4. Le Chrysanthème (2)

Digne d'un palace miniature, l'intérieur m'accueille d'une bouffée d'air frais et d'effluves de lilas — de richesse —, la fleur préférée de la fille. Evalyn me propose une boisson, que je refuse. Yohri s'empiffre d'une tarte peu ragoûtante dans leur cuisine américaine et me salue lorsque nos regards se croisent.

— Mais qui est cette jolie créature qui pénètre par effraction sur ma propriété ?

Je m'oblige à l'imiter, en espérant qu'il ne prenne pas ça pour un geste affectueux. Ce gars-là est follement — et curieusement — amoureux de moi depuis ma perte de poids au collège, et dès que je vois ses yeux, je vois son torse, ses hanches… ahem.

Yohri est objectivement bien foutu, alors oui, j'ai saisi ma chance, et ai couché quelques fois avec lui, sans sentiment aucun hormis le plaisir. Je lui avais bien enfoncé dans le crâne, mais il ne retient que ce qui l'arrange. Il se persuade qu’il a encore encore une chance avec moi.

Je le fuis jusqu'à la chambre à l'étage.

La justicière est plongée dans la paperasse, coudes plantés dans son bureau de lait. La brise apportée par la fenêtre se mêle à la douce guitare murmurée par les haut-parleurs ; elle souffle les pointes en aurore boréale de la jeune femme qui serpentaient sa chaise.

— Mon petit chrysanthème, m'excité-je.

— Ma grande Navy !

— Ton frère s'est fait à manger ?

— Ah bon ? Non… Je crois pas.

— Pourtant, ce qu'il mange a pas l'air terrible. Donc ça peut pas être ta mère. Et ton père est jamais là.

— Ah, bah, merde ! J'en serais pas étonnée, alors. Il essaie de m'égaler, mais tu sais très bien que tout ce qu'il fait, je le fais mieux. Et c'est pas moi qui le dis.

— À ce point ?

— Tu te souviens, quand il est devenu ECO ? En réalité, mes parents prévoyaient qu'il le devienne beaucoup plus tôt, à ses dix-huit ans. Ils l'aiment bien, mais bon… les cadets sont meilleurs dans tous les domaines, c'est connu.

Je laisse mes espadrilles, qui ont fondu dans ma combinaison, à l'entrée. Oriane n'a pas bougé d'un pouce. Ses travaux l'aspirent.

— Dur labeur, hein ?

— Non, ça se voit autant ? souffle-t-elle en enlevant sses lunettes. J'ai presque pas dormi de la nuit. Je crois que je vais me marier avec ces bouquins.

— J'espère que ça vaut le coup.

Elle s'affaisse sur sa chaise, mais son regard s'élève.

— Tu penses que je fais ça pour rien ? Bien sûr que ça vaut le coup ! D'ailleurs, je me plains pas. J'aimerais juste être un androïde et pas avoir besoin de sommeil. Heureusement, dans quelques années, je serai la meilleure avocate du coin, ricane-t-elle.

 Malgré ses deux ans de moins, Oriane s'épanouit bien plus dans ses études, et ne parlons pas de sa confiance en soi. Elle ne se ménage pas pour atteindre ses objectifs. Quand elle ne dessine ou ne peint pas, elle se plonge dans le droit et la politique, parfois même sur le terrain, à la Cour des Cœurtex, le plus grand tribunal de Yer'nayin.

— Tu doutes de moi, c'est ça ?

— Quoi ? Non ! gloussé-je. Enfin, à part quand tu dois déclarer ta flamme à ton petit homme.

— Oh, qui a parlé ? Je crois entendre quelqu'un, mais… non, je dois rêver. Enfin, tu permets ? Je finis mon paragraphe, sinon, je vais pas arrêter d'y penser. Fais comme chez toi.

— Parce que c'est pas chez moi ?

Mon sac s'écrase près de la commode vernie et son matelas rembourré m'enlace. Simpliste, mais agréable, rangée et organisée en apparence, cette chambre respire l'esprit d'Oriane. Des photographies, des peintures et des miroirs ornent les murs. Tout a sa place : les disques durs d'encyclopédie, les tablettes de maquillage, les toiles vierges et même les crédits que lui apporte son trafic de cr'x'tal.

Son clavier claque contre le bureau. Elle s'apprête à se lever — trois, deux, un… Ses boucles blondies rebondissent en vision périphérique, ses yeux océaniques me sourient, son corps pirouette et son dos s'étale sur le lit. Elle m'imite, bras derrière le crâne, posée comme ma symétrie parfaite.

— Alors, comment va la femme de ma vie ?

— Malheureusement, pas très bien. Pour tout te dire, elle est perdue.

— Je suis désolée de pas avoir eu le temps de prendre de tes nouvelles… et de sous-entendre que c'était à toi de venir vers moi.

— Non, t'inquiète pas. J'ai pas eu le temps non plus.

— Alors… tu veux en parler ? Ou tu veux te changer les idées ?

— C'est… encore mes parents, soufflé-je.

— Ils se sont disputés ?

— Pire. L'autre jour, je suis allée chez Margaret, j'en avais eu marre d'étouffer à la maison… mais quand je suis revenue, devine ce que j'ai trouvé ?

— Me dis pas qu'ils faisaient l'amour.

— J'aurais préféré, clairement.

— Ah. Alors c'est sérieux.

Je déglutis, comme pour me préparer à lui annoncer. Effectivement, c’est sérieux.

— Elle lui a brisé le coeurtex.

Sa réaction se fait attendre.

— Quoi ? s'étouffe-t-elle. Répète ?

Son incompréhension m'extirpe un gloussement — peut-être nerveux. « Mieux vaut en rire qu'en pleurer », dit-on.

                              Alors j’en ris.

— Ouais, c'est génial, je sais. Ah, oui, et elle est partie ! Elle est jamais restée aussi peu de temps. Un record.

                              Elle restera dans les Missions, en revanche.

Un autre gloussement, mais celui-ci pèse contre ma poitrine. Je déteste quand ma vie m'échappe, et surtout, je déteste me montrer faible. Je préfère encore paraître insensible plutôt que de passer mes journées à me morfondre…              Bordel. On va vraiment me prendre pour une Absinthe, si ça continue. Heureusement, Oriane me comprend. Elle se redresse pour poser sa main sur mon cœurtex, et son regard dans le mien. Son visage ciselé, travaillé au pinceau fin, fait partie de ceux que l'on veut étudier, caresser et photographier tant leurs traits doux et anguleux à la fois fascinent.

— Tu l'as emmené chez Margaret ?

— Elle a pas réussi à le réparer. J'ai appelé le Château, ils m'ont envoyé chier. Je sais pas quoi faire.

Ma langue s'imprègne d'un arrière-goût métallique. Je me suis arraché une peau de lèvre. Sans doute un signe de mon agressivité…

Oriane hésite.

— Ça m'étonne pas. D'après mes parents, ils n'acceptent plus que les ECOs.

— Mais si ça t'arrive, ils te prendront en charge sans problème.

— Oui... car j'ai une famille composée quasi exclusivement d'ECOs. Ça jouera forcément en ma faveur.

— C'est dégueulasse, non ? Dans une société qui prône le mérite, que des gens soient privilégiés juste grâce à leur famille ? Y'a pas un article dans la Charte sur le népotisme ?

— Je crois qu'ils acceptent aussi les moins de dix-huit ans et deux mois. L’âge légal pour devenir ECO est de dix-huit ans, et je les ai eus il y a un mois, mais même pour moi, c’est impossible de se faire dorer aussi vite.

— Mais… Je comprends juste pas. Mon père mérite rien de tout ça.

— Je sais. Je suis désolée. Je peux demander à ma famille, si tu veux. Aux dernières nouvelles, mes parents apprécient ton père autant que moi.

— Ce serait sympa.

Nos paternels se connaissent grâce à nous. Lorsque je souffrais de surpoids, pendant mon enfance, je subissais de nombreuses moqueries et regards malveillants de la part des autres élèves. Je me souviens encore d'une discussion qui m’avait marquée en rentrant à la maison.

— Papa? Tu m'as dit que les méchants à l'école avaient pas de cœurtex parce qu'ils étaient méchants avec moi, mais ils l'ont encore. C'est quand, qu'il deviendra vert ou qu'il se cassera?

— Ma chérie… ça ne se passe pas exactement comme ça, malheureusement.

— Mais c'est toi qui l'as dit, ils sont méchants. Pourquoi ils sont pas bannis comme les autres méchants?

— Les enfants sont trop jeunes pour jauger leurs actions et démêler le bien du mal. Cela se développe avec l'âge, alors on ne peut pas les punir.

— Mais je comprends, moi.

— Je pense… que tu comprendras plus tard. Vraiment. Sache en tout cas que ce genre de chose rend ton cœurtex bien plus solide. Ils ne le briseront pas. Ils essaient, car ils pensent que c'est drôle, mais ils ne font que le rendre plus fort.

Et aujourd'hui, je comprends. Si je les retrouvais, je remercierais mes bourreaux les bras ouverts pour m'avoir appris une facette de Yer'nayin que peu connaissent ou assument — rien ne nous punir pour blesser un cœurtex, tant que l'on ne le brise pas.

À l'époque, la seule avec qui j'ai su me lier d'amitié malgré notre différence de classe était Oriane. Nous ne nous sommes jamais quittées depuis.

— Ils vont bien, tes parents, d'ailleurs ?

— Oh, quand est-ce qu'ils vont mal ? rit-elle. Ils bénissent la ville et la ville les bénit. Tant mieux pour eux.

— Alors qu'il y a des montagnes de cadavres à cause de la crise, derrière le Château ?

— Quoi ? Qui t'a dit ça ?

— Oh, j'imagine juste.

— Je sais que mon père est très impliqué dans la pénurie, mais c'est vrai qu'il est souvent évasif lorsque je tente de lui soutirer des informations. De plus en plus d'Absinthes et de Sans-Cœurs sont jugés à la Cour, au point que l'on manque d'avocats. D'ailleurs, je crois que je vais devoir leur venir en aide.

— Sérieusement ? Félicitations !

— Merci.

— Vraiment, je suis fière de toi.

— C'est pour ça que j'essaie de comprendre un peu mieux comment ils fonctionnent.

— Comment ça ? Tu vas pas défendre des Absinthes, si ?

— Je vais être avocate. On se retrouve à défendre n'importe qui. Ce qui compte, c'est…

— Ouais, je vois. On défend l'ennemi pour payer sa vie, soupiré-je. Faut bien que quelqu'un le fasse.

— … Que la vérité l'emporte.

Ah, ma meilleure amie et son obsession pour la vérité. Elle la perdra, un jour.

— Les Absinthes sont coupables, affirmé-je. Toujours. Il n'y a pas d'autres vérités.

— Si tu le dis… Il n'empêche qu'en plus de crédits, ça devrait me rapporter quelques Morc'Or. J'en avais déjà récolté pas mal lorsque je travaillais à la crèche. Si tu veux, je pourrais te les offrir et…

— Non, ça sert à rien, j'en ai pas. Je deviendrai pas ECO comme ça. Mais merci quand même.

— Mh.

Elle s'égare dans une armoire où elle range la majorité de ses toiles, et moi, dans mes pensées. L'Art-Terre adore sa famille et son parcours lui permet de décortiquer le système de façon si détaillée qu'elle m'est inaccessible. Pendant ce temps, papa agonise dans sa chambre.

— On doit trouver une solution.

— Pour ton père ? Je demanderai à mes parents, je te l'ai dit.

— Non. Tu comprends pas. Ça fait plusieurs jours qu'il meurt à petit feu, il est seul, et stoïque, c'est horrible. Je peux pas rester plantée là sans rien faire. Et pour être honnête, je connais tes parents, ils sont gentils, mais c'est les premières à prôner le respect de la loi et j'en ai assez bouffé quand j'ai appelé l'Art-Terre.

Un silence. Elle hésite, les yeux voguant dans le vide.

— Toi aussi, je te connais, lâché-je. T'es pas pire qu'eux. Si vraiment je peux pas suivre la loi, je vais devoir trouver autre chose…

— Je sais pas, Navy. Je peux pas contredire mes valeurs ainsi.

— Il va crever ! Si c'était ton père et que personne voulait l'aider, tu resterais ici à rien glander ? À te dire « tant pis, c'est la vie, il l'a mérité » ?

— Le mérite fait pas tout dans la vie, tu sais !

Nous nous regardons, toutes deux éberluées.

— Désolée, ravale-t-elle. Je voulais pas dire ça.

Une vague de froid m'engourdit, et d'un coup, je ne me sens plus à ma place. Je crois que je traîne un seau de désespoir qui se déverse partout où je me pointe.

— J'étais venue ici pour de l'aide. Pas pour une leçon de morale.

— Non ! Excuse-moi !

Ses doigts boursouflés par les traces de bagues croisent les miens.

— On va trouver une solution. Je te le promets. D'accord ? Il faut que je sorte de ma bulle de privilèges, de légalité et tout ce toutim. Je vais t'aider.

— Enfin je retrouve ma petite vendeuse de cr'x'tal ! me moqué-je.

— OK. Baisse d'un ton, prends pas la confiance, arrête de m'appeler comme ça et là je t'aiderai.

Cette fois, mon rire ne germe d'aucune émotion négative, mais de sa grimace, purement amusante, et de son timbre aigu, identique à l'une de nos professeures que l'on imitait pendant des heures au collège.

Pour débuter notre remue-méninge, elle ouvre sur l'écran holographique de son bureau une page blanche qui n'attend qu'à se remplir d'idées — toutes celles pouvant aboutir à une solution est la bienvenue, du moins, en théorie.

— Tu vas me détester, mais on pourrait en voler un.

— Je… te déteste, affirme-t-elle, mais je viens de te promettre quelque chose, alors je note, en espérant que personne n'espionne mon compte. Par contre, j'ai besoin de conceptualiser pour survivre. Comment on ferait ?

— Tu pourrais réessayer de soutirer quelques informations à tes parents… plutôt à ta mère vu que ton père est souvent sur la réserve.

— Parfait. J'efface.

Elle joue la carte des gros yeux, mais moi, celle du chien battu — elle n'y résiste jamais.

— Mets entre parenthèses, si tu veux. C'est qu'une idée.

Nous passons plusieurs dizaines de minutes à nous torturer l'esprit en quête de suggestions farfelues pour sauver papa, à décortiquer le réseau internet de Yer'nayin, à y comparer les informations disponibles avec ceux cachés dans les livres d'Oriane et dans nos cerveaux. De fil en aiguille, nous abordons l'hypothétique disjonction entre un cœurtex et son propriétaire autrement que par le brisement. Mes études m'ont poussé à pratiquer la technique du saignage, maîtrisée des sanguinaires cordiaux, qui consiste en l'injection dans l'organe d'une quantité suffisante du sang pour qu'il se vêtisse de rouge et autorise la liaison avec la personne. Quid de l'inverse, toutefois, le désaignage ? L'un de mes professeurs m'avait assuré de l'impossibilité d'y procéder, mais l'idée me nargue. Si seulement je pouvais tester…

— Je trouve rien d'autre que ce que le monde entier sait déjà. Quand un cœurtex est vieux, défectueux ou brisé, le sang en coule. Il se dessaigne donc seul et n’appartient techniquement plus à personne. Le problème, c'est que ceux qui sont réparables le sont souvent avant le dessaignage complet.

— Si ça ne tenait qu'à moi, je briserais le cœurtex d'un Absinthe à la main et le réparerais moi-même…

                              même si je ne suis pas encore qualifiée pour remplacer un quelconque forgeur cordial.

 Oriane se creuse la tête.

— Pourtant, je suis persuadée d'avoir déjà entendu mes parents et d'autres ECOs parler de dessaignage manuel. C'est peut-être utilisé seulement pour recycler les cœurtex des Absinthes envoyés au Désert, justement. D'ailleurs, je serais pas surprise si leur réserve actuelle survit grâce à ça.

J'écoute à peine.

                              Briser le coeurtex d'un Absinthe…

                                                  Le réparer moi-même…

Le fil rouge de la conversation m'échappe lorsqu'une nouvelle idée m'assomme. Le dessaignage manuel à l’aide d’un quelconque outil ne nous mènera à rien ; le dessaignage automatique, en revanche…

— On pourrait briser le coeurtex de quelqu'un, s'assurer qu'il est réparable, mais attendre qu'il se dessaigne avant de le réparer.

— Je veux bien m'aventurer dans l’illégalité. Peut-être même tester les limites de la Charte. Tous les plus grands avocats savent qu'il faut parfois se salir les doigts et user de son imagination pour l'emporter… mais ça, briser une vie ? C'est cruel. Je te reconnais pas, là.

— Pas une vie. Un Absinthe.

Un moment d'absence.

— Je te reconnais mieux, mais de mon côté, ça ne change rien.

Oriane me plante un couteau de déception dans le dos. Son jugement de valeur me déchire l'égo… car elle a raison. Je ne peux pas me résoudre à penser comme eux. À trop vouloir jouer aux héros, on termine chez l'ennemi, et je n'ai pas encore poussé les ECOs dans leurs derniers retranchements. La juriste m'ôte les mots de la bouche :

— Déjà, avant de réfléchir à tout ça, écoute-moi bien, Navy. Tu dois t'agripper à l'espoir qui subsiste. Même s'il n'en reste qu'une cordelette effilochée. Malgré leurs valeurs, les ECOs restent une institution, et une institution, c'est de l'administration. Et pour qu'une administration t'écoute, tu dois insister. Donc, si tu m'accuses de battre de l'aile et de me dégonfler, j'assume, mais j'ai aussi peur. Avec ça, tu peux risquer l'emprisonnement ou le bannissement, et oui, les Absinthes restent des êtres humains et à ce titre, ils ont des droits. Tant qu'on n'a pas essayé tout ce qui est légal, je ne veux pas que tu tentes autre chose.

Elle m'analyse si bien que j'ai parfois peur qu'elle lise dans mes pensées.

                              Insister.

— Je peux emmener mon père au Château, leur redemander qu'ils lui donnent un cœurtex jusqu'à ce qu'ils me dégagent, mais après ? Je peux pas continuer indéfiniment ! Même la meilleure des nounous pourrait pas garder un putain de Brisé plus de trois semaines. Sans cœurtex, ça sert à rien.

— Je sais. Je sais… Habille-toi.

— Quoi ? 

Elle ramasse mes chausses et mon sac, l'air pressé.

— Vous allez au Château, toi et ton père. Maintenant. Moi, je vais interroger mes parents. On va y arriver. Accroche-toi à cet espoir.

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