4. Dziats'ul

Porté par une foulée puissante et régulière, Dziats’ul galopait seul à travers son royaume.

La Plaine était immense et pourtant, d'un bout à l'autre, le climat et le paysage ne variaient jamais. Elle était monotone et désertique pour qui n'avait pas appris à voir ses moindres détails. Partout la même herbe grasse et verte, la même température, parfait équilibre entre son soleil brûlant et ses vents violents.

Après son premier séjour hors de Galfinir, le centaure savourait tout particulièrement l’atmosphère familière de la Plaine. Il ne lambinait pas pour autant, car en tant que Dominant du royaume, Dziats’ul était attendu. Il galopait sans trêve, vers l'unique lieu fixe de ce désert herbeux, vers la capitale de Galfinir.

 La lumière semblait encore hésiter entre la nuit et le jour quand Dziats'ul vit s'ouvrir sous ses pas la gigantesque cuve, au fond de laquelle se dissimulait Pétrougal.

Assez vaste et profonde pour abriter un lac, on soupçonnait la fosse de s'être asséchée des siècles auparavant. A l'abri des bourrasques, invisible à l'horizon, cet endroit unique au monde devenait néanmoins mortel pendant la saison des pluies. Inondé, Pétrougal restait désert des mois durant. Ce qui ne l'empêchait pas le reste du temps, d’accueillir les milliers d'hybrides de passage avec leurs différents clans. Chaque année, ce lieu de rassemblement attirait d'innombrables hybrides désirant prendre des nouvelles du monde et rencontrer les personnes étrangères à leur tribu.

Parvenu au bord du cratère, Dziats’ul n’avait plus qu'un pas à faire pour dévaler la pente. Mais le spectacle qui s’étendait en contre-bas le fit s’arrêter un instant.

Sous ses yeux, brasiers ardents et torches mouvantes s'allumaient peu à peu pour parer l’obscurité de mille feux. La joyeuse confusion qui se dégageait de la cuve avait quelque chose d’hypnotique. Dire que dans quelques heures, toute cette agitation cesserait brusquement, et Pétrougal s’endormirait à la lumière des étoiles.

Pour le moment, le sommeil était tenu à distance par le boire et le manger, par le brouhaha de la musique mêlée aux rires et aux conversations. Tout le monde n’était pas assis sur les tapis de banquets, loin de là. En tout lieu on pouvait voir des danses, parfois des duels. À un endroit, une troupe de conteurs fascinait grands et petits. Ailleurs, une dispute éclata, encouragée par les uns et huée par les autres.

Le charme qui maintenait Dziats’ul immobile se rompit. Il n’était pas né pour rester spectateur ! Assoiffé de joie et de compagnie, le centaure entama sa descente au fond de la cuve.

Une fois en bas, Dziats’ul continua sur sa lancée et s'aventura immédiatement dans le véritable labyrinthe que formaient les tentes. Il avait repéré le drapeau de son clan, et savait donc approximativement où retrouver famille et amis.

Le centaure s’efforça de progresser sans heurts, mais les bousculades semblaient inévitables compte tenu de la pénombre, de la proximité des tentes et de la densité de la foule. Certains hybrides reconnaissaient le Dominant et lui cédaient discrètement le passage. La plupart, toutefois, ignorait le statut du jeune homme, de sorte que la cohue était loin de s’ouvrir devant lui.

Malgré l'heure tardive, des enfants zigzaguaient encore avec excitation entre les tentes colorées. Dziats’ul, qui surplombait déjà tous les bipèdes adultes, manqua plusieurs fois de trébucher sur l’un de ces hybrides miniatures. Comme il s’arrêtait pour laisser passer devant ses sabots une énième troupe d’enfants, Dziats’ul vit un Écaille à la traîne trébucher et s'étaler de tout son long dans la poussière. Aussitôt, une petite centauresse rebroussa vaillamment chemin au milieu de la foule. Elle tendit une main à l’Ecaille et le hissa à califourchon sur son dos. Ensemble, ils rejoignirent d'un trot alourdi le reste du groupe.

Les centaures n’étaient en aucun cas des montures. Pourtant, le comportement de la fillette n’était pas à blâmer, au contraire. C’étaient ces gestes du quotidien qui prouvaient que leur hétérogénéité ne faisait pas moins des hybrides un seul et même peuple.

Dziats’ul se remettait en marche vers les quartiers de sa famille quand une voix s’écria :

« Dominant Dziats’ul ! »

Son mystérieux interlocuteur apparut peu de temps après. C'était Lunérion, membre du conseil, et plus précisément ambassadeur des Ailés. Il appela encore Dziats’ul en se frayant un passage jusqu'à lui, gêné par ses ailes. Bien que repliées contre ses omoplates, celles-ci ralentissaient considérablement sa progression.

Enfin Lunérion atteignit le Dirigeant. Il leva vers lui un visage imberbe sur lequel jouaient les flammes tremblotantes du brasero, posé juste à côté d'eux.

– Nous avons appris votre retour, commença l’Ailé. Le conseil propose de s’entretenir avec vous dès ce soir.

Dommage, Dziats’ul serait bien redevenu lui-même le temps d’un dîner, à plaisanter entre amis sans formalités, ou bien le temps d’un galop en famille sous les étoiles.

Enfin, il fallait s’y attendre. Les conseillers savaient toujours tout sur les faits et gestes du Dominant. La Réunion des Dirigeants était sûrement le seul moment de l’année où il pouvait échapper un peu à leur influence. Et ce moment était bel et bien terminé.

– Certainement, répondit Dziats’ul sans laisser poindre de lassitude dans sa voix.

– Tous les ambassadeurs sont déjà réunis dans la tente Safran. Nous n’attendons que votre bon plaisir.

La tente du conseil était bien le dernier endroit où Dziats’ul aurait plaisir à se trouver. Installée avec le clan du Dominant au centre de Pétrougal, la tente Safran   était l'un des rares pavillons teints d'une seule et unique couleur. Le centaure ne tarda pas à apercevoir, par-dessus la silhouette ailée de Lunérion qui le guidait, le jaune vif qui tranchait dans la pénombre du campement.

Dziats’ul n'aimait pas les tentes, aussi spacieuses et confortables soient-elles. Fort heureusement, les créateurs de la tente Safran avaient prévu la présence d’un centaure sous son toit de lin, qui était donc d’une hauteur tout à fait respectable. Comme Lunérion lui faisait signe d’entrer, Dziats’ul souleva le pan de tissu qui tenait lieu de porte et s’engouffra dans ce soyeux nid de vipères.

En parlant de serpent, Fraaz riva immédiatement sur le centaure son regard aux pupilles fendues. L’Ecaille avait l’habitude inquiétante de cligner excessivement lentement des paupières. Dziats’ul le soupçonnait de le faire exprès, car il était certain n’avoir jamais vu aucun autre Ecaille agir de la sorte.

A la surprise du centaure, Fraaz esquissa un sourire qui fit darder sa langue fourchue entre ses petites dents pointues. Cependant aucun son ne passa les lèvres sombres du conseiller. Cela laissait le champ libre aux autres ambassadeurs :  

– Dominant, commença Kalf’im, nous aimerions recevoir au plus tôt votre rapport de la Réunion.

Kalf’im était le second centaure, en plus de Dziats’ul lui-même, présent sous la tente Safran.  Ambassadeur de leurs semblables, l’ambassadeur avait la peau foncée et les yeux noirs. Ses cheveux et sa barbe grisonnants attestaient d’une expérience non-négligeable.

– Toutefois, compléta le faune Quitumnus, nous comprendrions qu’après un tel périple, vous souhaitiez reporter une discussion de cette importance à un nouveau jour.

Dziats’ul fut très tenté d’accepter la suggestion de Quitumnus. Il s’apprêtait même à prendre la parole quand l’ambassadeur des Ecailles s'imposa soudainement :

– Si le Dominant ne peut pas supporter une rencontre un peu tardive, susurra Fraaz, je doute que sa force, physique et mentale, ne suffise à supporter le poids des responsabilités que nous avons remis entre ses mains.

Les responsabilités…Etant donné que Dziats’ul ne décidait pas de tout en amont, elles ne relevaient pas tant pour lui d’un poids que d’un cadeau empoisonné.

Est-ce que les insinuations de l’Ecaille étaient approuvées par le reste des ambassadeurs ? Quitumnus fronçait les sourcils, et Lunérion aussi. Seul Kalf’im avait l’air parfaitement d’accord avec Fraaz, qui poursuivit en dardant sa langue :

− Je ne veux pas dramatiser les choses, mais il est sûr que je ne peux m’empêcher de tirer des conclusions de ce dont je suis témoin au quotidien. Et je suis sûr que bien des personnes sous cette tente, sont dans le même cas que moi. Même goutte à goutte, la jarre se remplit…ou se vide. Il n’y a pas de petites erreurs.

Satisfait de sa tirade, l'ambassadeur des Écailles se renfonça dans l'énorme coussin sur lequel il avait posé son séant.

Dziats’ul avait compris le message ⸺ que l’Ecaille n’avait pas franchement pris la peine de déguiser. Cela ne faisait même pas un an qu’il était Dominant, il devait encore faire ses preuves. Parfait. Il allait leur montrer.

– Inutile d’argumenter, Fraaz, car je ne compte pas quitter cette tente avant d’avoir rempli le rôle qui m’incombe. Attelons-nous au compte rendu.

Quand Dziats’ul s'échappa enfin de la tente, la gorge en feu d'avoir trop parlé, l'air frais emplit agréablement ses poumons. Il avait accompli son devoir de Dirigeant, et non sans un certain brio. Ce n’était pas bien compliqué. Les clans de Galfinir fonctionnaient presque en autarcie, et le Dominant ne passait pas beaucoup plus de temps à gérer le royaume que son propre clan. Le conseil représentait le peuple de la Plaine, mais il n’intervenait pas auprès de la population. Même dans la pire situation possible, à savoir la mort du chef de clan, les hybrides se débrouillaient seuls.

Dziats’ul avait largement les épaules taillées pour supporter « le poids des responsabilités », parce que ça ne pesait finalement pas bien lourd. En revanche, avec ce qu’il allait engloutir ce soir, son propre poids allait considérablement augmenter ! Affamé, le centaure se dirigea vers le premier banquet venu.