Le Ciel grondait si fort que la Terre en tremblait. La maison la plus esseulée de Grovelands Park se dressait en hauteur sans aucune crainte. Dans l’entrée, un grand manteau et un chapeau étaient suspendus. Les volets renforcés étaient clos, n’y laissant entrer aucune lumière, et le rez-de-chaussée était vide de toute présence.
Un calme étrange régnait dans le sous-sol aveuglé de lumière artificielle. Plusieurs mètres de terre, de bois, de pierre et de béton séparaient l’homme de la tempête. Dieu n’avait aucune voix en Enfer. Car c’était son enfer, le pire de tous, celui auquel Ulrich ne pouvait échapper. Dans cet antre, il se préparait à en affronter les démons.
La grande armoire d’acajou ouvragée contre le mur du fond, le crucifix qui la surmontait étendaient leur aura à travers la pièce. Quant aux murs droite et gauche, ils soutenaient avec une fierté morbide de nombreuses armes anciennes ; baïonnettes, rapières, fusils, revolvers. Sous la lumière froide des néons, ces reliques renvoyaient un vif éclat argenté. Il en était de même pour les armes plus récentes que renfermait la haute armoire. Des pistolets en tous genres, de lourds revolvers, des carabines et leurs munitions, ainsi que plusieurs armes blanches de tailles différentes se côtoyaient derrière ces portes, parfaitement alignés. La crosse des arme à feu, leurs balles et la poignée des coutelas et des glaives étaient en partie faites de ce même métal.
Assis au grand bureau avoisinant l’armoire, Ulrich nettoyait minutieusement un Glock 20 de calibre 10 millimètres et vérifiait le bon état du plaquage d’argent sur la lame d’une dague à double tranchant. Tout devait être prêt. Tout devait être parfait. Contre les vampires, les secondes chances n’existaient pas — ou alors, elles coûtaient bien trop cher. C’était ce que son père lui avait appris. Cet homme que tout le monde prenait pour un fou, un illuminé trop marqué par les horreurs de la guerre, avait consacré la moitié de son existence à cette traque ; la tâche de l’achever incombait à Ulrich, désormais. Il le devait à son père. Il le devait aux victimes. Il le devait au Seigneur.
Sa foi, son fidèle Glock 20 à la crosse incrustée d’argent, ainsi que ses lames suffiraient. Sa cible serait probablement seule. Il était rare qu’un vampire croise la route d’un des siens. Dieu merci, Ulrich avait réussi à éviter cela à Londres, quelques semaines auparavant. La moitié du travail était fait. Cependant, il ne devait pas négliger la prudence. Trouver l’antre de la seconde créature allait s’avérer difficile et dangereux. Si la chasse échouait et qu’il devenait la proie, personne n’en saurait jamais rien. Un vampire en pleine possession de ses moyens était intelligent et savait disposer d’un corps ; derrière chaque affaire non résolue, derrière chaque personne disparue, pouvait se cacher l’un de ces démons assoiffés de sang.
Ulrich leva les yeux vers le portrait suspendu au mur, au-dessus du bureau ; un homme à la mine sévère et au visage marqué par les épreuves englobait la salle du regard, figé dans une éternité monochrome. Ses souvenirs liés à ce visage étaient lointains, évanescents. Il n’était pas sûr de savoir encore à quel genre d’homme ces traits avaient appartenus. Cette photographie, ainsi que les connaissances, la rage et la détermination transmises par son père, étaient tout ce qui lui restait de lui. Cet héritage, Ulrich allait le défendre, l’honorer comme il se devait. Son père avait eu raison. Il le prouverait.
Un feulement agressif le tira de ses pensées. Il se tourna vers la porte, se leva et s’en approcha. À quelques mètres de là, un gros chat gris faisait face à la porte située au fond du couloir. Une lourde porte métallique. Le dos rond et le pelage hérissé, il sembla à peine remarquer qu’Ulrich se tenait derrière lui. L’homme soupira.
— Je sais, Wagner. C’est pour ça que je veux que tu restes en haut.
Il fit quelques pas, se pencha et ramassa l’animal pour le porter. Le chat crispa ses griffes sur l’épaule de son maître mais se laissa porter en haut des escaliers, en dehors du sous-sol. Il ne se calma que lorsqu’il en fut assez loin.
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La bibliothèque avait changé d’emplacement dans la cave. Les deux meubles identiques, autrefois alignés contre un seul et même mur, étaient désormais perpendiculairement disposés dans un angle. Lester resta debout face à son nouvel aménagement, pensif. Il n’avait pas trouvé mieux pour dissimuler ce nouvel impact sur le mur ; un poster des Beatles si proche du sol n’aurait eu aucun sens.
Satisfait, le vampire se détourna et vérifia l’heure : vingt-deux heures quatre. Il venait de passer près de trois heures dans sa cave et commençait à ressentir un creux désagréable dans son estomac. Déplorer le temps perdu lui arrivait rarement, mais ce soir-là, il se surprit à regretter de ne pas être sorti plus tôt pour chasser. Se rendre à Hurlingham et faire de Matt Norton son prochain repas n’était pas une option. Le soir idéal pour cette proie serait un vendredi ; l’homme célébrait avidement chaque début de week-end au bar.
Lester s’assura de dissimuler les traits vampiriques de son visage avant de remonter au rez-de-chaussée, passant au crible son registre mental de potentielles victimes. Il pouvait prendre la vie d’une personne souffrante à l’hôpital, ou jeter son dévolu sur une proie plus hasardeuse, comme il l’avait fait avec Hailey. Il ne s’adonnait que rarement à cette deuxième option. Malgré les propriétés coagulantes de sa salive, et sa réactivité à appeler les secours après avoir ingéré environ un litre de sang, il arrivait que sa victime ne survive pas. Les années avaient beau atténuer le poids de ces morts sur sa conscience, Lester en ressentait toujours de la culpabilité — même si ses états d’âme ne l’empêchaient plus de tuer. De plus, chaque proie saine et sauve qu'il laissait dans son morbide sillage représentait un risque de plus pour sa discrétion et son anonymat.
Les malades condamnés étaient un recours qu’il jugeait acceptable. Quant à la chasse qui consistait à observer la population afin de repérer et traquer les criminels, il s’agissait de loin de son sport favori — suivi de près par le hockey sur glace. La satisfaction qu’il en tirait ne venait alors pas simplement d’une primitive sensation de satiété, ni de la chaleur douceâtre du sang.
Pour l’instant, il devait cependant admettre que cette perspective le faisait davantage saliver qu’une quelconque activité de justicier nocturne. Le vampire emprunta l’escalier qui menait à l’étage et passa à pas de loup devant la chambre de Léonie pour rejoindre la seconde pièce ; une chambre d’amis, équipée d’un canapé convertible. C’était ici qu’il rangeait ses vêtements, ainsi que quelques autres effets personnels sans grande importance.
Une fois habillé, Lester se détourna pour rejoindre les escaliers, mais s’immobilisa à peine sorti de la chambre ; celle de Léonie venait de s’ouvrir, et la jeune femme s’avança dans le couloir en face de lui. Elle était déjà en pyjama. Son air préoccupé n’échappa pas à Lester, malgré ses efforts pour paraître désinvolte.
— Tu sors ?
Il hocha la tête. L’orage s’était calmé, les nuages avaient disparus. Il devait encore se nourrir, et profiter du reste de sa nuit pour approfondir la piste du Lair of Biters. Il ne pensait pas avoir pleinement exploité cet endroit. Peut-être qu’il finirait par flairer la piste d’un autre vampire. Ou celle de l’homme au chapeau. Sinon, il étudierait l’idée d’en faire un terrain de chasse. Après tout, ces faux vampires se mordaient le cou durant leurs préliminaires de banquettes. Un filon exploitable.
Ensuite, peut-être finirait-il sa nuit chez Nader, ce salon de thé situé sur les quais de la Tamise. Il ouvrait ses portes à sept heures trente. C’était l’un des premiers endroits que Lester avait connu de cette Londres moderne, lorsqu’il y était revenu. Une nuit de chasse comme une autre, il avait pris Nader pour cible tandis que ce dernier ouvrait sa boutique. À l’époque, le jeune homme venait d’obtenir son salon de thé, et Lester était encore seul dans cette immense ville. Au moment fatidique, le vampire n’avait pas bondi. Puis Nader l’avait vu, et commencé à lui parler. Conscient qu’il ne pouvait plus agir, Lester avait répondu. Puis, il était entré sous invitation de Nader, et avait été son premier client.
— Passe une bonne nuit, dit-il en passant à côté de sa colocataire pour traverser le couloir.
— Lester ?
Il s’arrêta et se retourna.
— Oui ?
Léonie balançait son poids d’un pied à l’autre et tenait son bras derrière son dos en regardant le sol. Elle était un livre ouvert. Lester ignorait ce qu’elle s’apprêtait à lui dire, mais il devina que le sujet la touchait. Patient malgré sa faim, il l’encouragea du regard.
— Je… je comprends que tu veuilles être seul dans les moments où tu as peur, comme tout à l’heure. Je voulais juste te dire que… Si c’est à cause de moi, de ma réaction lorsque…
Elle inspira pendant plusieurs secondes, puis releva la tête pour croiser le regard de son ami.
— Je suis désolée d’avoir ri la première fois que c’est arrivé, je… j’ai été tellement conne, balbutia-t-elle avec des yeux brillants. Je veux juste que tu saches que je regrette, et que j’ai jamais voulu te blesser-
Tandis que l’émotion serrait la gorge de Léonie et empêchait d’autres mots de sortir, le sourire de Lester tomba et ses yeux s’arrondirent légèrement. Cela était arrivé trois ans auparavant, alors que son amie ignorait encore tout de ce qu’il lui avait ensuite vendu comme une phobie. Il se souvenait encore de ce premier orage passé dans cette maison. Ce jour-là, le vampire était resté plus longtemps que de raison dans la cave, vide et dénuée de meubles à cette époque. La réaction amusée et moqueuse de Léonie l’avait bel et bien atteint, bien plus qu’il ne l’admettait encore aujourd’hui, mais depuis, l’eau avait coulé sous les ponts. Elle s’était excusée plusieurs dizaines de fois en comprenant à quel point sa réponse avait été déplacée. Il n’avait pas réalisé qu’elle y pensait encore après trois années de collocation. Peut-être s’imaginait-elle que la rancoeur poussait Lester à s’isoler dans ces moments.
Il fit demi-tour et s’arrêta face à la jeune femme. Avec la même douceur qu’exprimait sa voix, il passa ses bras autour d’elle et l’attira contre lui. Cela restait la meilleure réaction à adopter lorsqu’elle se sentait mal. De toute façon, lui avouer l’origine de sa peur ne l’aurait pas aidée à dédramatiser, au contraire. Et cela lui aurait inspiré davantage de questions auxquelles il ne pouvait pas répondre.
— Eh, ne t’en fais pas Léo, la rassura-t-il à mi-voix. C’est oublié et pardonné depuis longtemps. Promis. Tu n’as plus rien à te reprocher. D’accord ?
Il la sentit hocher la tête contre son épaule tandis qu’elle lui rendait son étreinte. Il resta ainsi, lui accordant un instant loin de son regard ; il savait que cela l’aiderait à reprendre contenance. Lester s’écarta seulement lorsqu’il sentit sa respiration et ses battements de coeur ralentir, une main sur son épaule mince. Léonie s’essuya les yeux d’un revers de manche, et son regard revint vers Lester avec hésitation. Elle avait un peu honte de s’être laissée aller devant lui, mais cela semblait lui avoir fait du bien.
Il lui adressa un léger sourire, et elle finit par le lui rendre.
— Est-ce que ça t’aide vraiment ? demanda-t-elle. De te réfugier à la cave pendant une crise ?
Lester hésita. Où qu’il aille, ses souvenirs ressurgissaient. Le tonnerre et les feux d’artifices devenaient des coups de feu, et une cave devenait un bunker ébranlé par les bombardements. Mais au moins, dans cette cave, Léonie ne pouvait ni le voir, ni subir le même sort que les murs. Il se demanda s’il pouvait lui livrer une part de vérité.
— Oui, répondit-il. Parce que c’est l’endroit le plus sûr… Pour moi, et pour toi.
— Pour moi ?
— Je ne sais pas vraiment ce que je fais quand je me retrouve dans cet état. C’est pour ça que je préfère que tu sois loin. Ça n’a rien à voir avec ta réaction. C’est simplement mieux comme ça.
Léonie sembla pensive, mais finit par hocher la tête. La culpabilité commençait à déserter ses traits. Lester était soulagé qu’elle ne s’y raccroche pas, et tout aussi soulagé qu’elle ne lui pose aucune autre question.
— D’accord, admit-elle. Excuse-moi. Je voulais pas revenir sur quelque chose de désagréable.
— C’est rien. Tu peux dormir tranquille.
Sans qu’il ne puisse rien y faire, son estomac émit une plainte sonore. Gêné, il ne bougea pas d’un millimètre et détourna le regard. Cela eut le mérite de faire rire la jeune femme.
— Va donc manger, rétorqua t-elle en retrouvant un semblant de son sourire malicieux. Il reste la moitié de la pizza. Merci au fait, elle est délicieuse.
Se hissant légèrement sur la pointe des pieds, Léonie l’embrassa sur la joue et fit réapparaître son sourire.
Tous deux prêts à passer une nuit drastiquement différente l’une de l’autre, ils se saluèrent et la jeune femme retourna dans sa chambre. Lester redescendit au rez-de-chaussée et ne fit aucun détour par la cuisine avant de quitter la petite maison nichée au coeur de Teddington.
Au fil de ma lecture :
« La grande armoire d’acajou ouvragée contre le mur du fond, le crucifix qui la surmontait étendaient leur aura à travers la pièce » -> j’aurais mis un « et » au lieu de la virgule, sinon on a l’impression qu’il manque un bout de la phrase je trouve.
« Quant aux murs (à) droite et (à) gauche » -> ou « de droite et de gauche », éventuellement...
« ces reliques renvoyaient un vif éclat argenté. Il en était de même pour les armes plus récentes que renfermait la haute armoire. [...] La crosse des arme(s) à feu, leurs balles et la poignée des coutelas et des glaives étaient en partie faites de ce même métal. » -> Oh, j’avais pas immédiatement fait le lien entre « éclat argenté » (que l’acier peut avoir aussi...) et le métal argent, du coup j’ai relu plusieurs fois. Puis, pourquoi la poignée des armes blanches, et pas leur lames ??
« Malgré les propriétés coagulantes de sa salive » -> pour un organisme buveur de sang, c’est... particulier. Dans la nature, c’est l’inverse : la « salive » des chauve-souris, sangsues, moustiques, etc, est fluidifiante.
« Elle avait un peu honte de s’être laissée aller devant lui » -> On sort de la narration au point de vue interne là, en entrant dans les pensées de Léonie.
Houlà, y a quelqu’un dans la cave d’Ulrich, um ? Un vampire ? Celui de Londres ? Ou quelqu’un sur lequel il fait des tests ?
(Très classe au passage les phrases un peu épiques sur la religion et tout, au début du chapitre ^^)
J’imagine que c’est le fils de Manfred, du coup... qui essaie donc de perpétuer le combat de son père, découvert au chapitre précédent. Tu introduis de nouveaux éléments pour garder l’attention des lecteurices je vois :P (et ça fonctionne parfaitement)
J’aime bien les pointes d’humour que tu glisses ici et là. Bon, Ulrich est-il bien l’homme du bar ? Et qui retient-t-il prisonnier dans la cave ? Serait-ce la mystérieuse actrice disparue et qu’il s’apprêterait à tuer ?
Léonie ne serait pas en train de tomber amoureuse de son étrange colocataire ?
Beaucoup de questions mais toujours autant de plaisir à te lire :
- Quant aux murs droite et gauche : de droite et de gauche ? ou quant aux murs tout court ?
Je poursuis…
Effectivement, on peut s'imaginer que Léonie éprouve des sentiments pour Lester (leur entourage se l'imagine souvent), mais leur relation restera purement amicale. Je préfère le dire au cas où certain.e.s lecteur.ice.s s'imagineraient la même chose et seraient déçu de la suite haha