps et je n'en veux plus. J'espère que tu comprends.
Grys approuva d'un signe de la tête.
— Maintenant dis moi de quoi as tu besoin?
— Je veux me venger. Je veux la peau d'Alzebal.
— C'est un chemin sans retour.
Grys leva son moignon et le tapa sur son torse plusieurs fois.
— Regarde moi!. Je n'ai plus rien! Je ne reverrais sans doute pas mes enfants et...
Vands l'interrompit.
— Et encore moins ta main gauche.
Grys sourit et leva son majeur comme réponse.
— Arrête de t'apitoyer sur ton sort mon ami. Tu n'as rien à me prouver, je t'ai dis que je t'aiderai.
— Toujours aussi tranchant. Sais tu s'il y a une résistance qui s'organise contre ma femme dans cette maudite ville.
Vands se pencha en avant pour se rapprocher de Grys.
— Ecoute je connais un homme ici qui pourrait t'aider mais ne me le fais pas regretter.
— Tout ce que je veux c'est la tête d'Azelbal. Peu m'importe le reste.
— C'est un mage. Dans le quartier Nord vers le château, cherche une vieille bâtisse avec une tête de Loup rouge et qui sait peut-être y trouveras-tu ton chemin.
Grys sourit.
— Merci beaucoup Vands. Tu as changé mon ami.
Il se leva et lui mit la main sur l'épaule.
— Mais c'est bien. C'est très bien.
Vands se leva aussi, Grys tendit la main.
— Merci pour tout.
Vands le prit dans ses bras et le serra comme si c'était la dernière fois.
— Adieu mon ami. Fais attention à toi et surtout n'oublie pas de faire attention aux autres.
Grys leva la main en guise de salut et s'en alla.
— Hé le manchot!
L'ancien mercenaire tourna la tête et regarda le tavernier qui souriait.
— Par pitié! Prends un bain! Tu pues autant que les bottes d'un videur de latrines!
Grys lui fit un clin d'oeil et tourna les talons.
La gorge serrée, Vands regarda la silhouette de son ami disparaître dans le brouillard des fumées des pipes.
— Bon vent vieux brigand, murmura t-il.
Grys quitta la taverne, il inspira à fond et regarda le ciel noir. Il se hâta vers le nord de la cité.
Sa rencontre avec son ami d'enfance l'avait secoué émotionnellement. Grys ne s'était jamais autant questionner sur ses actes. Vands avait raison, il était responsable de nombreux morts. La plupart l'avait mérité mais cette petite fille non.
L'ancien mercenaire savait qu'il n'aurait pas de rédemption et il ne la cherchait d'ailleurs pas. Toute sa vie il avait laissé les autres faire le sale boulot. Il pensa à ses enfants pour qui il n'était plus qu'un fantôme.
De pensée en pensée, de pas en pas, il s'aperçut que le quartier qu'il cherchait s'ouvrait devant ses yeux.
Un quartier mal famé de Starnarg. Une vieille maison. Elle sont toutes vieilles ces bicoquesVands!
Grys chercha le loup rouge qu'il finit par trouver. Tout en maugréant, il toqua sur une vieille porte vermoulue. Une petite ouverture coulissa dans le bois et une paire de yeux le fixa.
— Je viens de la part de Vands.
— Un ami de Vands est forcément un ami de notre confrérie. Entre ami de Vands.
La porte s'ouvrit sans bruit. L'homme qui l'accueillait était grand et fin. Sa démarche était élégante. Ce n'était pas un guerrier.
Une petite salle faisait office d'entrée. Un léger brouhaha de voix voyageait dans l'air. Il semblait provenir de partout.
— Suivez moi.
Grys son hôte dans une grande pièce en face de lui. Une table de belle taille trônait au centre, une vingtaine d'hommes et de femmes semblaient conspirer sur une carte.
Aux murs de nombreuses armes diverses et des cartes de bâtiments, de régions, maritimes.
— Sinfen!
Un homme, à la peau sombre comme les gens du Sud des Terres brûlées, se retourna.
— Voici... Le gardien de la porte se retourna vers Grys. Comment t’appelles tu?
— Brasn, je suis un ami de Vands.
— Un ami de Vands!
Le visage de Sinfen s'illumina. Le mage lui serra la main.
—Comment va ce sacripan?
— Très bien. Je le quitte à l'instant.
— Je suis, il hésita une seconde, Sinfen Tossa. Grys le remarqua et sans ambage le questionna.
— Tu hésites sur ton nom mage?
Sinfen sourit.
— Tu es très observateur Bron
— Brasn. C'est Brasn mon nom.
— Pardon j'ai toujours eu du mal à retenir les prénoms! Mais peu importe! Que nous vaut ta visite?
— Je veux vous aider.
— Et que peux tu nous apporter?
— Je connais Alzebal.
— Comme nous tous, il hésita en souriant, Brasn.
— J'étais son époux.
Sinfen écarquilla les yeux.
— Elle m'a trahi, je ferais tout pour avoir sa tête.
Le mage s'approcha de Grys et mit un bras sur son épaule.
— Tu es la deuxième meilleure nouvelle du mois!
—Quelle était la première?
— Le retour d'un grand ennemi d'Alzebal.
— Ce n'est pas ce qui manque les ennemis d'Alzebal.
— Oui mais lui est particulier. Sa famille et celle d'Alzebal sont liés par le sang. Loup est un formidable atout pour nous.
Grys ferma les yeux un instant.
— Loup?
— Oui. Tu le connais?
— De réputation mais j'ai vraiment hâte de le rencontrer.