Après les quelques minutes nécessaires au démarrage de l’ordinateur, je peux enfin accéder à mes dossiers. J’ouvre mon logiciel de généalogie et charge le gedcom « Trontin.ged » [le gedcom et son extension .ged correspondent au fichier informatique réalisé via un logiciel de généalogie ; son format est universel et permet des échanges aisés de fichiers quels que soient les logiciels ou les applications]. J’examine alors l’arbre généalogique et clique sur la case d’Étienne. Je possède donc ses dates et lieux de naissance et de décès, ainsi que les dates et lieux de ses deux mariages, les noms de ses épouses et je sais aussi qu’il a divorcé de la première d’entre elles. Cela fait déjà beaucoup de choses, et je ne me souviens même pas si je les avais transmises à Maryse dans leur totalité !
J’ouvre ensuite le tableau de synthèse que j’utilise à la fois comme ligne de vie et pour mieux cibler ma recherche à venir. Pour des recherches a priori complexes sur un individu ou sa famille, je crée en effet un fichier dans un tableur pour y lister les événements de vie concernant cette personne et son entourage familial plus ou moins proche. J’y indique autant que possible les dates et les lieux (naissance, naissance de ses frères et sœurs, décès de ses parents, mariage, présence à tel endroit lors de tel recensement…). Je note aussi les informations qui me manquent et les actes et documents que j’aimerais chercher. Cela me permet de voir d’un coup d’œil tout un parcours de vie, et cela m’a souvent permis de débloquer une épine grâce aux recoupements beaucoup plus faciles à établir que lorsque les informations sont éparpillées. À la lecture de mon fichier concernant Étienne, je redécouvre alors presque avec étonnement tous les éléments que j’avais notés en début d’année : depuis le temps que j’avais fait ces recherches, j’avais oublié avoir trouvé tout cela. Cela me prouve une fois de plus l’utilité de mon fichier !
Revenons-en à la demande de Maryse. Je pourrais lui envoyer mon tableau, mais je trouve cela un peu dommage. Comme elle voudrait enfin se mettre à la généalogie, l’explication de la démarche qui m’a permis de faire ces trouvailles lui serait plus profitable, cela fera d’une pierre deux coups.
Je rédige alors mon courriel à Maryse. Je lui raconte avoir retrouvé mes notes et y avoir redécouvert plusieurs informations, dont certaines que je ne lui avais sans doute même pas données. Puis, je lui confirme qu’en discuter de vive voix le lendemain serait plus pratique, et que j’en profiterai pour l’initier à une première session de recherches sur son ordinateur si cela l’intéresse.
J’envoie donc mon courriel, très impatiente de parcourir avec Maryse la vie d’Étienne pour pouvoir se lancer véritablement dans notre enquête. Faire de la généalogie, c’est bien ; la partager ou même la pratiquer avec quelqu’un, c’est encore mieux !
Le lendemain, nous arrivons comme prévu pour notre séance jardinage. Après quelques minutes à discuter de tout et de rien avec Maryse et Michel, nous nous dirigeons vers les arbustes en pot à déplacer. Nous nous attendons à voir Maryse diriger les opérations, quand elle se tourne vers les hommes.
— Bon, les garçons, vous vous occupez du jardin tous les deux ? Et Lucie et moi, on travaille sur ma généalogie !
Michel, Vincent et moi nous regardons interloqués, stupéfaits d’entendre que Maryse délaisse ses plantes pour se consacrer à son arbre généalogique. Après un blanc de stupéfaction, Vincent reprend ses esprits.
— Ah ben, on aura tout entendu ! Mais ne t’étonne pas après si on n’a pas fait comme tu veux !
Je vois Maryse hausser les épaules, puis elle me fait signe de rentrer dans la maison. Je récupère mon ordinateur portable dans la voiture et avant de s’installer sur la table de la salle à manger, je lui suggère d’aller chercher le sien.
— Vous allez travailler un peu, Maryse, ça sera plus pratique si on a chacune notre ordinateur.
— Ah bon, tu en es sûre, bredouille Maryse. Je vais regretter le jardin, finalement !
— Ne vous inquiétez pas, je vais vous aider !
Je lui propose alors de commencer par l’acte de naissance d’Étienne, puisque c’est avec cet acte que j’ai découvert l’existence de l’arrière-grand-oncle de Maryse. Cela nous permettra de remonter (ou redescendre) en cherchant les autres actes d’état civil le concernant ainsi que ceux de sa famille d’abord proche puis éloignée. Je précise à Maryse qu’on peut démarrer la généalogie d’un ascendant sur de bonnes bases en s’appuyant sur son livret de famille si on le possède. Sinon, on peut tout simplement partir de son propre acte de naissance, de celui de ses parents, ou bien aller voir la tombe de la personne sur laquelle on veut faire des recherches. Puis de demander successivement les actes aux mairies concernées ou de les chercher aux archives.
Maryse m’a souvent répété vouloir un jour savoir comment chercher les actes d’état civil sur les sites internet des archives départementales. Je lui explique alors comment le trouver depuis la page d’accueil du site internet des archives départementales de l’Ain. Puis quand on l’a sous les yeux, je lui demande :
— Alors, qu’est-ce qu’on apprend ?
— Ouh là là… C’est illisible !
Je vois ses yeux ronds, et sa réaction de la part de quelqu’un n’ayant jamais mis les mains dans le cambouis ne m’étonne pas. Cela me rappelle mes débuts, où, par bonheur, j’avais commencé directement aux archives et sur les originaux, ayant pu d’abord m’exercer à déchiffrer des listes de tables décennales et passant ensuite aux actes, un peu plus récents que celui que nous étudions maintenant. Après quelques instants de découragements devant les registres en papier, galvanisée par l’enjeu, j’avais alors pris mon courage à deux mains pour me plonger dans les lignes qui m’étaient, au final, apparues bien plus lisibles que je ne le pensais. Je rassure donc Maryse aussitôt.
— C’est normal : quand on n’a pas l’habitude de ces actes, on a forcément l’impression que c’est indéchiffrable. Mais vous verrez, en prenant le temps de le lire, on se rend compte que c’est moins difficile que ce qu’on croit au premier abord. En plus, là, on s’intéresse à un acte tapé à la machine avec juste quelques mentions manuscrites qui le complètent, c’est le plus simple pour commencer ! Je vous propose de vous le lire à voix haute et de vous le commenter au fur et à mesure, et vous suivez le texte en même temps que je lis. Alors : « L’an mil huit cent soixante-treize, et le neuf du mois d’avril à neuf heures du matin par-devant nous », passons les mentions sur le maire et le village pas très utiles pour notre recherche, « a comparu Françoise Michel femme Lorguiède », ou un nom approchant, pour le moment, on s’en fiche, « cultivatrice domiciliée audit St-Trivier âgée de cinquante neuf ans présente à l’accouchement, laquelle nous a présenté un enfant du sexe masculin né en cette commune, au domicile de Anne Billard veuve Trontin », Anne est la grand-mère maternelle de Benoît et du nouveau-né, « hameau de Percieux cejourd’hui à deux heures du matin. Fils de Claudine Trontin », également la mère de Benoît, « Célibataire âgée de vingt-quatre ans, profession de cultivatrice, domiciliée audit St-Trivier et auquel elle a déclaré donner le prénom de Etienne ». Suivent les noms des témoins et des explications sur qui signe. Vous voyez, on a pu tout déchiffrer, on a juste besoin de prendre son temps.
— En effet, mais j’aurais quand même eu plus de mal toute seule…
Pour l’entraîner davantage aux recherches et à la lecture des actes entre les lignes, au cas où elle voudrait continuer, je lui fais remarquer que rien n’est indiqué sur le père du nouveau-né, pas même qu’il n’est pas connu. Cette absence de mention se rencontre peu souvent : pas tant le fait que le père ne soit pas connu, mais surtout qu’on ne précise pas qu’il est inconnu. Passé cet aparté qui m’interroge, mais n’a pas beaucoup d’importance dans notre quête, je poursuis.
— Bon alors, Maryse, maintenant qu’on a tout appris sur la naissance d’Étienne, qu’est-ce qu’on fait ?
— On prend un cachet d’aspirine ?, me répond Maryse, dont l’humour au second degré est à peine moins développé que celui de son fils.
— Oh, attendez encore un peu, on ne fait que commencer ! Regardez tout autour du texte qu’on vient de lire, vous ne voyez rien ?
— Ah oui, je n’avais pas fait attention ! Qu’est-ce que c’est ?
Ravie que Maryse s’intéresse à tous les détails de l’acte, qui me montre, comme je m’y attendais, qu’elle est motivée par la recherche en elle-même, je lui réponds en détail.
— Ce sont les mentions marginales. Elles racontent la vie de l’individu au fur et à mesure de la survenue de ses événements : mariage, divorce, décès.
Je lui explique alors que ces mentions ont été ajoutées en marge des actes de naissance au fur et à mesure de l’évolution des lois, d’abord celle du mariage sur les actes de naissance à la fin du xixe siècle, puis celle du divorce et, quelques années plus tard, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, celle du décès.
— La généalogie, c’est facile, finalement ! s’étonne Maryse.
— On pourrait dire ça... Malheureusement, ça ne marche que pour les actes récents, et encore, même pas toujours.
Je mets alors Maryse en garde sur le fait que, parfois, la mention ne figure pas, bien qu’elle le devrait théoriquement, soit par oubli, par négligence, ou tout simplement parce que l’information n’avait pas été transmise.
— Nous avons vraiment de la chance : ici, toutes les mentions relatives à la vie d’Étienne ont été rapportées. C’est rare d’en avoir autant, nous allons pouvoir bien en profiter.
— Et bien continuons ! se réjouit Maryse.
Depuis plus de vingt ans que je m’intéresse à la généalogie, j’ai rarement eu l’occasion de partager le résultat de mes recherches avec autrui. Tout au plus, en parlais-je à Cécile, ma meilleure amie avec qui j’ai suivi toute ma scolarité de la sixième à la terminale.
C’est quand même grâce à son grand-père que j’ai découvert la généalogie et avec lui que j’ai mené mes premières recherches. Mais cela n’empêchait pas Cécile de se moquer de moi, parce que, selon elle, s’intéresser aux morts de cette façon à mon âge était bizarre. Elle aurait pu accompagner son grand-père aux archives, mais n’avait pas été intéressée. Alors forcément, elle ne comprenait pas pourquoi moi, j’avais voulu y aller. À chaque rentrée scolaire, lorsque je lui reparlais de généalogie avec mes nouvelles découvertes de l’été, elle semblait peu à peu s’y intéresser davantage ou, en tout cas, se moquait moins de moi. Mais c’est elle qui m’en parlait la première, car elle savait que je profitais des grandes vacances pour poursuivre mes enquêtes. Elle prenait ainsi plaisir à me poser sa sempiternelle question : « Alors, tu es remontée jusqu’où ? ». sa question m’énervait au plus haut point et elle m’agace encore, tant elle me l’a répétée sans vraiment écouter ma réponse. Car chaque fois, je lui répliquais la même chose : « Je ne cherche pas la quantité, mais la qualité ». Peu m’importe d’accumuler des ancêtres. Ce qui compte pour moi, c’est de mieux connaître la vie de chaque personne que je découvre, en cherchant un maximum d’informations à travers tous les documents d’archives dans lesquels elles peuvent apparaître, et en rapportant dans quel contexte elles ont vécu. C’est ainsi que je construis mon arbre et que je me construis moi-même.
Car me construire n’a pas été toujours facile. Mon père a quitté la maison alors que j’avais deux ans, ma mère s’est donc seule occupée de moi. J’ai vécu avec elle les pires et les meilleurs moments qu’une fille puisse passer avec sa mère, notre relation fluctuant à mon adolescence comme un grand huit avec ses montagnes russes d’amour et ses descentes vertigineuses d’hostilité. Mon père n’a jamais cherché à prendre de mes nouvelles après son départ, et cette absence m’a longtemps pesée. Parfois, j’imaginais le frapper pour le faire souffrir, à l’instar de ce que son abandon me faisait vivre. Souvent, j’étais repliée sur moi par peur de ne pas être à la hauteur pour mériter l’amour des autres. Finalement, j’ai appris à faire ma vie sans lui, sans plus penser à lui ni même le haïr. Son absence a sans doute été encore plus forte, car en perdant les liens avec lui, j’ai aussi perdu les liens avec ses parents. Comme les parents de ma mère étaient décédés avant ma naissance, je n’ai finalement connu aucun de mes grands-parents, et leur amour m’a beaucoup manqué. Est-ce pour cela que je me suis lancée dans la généalogie quand le grand-père de ma meilleure amie m’en a donné l’occasion ? Sans doute en partie. J’enviais mes amis qui avaient des grands-parents et passaient du temps avec eux, et côtoyer Marcel, même par intermittence, a été une très grande chance pour moi. Non seulement j’ai eu parfois l’impression d’être aux côtés de l’un de mes grands-pères, profitant de sa gentillesse, de ses attentions envers moi, mais aussi de son regard bienveillant qui me faisait grandir en confiance. Mais il m’a aussi permis de découvrir ma famille, mes grands-parents et leurs parents, que je n’ai pas connus, mais que j’ai croisés dans les registres à défaut de les avoir côtoyés et chéris dans la vraie vie.
En plus de cette famille résumée à ma seule mère, dès ma venue au monde, mon destin a croisé un événement peu banal. Je suis née un 29 février, ce qui m’a sans aucun doute influencée dans le regard que je pouvais poser sur les dates de vie de mes ancêtres. Et pendant de nombreuses années, c’était la même histoire : comme tout enfant, j’étais pressée que mon anniversaire arrive, et donc je voulais le fêter le 28 février, d’autant que cette date ressemblait beaucoup plus au jour de ma naissance que le jour suivant celui-ci. Mais ma mère est superstitieuse, et pour elle, « Avant l’heure, ce n’est pas l’heure », refusait de le fêter avant le 1er mars, jour où, selon elle, j’avais vraiment changé d’âge. Et mon heure de naissance, 11h57, tout juste plus près du 28 février que du 1er mars, ne m’a jamais permis de réussir à lui faire changer d’avis. J’en ai pris mon parti pendant toutes ces années, et aujourd’hui, alors que je pourrais faire ce que je veux, j’ai bêtement gardé l’habitude de fêter mon anniversaire le 1er mars. Mais chaque année bissextile, voir enfin mon jour de naissance dans le calendrier est un réel bonheur !
Toujours est-il qu’à part ces quelques échanges avec Cécile et de rares discussions avec mon entourage familial, j’ai rarement eu l’occasion de pratiquer la généalogie avec quelqu’un, sauf à mes débuts, où j’étais l’élève. Je me souviens encore de tout ce que Marcel m’a transmis, et de ce que nous avons découvert ensemble grâce à ma façon de réfléchir différente de la sienne. Aujourd’hui, j’ai l’impression que partager ce moment avec Maryse lui fait autant plaisir qu’à moi. Et je trouve amusant que les rôles soient inversés, même si cela me fait un peu bizarre d’être dans la position d’apprendre quelque chose à quelqu’un qui pourrait être ma mère.
Après ces quelques pensées gardées pour moi, nous poursuivons notre lecture de l’acte de naissance d’Étienne.
Ici, la narratrice semble prendre sa belle-mère de haut, n'arrête pas de supposer qu'elle est nulle et de considérer que ses recherches l'intéresse plus elle que sa belle-mère, alors que c'est pourtant cette dernière qui est intéressée à la base...
Bref, total changement par rapport aux chapitres précédents, où elle semblait prendre garde à bien interagir poliment avec sa belle-mère.
(ah, et puis je suis comme Maryse, j'ai trouvé la blague nulle aussi 😅)
Mon but n’était pas du tout que Lucie soit condescendante envers sa belle-mère, et en relisant mon texte après ton commentaire, je me rends compte qu’effectivement, certaines tournures de phrases peuvent en donner l’impression.
Quant à la blague, elle est en effet un peu nulle...
Je vais atténuer tout cela pour retrouver une relation courtoise !