Les longues nuits d’automne — et d’un hiver qui s’installerait bientôt — n’avaient de sens que si la demeure profitait de la chaleur d’un âtre crépitant. Cela lui manquait. Au cours de sa longue existence, Lester avait connu beaucoup de lieux de vies. Ses souvenirs de l’entre-deux-guerres, dans les années 1930, lui étaient particulièrement chers ; durant cinq belles années à étudier la médecine, il avait intégré une collocation de quatre autres étudiants dans une grande maison en France. Il se souvenait de la cheminée trônant dans le salon. Ils s’y étaient souvent réunis tous les cinq. Officiellement, pour étudier. En réalité, pour parler de tout, de rien, et refaire le monde au fil de la nuit.
Auprès d’eux et des professeurs d’université, il avait aussi perfectionné son parler de la langue de Molière. Cela lui permettait d’ailleurs de communiquer en français avec Léonie. Ils s’exprimaient presque toujours dans cette langue lorsqu’ils étaient seuls. Cela faisait plaisir à la jeune femme et apaisait son mal du pays.
— Tu recommences, fit la voix de Léonie dans le lointain.
Tiré de ses pensées, Lester cligna des paupières et accorda son attention à la jeune femme. Même debout devant le comptoir de la cuisine, il ne l’avait pas vue s’approcher pour ouvrir le réfrigérateur et se saisir d’une bouteille de jus d’orange. Devant lui, le comptoir et ses mains étaient couverts de farine. Les manches de son pull retroussées, Lester s’affairait à la confection d’une pâte à pizza. Dans plusieurs bols à côté de lui, se trouvaient les ingrédients d’une garniture végétarienne.
— Je recommence quoi ?
— À avoir le regard aussi mélancolique que celui d’un vieillard. T’as beau faire ton âge, et même moins parce que t’es imberbe, parfois tu donnes l’impression inverse.
Lester lui sourit avec sa douceur habituelle, la même que celle qui habitait sa voix, même si ce voile de tristesse dont Léonie parlait ne quittait jamais vraiment son regard.
— La fatigue, sans doute.
— Tu la ressentirais peut-être moins si tu dormais la nuit, rétorqua Léonie d’un ton ironique. Dans une vraie chambre.
— Peut-être. En fait, tu sais quoi ? Je vais mettre la pizza au four et je viens prendre la deuxième manette. Ça devrait me réveiller.
Léonie afficha un sourire radieux et emporta son verre de jus d’orange devant l’écran du salon pour le poser sur la table basse, à côté de sa manette de jeu. D’un bond, elle retrouva sa place sur le canapé et relança la partie en attendant que Lester finisse de cuisiner. Pour quelqu’un qui ne supportait aucune nourriture conventionnelle, le vampire avait gardé la nostalgie de l’art culinaire et se réjouissait de pouvoir encore le pratiquer grâce à Léonie. Elle s’étonnait toujours du nombre de recettes différentes qu’il connaissait.
Après avoir enfourné la pizza garnie de légumes et de fromage, Lester rejoignit la jeune femme sur le canapé et s’empara de la deuxième manette tandis qu’ils relançaient une partie de Little Big Planet en multijoueur.
Il remerciait souvent Dieu que son amie soit si facilement distraite, capable de bondir d’un sujet à un autre s’il s’y prenait bien. Cela lui permettait d’éviter certaines discussions, et de taire les réponses à des questions trop sensibles. De plus, l’entrain naturel de Léonie le sortait souvent de sa torpeur et l’empêchait de laisser des idées moroses et de vieux souvenirs stagner dans sa tête.
Soudain, le ciel gronda dans le lointain. Les fenêtres tremblèrent, et Lester se figea. Un frisson remonta le long de son dos et se logea dans sa nuque, tendant tous ses muscles sur son passage.
— Qu’est-ce que c’était ? souffla-t-il en lançant un regard anxieux vers le plafond.
— Tout va bien, répondit Léonie en passant une main douce dans son dos. C’est juste un orage.
Les yeux arrondis de Lester se dardèrent à droite, puis à gauche, puis à nouveau vers le haut. À côté de lui, Léonie le couvrait d’un regard inquiet. La note de peur sur les traits du jeune homme ne lui avait pas échappé.
— Lester ?
Il se reconcentra sur elle, puis sur l’écran en face d’eux. D’un signe de tête, il indiqua à Léonie que tout allait bien ; elle le dévisagea un instant, puis sortit du menu pause, et ils reprirent la partie là où ils l’avaient laissée.
Pendant plusieurs minutes, le ciel se tut, sans que Lester ne parvienne à se détendre. Puis, un nouveau grondement roula au-dessus de Londres. Les yeux écarquillés et la mâchoire serrée, Lester regarda en direction de la fenêtre. La manette lui échappa des mains. Les détonations se rapprochaient. Il ne pouvait plus les ignorer. Cela se produisait à chaque fois que le temps devenait colérique, et à chaque fois que la ville organisait un feu d’artifice.
Léonie replaça une main dans son dos, mais ne déclencha qu’un autre sursaut. Elle retira son bras mais continua de lui parler à mi-voix.
— Tout va bien. Ça va passer. C’est juste un orage, d’accord ? Juste les nuages qui font du bruit. La pluie qui tombe. Les mouches qui pètent. Dieu qui grommelle.
Son trait d’humour parvint à ramener le regard de Lester dans sa direction, sans qu’il ne soit toutefois vraiment avec elle. La jeune femme lui sourit.
Ce n’était qu’un orage. Juste un orage. Si seulement son esprit pouvait le comprendre, après toutes ces années. Une énième détonation gronda au-dessus du toit. Lester n’avait qu’une envie : se terrer dans la cave. Il le fallait, avant qu’il ne perde ses moyens devant Léonie. Elle pouvait dangereusement en pâtir, il le savait. Sa mâchoire commençait à le faire souffrir. Son masque humain allait tomber. Tendu, il se redressa. Elle l’imita, et il chercha ses mots.
— Je… je devrais descendre. Je remonterai. Lorsque ce sera fini.
Elle reconnut les phrases courtes et hachées qui marquaient le début d’une crise. Elle ne savait pas comment appeler ces épisodes, ni dans quelle tourbe obscure ils prenaient racine. En revanche, elle restait toujours à ses côtés lorsque cela lui arrivait. Du moins, tant que Lester ne se retirait pas au sous-sol.
— Tu veux que je reste avec toi ? proposa-t-elle en connaissant déjà la réponse.
— Non. Je… préfère être seul.
Léonie aurait voulu insister, mais eut la décence de ne pas le faire. L’air toujours préoccupé et soucieux, elle resta debout près du canapé tandis que Lester quittait le salon à pas précipités.
Le tonnerre gronda à nouveau. Une détonation qui ébranla les murs et les charpentes. Quelque chose venait d’exploser dans son dos. Il sentait le danger l’encercler. La cave. Il devait y aller. Oui. Il devait aller au bunker.
# # #
La cave avait disparue. Les affiches colorées à l’effigie des groupes musicaux avaient laissé place à des murs de béton lisses et froids. Les détonations redoublèrent. Les épaisses parois tremblaient en les atténuant. De minuscules débris se détachaient du plafond à chaque secousse. Terré dans l’étroit espace entre le sommier du lit et le mur du fond, Lester tâchait de respirer, les genoux serrés contre son torse. L’odeur du sang, du métal chaud et de la terre s’infiltrait sous la porte pour l’obséder. Lorsqu’il baissait les yeux sur ses bras et ses jambes recroquevillés, il voyait qu’il portait son uniforme. L’uniforme français.
Alors qu’il se croyait seul dans le bunker, un rire cynique lui fit lever la tête. Un soldat se tenait en face de lui, assis contre le mur opposé. Derrière le sang et la saleté qui couvraient son visage, l’homme lui adressait un rictus acerbe et un regard plein de mépris. Il portait l’uniforme allemand.
— Vous savez, Sergent Carrel, grinça la voix éreintée du soldat, j’ai songé à déserter. J’ai voulu tout arrêter. Jusqu’à ce que je vous rencontre.
Silencieux et immobile, Lester le dévisagea de ses yeux pâles et cernés. Il se souvenait de sa rencontre avec Manfred Livingstone. Il s’en souvenait si bien que cet homme lui apparaissait encore, plusieurs décennies après cette rencontre.
— Oui, je voulais tout lâcher, poursuivit Manfred. Puis j’ai vu le véritable ennemi. Vous savez de quoi je parle, n’est-ce pas, Sergent Cromwell ? C’est bien cela votre véritable nom, je me trompe ?
Lester resta silencieux. Chaque explosion, lointaine ou proche, crispait ses doigts sur ses bras jusqu’à ce qu’il en ressente la coupure vive de ses griffes qui s’allongeaient d’elles-mêmes. Devant son manque de réaction, le rictus haineux du soldat s’accentua.
— Pourquoi tu ne sors pas d’ici pour ravager les lignes ennemies ? Comme tu l’as fait ce jour-là ? Souviens-toi… Mon escouade, la tienne. Mes hommes étaient partout, et les tiens en sous nombre.
La haine tordit un peu plus le visage souillé de Manfred.
— Cette embuscade n’aurait jamais dû faire couler autant de sang…
— Vous avez massacré mes hommes. J’ai massacré les vôtres.
— Un monstre a massacré mes hommes ! hurla Manfred. Un monstre qui avait ton visage !
Sa respiration heurtée projetait une pluie de postillons sanglants sur le sol froid du bunker.
— Tu vas regretter de ne pas t’être assuré que j’étais bel et bien mort, démon. Tu vas regretter que j’aie survécu à ce jour.
Lester écarta ses coudes de son corps et ouvrit ses paumes devant lui. Ses avant-bras étaient couverts d’un sang poisseux. L’odeur s’insinua jusque dans sa bouche. Sa propre voix lui parut lointaine.
— Nous étions en guerre.
— L’Humanité était en guerre ! vociféra Manfred. Tu as beau te faire passer pour un homme, je sais qui tu es, Cromwell. Je sais ce que tu es. Je sais quel monstre se cache derrière ton visage juvénile et ta voix de velours. Ces conflits futiles ne sont qu’une distraction qui empêche tout le monde de voir le véritable ennemi. Mais moi, je l’ai vu. Et je ne l’oublierai pas. Ma lignée n’oubliera pas, car je l’enseignerai à mes enfants, pour qu’ils l’enseignent aux leurs. Et à travers eux, je finirai par te détruire, vampire !
La voix de Lester commença à vibrer d’un grognement sourd et bestial.
— Tu es mort. Vous êtes tous morts.
Manfred émit un rire dément. Son visage ensanglanté se fendit d’un large sourire. Au fond de son regard, Lester perçut le feu de la haine alimenté par le souffle de l’effroi. Puis, le rire du soldat se tut soudainement. Son bras se décolla de son corps pour se tendre vers l’avant. Il tenait un revolver.
— Toi aussi.
La vue de l’arme et le cliquetis du cran de sûreté firent réagir le vampire et donnèrent sens aux paroles de Manfred. Il poussa un grondement féroce, ses lèvres se retroussèrent du nez jusqu’au menton et presque d’une oreille à l’autre, découvrant des crocs acérés qui ne feraient qu’une bouchée de la gorge du soldat.
Son corps recroquevillé se déploya ; il bondit en avant. Le coup de feu retentit. Son poids s’écrasa contre le corps de Manfred. Ses dents cherchèrent sa gorge mais mordirent du vide ; son poing visa les côtes du soldat mais fendit le mur derrière celui-ci. Des livres lui tombèrent sur la tête.
Des livres ?
Amassé dans l’angle, le souffle court, Lester regarda autour de lui. Il était entouré d’objets familiers. Peu à peu, l’odeur de la mort et du métal chauffé disparut pour laisser place à celle de la pierre froide et de la cire de bougie. Il se trouvait dans la cave, étendu à côté de sa bibliothèque. Le mur perpendiculaire aux étagères était enfoncé et fissuré proche du sol, là où Manfred s’était trouvé assis quelques instants auparavant. Il n’avait jamais été là, réalisa Lester.
Se redressant en position assise, il contempla les phalanges écorchées de sa main droite. Les blessures se refermaient à vue d’oeil, et les hématomes se résorbaient déjà. Passant sa langue sur le côté de sa bouche, il goûta à son propre sang. Ses canines avaient écorché ses lèvres.
Au bout d’un long moment d’immobilité, le vampire se releva lentement. Les détonations avaient cessé. La maison avait retrouvé son calme. Il ignorait quelle heure il était, mais il n’avait aucune envie de remonter, ni de déverrouiller la porte de la cave.
Baissant les yeux vers le sol, il contempla l’impact que son poing avait infligé au mur. Il allait avoir besoin d’un autre poster, ou d’un nouveau meuble.
Je me lance dans la lecture de ton roman, et j'ai mangé les chapitres.
J'aime la manière dont tu décris Lester : un être complexe, face à un monde contemporain (je sors de la lecture de Dracula de Stoker - pas exactement le même londres ;), en recherche de lien (que ce soit avec des humain-es ou des vampires), qui vit en coloc...Et qui a un stress post-traumatique. Il a de l'épaisseur.
Dans cette scène, tu maîtrises bien la montée de la tension, du quotidien à la course '"au bunker". Jusqu'à l'écroulement des livres, qui la fait retomber d'un coup. Joliment fait, vraiment.
Je me demande vraiment où cela va amener Lester: va-t-il trouver d'autres vampires? Qui était l'homme au bar? Qu'en sera-t-il de sa relation avec Léonie, qui semble ne pas voir plus qu'elle ne devrait?
Petite remarque: Comme Rimeko, j'ai eu du mal à situer Livingstone comme allemand.
Au plaisir de te lire!
Merci en tous cas ! Ça fait plaisir de constater que la complexité de Lester ressort autant.
En effet, ses secrets mettent ses relations et sa petite vie discrète en péril. A voir comment il gèrera tout ça ~
PS : Après relecture quelques semaines auparavant je me suis rendu compte que le nom de famille Engelstein a été (incorrectement) remplacé par Linvingstone à certains endroits. Je ne sais plus pourquoi ._. Je devais être indécis au moment du choix. En tous cas, le bon est bel et bien Engelstein.
Okay j’avais dit que je reviendrai après les HOs, Les carnets étaient dans ma PAL et tout, et bon voilà il a fallu le Bingo PAen pour me mettre un coup de pied aux fesses mais je suis là maintenant x’D
Un peu de chipotage au fil de ma lecture :
« Même debout devant le comptoir de la cuisine, il ne l’avait pas vue s’approcher pour ouvrir le réfrigérateur et se saisir d’une bouteille de jus d’orange. Devant lui, le comptoir et ses mains étaient couverts de farine. » -> J’ai dû relire avant de comprendre que c’était Lester qui était « debout devant le comptoir... » - en plus, y a une répétition de « comptoir ».
« Pour quelqu’un qui ne supportait aucune nourriture conventionnelle, le vampire avait gardé la nostalgie de l’art culinaire et se réjouissait de pouvoir encore le pratiquer grâce à Léonie. » -> Il manque quelque chose dans la seconde partie de la phrase pour contrebalancer « pour quelqu’un »... je pense.
“La cave avait disparue (disparu). »
« Il se souvenait de sa rencontre avec Manfred Livingstone. » -> Je sais pas s’il y a une raison derrière le choix de son nom, mais « Livingstone » ça fait tellement anglais que je me suis posé des questions sur l’origine de ce soldat. C’est voulu ?
« C’est bien cela votre véritable nom, je me trompe ? » -> C’est purement personnel là, mais avoir un « cela » dans un dialogue ça me sort de l’illusion d’entendre de vraies personnes parler... C’est normal que les dialogues dans un livre soient plus soutenus / différents de la façon dont les gens parlent dans la vraie vie, mais...
« Amassé (Ramassé ?) dans l’angle, le souffle court, Lester regarda autour de lui. »
J’aime beaucoup comment la description de l’orage est, dès le tout début, associé à des détonations et à la guerre. Ça fait sens pour un vampire de l’âge de Lester d’avoir participé aux guerres mondiales, oui... et d’en avoir des traumas, aussi. Le contraste est glaçant entre la petite scène domestique de pizza-jeu vidéo, et le flashback du bunker. Le retour à la réalité, avec les livres qui tombent, est bien géré aussi, dans le sens où on s’y attend en tant que lecteur mais l’impact est toujours présent.
Ma seule remarque serait que Manfred a l’air de diriger sa haine / peur des vampires sur Lester seulement, sans mentionner qu’il suspecte qu’il y en ait d’autres, ce qui fait que la combinaison de « je dirais à mes enfants que tu existes » et « je vais te tuer là aujourd’hui » est... un peu déconcertante.
(ah, en remontant un peu la page pour voir si j’avais pas oublié une scène à commenter, je retombe sur la dernière phrase... est-ce que ça veut dire que tous les posters sur les murs représentent un moment similaire ? TT)
Merci pour toutes ces observations, c'est le genre de chose que je suis content d'avoir sous les yeux pendant le travail de réécriture ;)
Et effectivement, l'agencement des meubles et des affiches dans la cave ont tendance à cacher le même genre de dégâts, qui ont été occasionnés dans des situations similaires.
J'adore la manière dont le passé de Lester revient le hanter, c'est vraiment très bien raconté et le passage de la réalité au souvenir/cauchemar se fait de façon très naturelle. Tu as une plume qui rend le récit très vivant et aide à se projeter facilement dans ton histoire, c'est un régal de te lire.
Un chapitre extrêmement intense où l’on remonte le fil de l’histoire pour découvrir Lester prisonnier de guerre. On comprend sa peur panique de l’orage qui lui rappelle le son du canon. Lester a un ennemi juré, Manfred Livingstone, est-ce lui qui se trouvait au bar ?
Léonie pourra-t-elle parvenir à aider son ami sans y risquer la vie ? On aimerait y croire.
Juste une remarque :
- capable de bondir d’un sujet à un autre : ou de rebondir ?
Je poursuis…
On en apprend un peu plus sur le passé de Carole dans ce chapitre et ses traumas et l’on apprend également l’existence d’une lignée ennemie qui apparaitra plus tard ? En tout cas je l’espère !
Sur une notre moins positive, j’ai trouvé cette phrase : « À avoir le regard aussi mélancolique que celui d’un vieillard. T’as beau faire ton âge, et même moins parce que t’es imberbe, parfois tu donnes l’impression inverse. » Un peu maladroite, mais ce n’est que mon avis et je ne sais pas s’il est vraiment pertinent