Hayalee décida qu'elle aimait les maisons massaniennes et, plus encore, celle des Mil'Sina.
Le bungalow principal regroupait cuisine, salle à manger et salon tandis que son jumeau, en vis-à-vis, abritait les chambres et la salle de bain. Les deux bâtisses possédaient chacune un patio ouvert sur la terrasse commune et Hayalee comprit vite que les Massaniens vivaient plus à l’extérieur qu'à l’intérieur. Protégée du soleil et des intempéries par une large toile cirée tendue entre les bâtiments, la terrasse offrait un large choix de fauteuils, canapés, poufs et hamacs. La petite famille prenait tous ses repas dehors, se prélassait, lisait, jouait, discutait et travaillait dehors, cernée par les fougères et les palmiers.
Le salon, ou ce que madame Mil'Sina appelait « salon » tenait plus de la bibliothèque-salle d'exposition que d’un véritable salon. Les murs y étaient couverts d’étagères qui croulaient sous les livres et les parchemins. Hayalee n'avait jamais vu de collection privée aussi fournie, on y trouvait de tout : des essais de mathématiques, des herbiers, des cartes d'astronomie, des dessins d'anatomie, des ouvrages de philosophie, d'Histoire, de médecine et de chimie, en passant par des romans d'aventures et des biographies... Elle dénicha même des livres écrits dans des langues étrangères. À croire que les Mil'Sina s'intéressaient à tout. Et les livres n’étaient pas les seules merveilles de leur collection.
Hayalee n'en finit plus de jouer avec le globe terrestre qui trônait sous une des fenêtres et elle dut se faire violence pour ne pas toucher aux pièces d'ivoire d'un jeu de plateau inconnu. Elle ouvrit des yeux ronds en avisant les squelettes de petits animaux qui ornaient les sommets des bibliothèques, les mues de serpents sur le bord des étagères, les fossiles et coquillages rangés dans les tiroirs et les collections d'insectes séchés enfermés dans des coffrets. Parachevant le tableau, un mobile d'au moins six pieds de large pendait au plafond, représentant le système solaire.
Les globes qui mimaient les astres étaient un savant assemblage de métaux et d’éclats de verre de différentes couleurs. Comme si ça n’était pas suffisamment impressionnant, Lisandra ferma les volets et tira sur un ensemble de petites cordes, dans un coin de la pièce. Hayalee entendit quelque chose grincer dans le toit. La lumière du jour jaillit du faux soleil, par la multitude de trous qui couraient à la surface du laiton. Les faisceaux frappèrent les planètes en verre et celles-ci se mirent à chatoyer dans la pénombre, jetant leurs couleurs sur le sol et les murs.
— Simples jeux de miroirs et de lentilles, expliqua Lisandra. On capte la lumière sur le toit, puis on la redirige dans le soleil via ce conduit ; ensuite, les miroirs et les lentilles dans le soleil font le reste du travail.
Hayalee en resta bouche bée. Et la visite ne s’arrêta pas là.
Dans le troisième bungalow, qui tenait plus de la cabane de jardin, monsieur Mil'Sina avait installé son laboratoire. Un bureau sous la fenêtre, un tableau noir d'un côté et deux hautes armoires vitrées de l'autre. Rien de surprenant au premier coup d’œil, mais en y regardant de plus près, les armoires abritaient des produits qu'on n'achetait pas au coin de la rue. Des liquides et des poudres susceptibles de s'enflammer, d'exploser ou de faire fondre l'acier. Hayalee et Saru furent particulièrement fascinés par un drôle de liquide argenté que monsieur Mil'Sina fit rouler au creux d'une coupelle.
— On appelle cet élément « argent liquide », même si il n'en est pas. Ses propriétés sont très intéressantes, mais il est aussi extrêmement toxique.
En plus des produits, monsieur Mil'Sina possédait un joli assortiment d’ustensiles et de machines tous plus bizarres les uns que les autres : une centrifugeuse, un microscope, un appareil à distiller, une balance, des pipettes, des fioles, des tubes et des éprouvettes en verre de toutes les tailles et de toutes les formes. Sa fille prit une heure entière à nommer et expliquer la fonction de chaque appareil. Hayalee avait bien appris quelques rudiments de chimie, à l’académie, mais elle n'avait jamais rien touché de plus sophistiqué qu'un mortier.
Après un passage par la station météorologique bricolée dans un coin de la terrasse et une descente dans la cave creusée à la lisière de la jungle, le tour de la propriété s'acheva sur le potager, où madame Mil'Sina ne cultivait pas d’innocents fruits et légumes.
— Et ça, qu’est-ce que c’est ? demanda Hayalee en désignant de grosses baies noires à l’air appétissant. Ça se mange ?
— Seulement si tu veux mourir, dit Lisandra, et Hayalee s’en écarta aussitôt.
Il n'y avait pas à dire, la maison des Mil'Sina était un véritable temple de la connaissance. Un petit laboratoire dissimulé dans la jungle et qui regorgeait de trésors.
Monsieur Mil'Sina leur expliqua qu'il était à l'origine diplômé en mathématiques et chimie, mais avait relégué les chiffres et les composés au second plan après avoir découvert l'existence des Descendants. Il trouvait leurs aptitudes si incroyables qu'il avait décidé de consacrer son existence à percer leurs secrets. Hayalee fut autant troublée que captivée par sa vision des Descendants. Il n'en parlait pas comme d’êtres mystiques aux pouvoirs surnaturels, mais semblait plutôt les voir comme une nouvelle espèce animale qui attendait d’être étudiée.
C’était à la fois dérangeant, d’être considéré comme une drôle de créature qu'on aurait pu disséquer, et en même temps rassurant de se voir traiter comme quelque chose de naturel. Pour monsieur Mil'Sina, les Descendants n’étaient pas une anomalie, ils n’étaient pas des gens bénis ou maudits qu'il fallait vénérer ou craindre, mais avaient au contraire tout à fait leur place dans l'univers. Leurs aptitudes avaient beau être un phénomène rare qu'on peinait à expliquer, aux yeux du savant, elles relevaient de la biologie et en aucun cas du divin ou de la magie. Chose qu'Hayalee n'avait jamais envisagée.
Avoir sous la main deux Descendants en chair et en os ravit monsieur Mil'Sina au plus haut point. Ses yeux brillaient derrière ses lunettes chaque fois qu'ils se posaient sur Hayalee et Saru et sa voix vibrait d'une excitation qu'il avait peine à contenir. Sa fille aînée se montrait tout aussi intéressée, bien que moins démonstrative. Loin du regard attentif de la maîtresse de maison, sous couvert de leur montrer le petit laboratoire, le père et la fille ne tardèrent pas à essayer de décortiquer les pouvoirs de leurs hôtes. Ils se refusaient d’ailleurs à appeler ça des pouvoirs ou des dons, préférant parler de « singularités ». Hayalee joua volontiers le jeu, curieuse des conclusions qu'ils pourraient tirer. Saru, lui, se montra beaucoup plus réfractaire.
Assis à son bureau qui croulait sous des piles d'ouvrages et de notes, monsieur Mil'Sina commença par leur poser des questions. Comment fonctionnait leurs dons respectifs, qu'est-ce qu'ils ressentaient quand ils les utilisaient ? Était-ce difficile ou facile ? Griffonnant à toute allure tandis qu'ils parlaient, il souleva des points sur lesquels Hayalee ne s’était jamais interrogée, comme la portée de son feu, la température maximale qu'elle pouvait atteindre, la quantité qu'elle pouvait produire… Hayalee avoua honteusement qu'elle n'en avait aucune idée. Depuis qu'elle avait pris conscience de l'existence du Feu, sa seule préoccupation avait été d'apprendre à le contrôler, réussir à faire appel à lui volontairement et doser sa force. Tester ses limites, en revanche, ne lui avait pas traversé l'esprit. N'y tenant plus, monsieur Mil'Sina lui demanda une démonstration.
Hayalee commença par allumer une simple bougie, un exercice qu'elle maîtrisait bien à présent et qui n'avait rien de très impressionnant, mais monsieur Mil'Sina applaudit des deux mains et s'exclama :
— Damalis ! Fabuleux ! Vraiment fabuleux !
Hayalee ne sut plus trop où se mettre. S'ensuivit une longue discussion sur le feu et le comment du pouvoir d'Hayalee.
— Ce serait donc de la pyrokinésie, déclara monsieur Mil'Sina.
— Nao, pas uniquement, intervint Lisandra. Elle ne fait pas que contrôler le feu, elle le crée. Elle est à la fois capable de pyrokinésie et de pyrurgie.
— Elle le crée, répéta son père, mi-époustouflé, mi-pensif. Mais comment ?
Le savant se leva d'un bond pour aller effacer une partie des calculs qui couvraient le tableau. Sous l’œil perplexe d'Hayalee et Saru, chacun assis sur un tabouret, il traça un triangle au centre duquel il inscrivit le mot « feu ».
— Le feu est le résultat d'une réaction chimique exothermique que l'on nomme combustion, résuma-t-il. Pour obtenir cette réaction de combustion, il faut réunir trois éléments : un combustible…
Il écrivit le mot sur l'un des sommets du triangle.
— … qui va alimenter le feu – du bois, du charbon, de l'huile, du tissu, ce genre de chose. Ensuite, il faut un comburant.
À nouveau, il ajouta le mot sur un sommet.
— C'est ce qui permet la combustion du combustible – le plus souvent, il s'agit de l'air.
Si Hayalee était intéressée par ce que monsieur Mil’Sina avait à expliquer, Saru, pour sa part, eut une moue ennuyée et se mit à jouer avec le casse-tête en bois posé au coin du bureau.
— Mais réunir ces deux éléments ne suffit pas, poursuivit le savant. Pour que la réaction de combustion ait lieu, il faut de l’énergie : l’énergie d'activation. C'est la petite étincelle… généralement un apport de chaleur.
Il traça le mot « énergie » sur le dernier sommet du triangle et l'entoura.
— Hayalee, c'est ci que tu interviens, dit-il en tapotant le tableau avec sa craie. D'une voie ou de l'autre, tu apportes cette énergie.
— Mais est-ce que son corps produit la chaleur dans un premier temps, puis la transmet au système, ou bien Hayalee agit-elle directement sur le système ? interrogea Lisandra.
Son père inclina la tête pour l'observer par-dessus ses lunettes et elle poursuivit :
— Nous savons qu'il y a différentes voies pour obtenir de la chaleur : compression, friction, radiation…
— Tu penses qu'Hayalee ferait grimper la température en… comprimant l'air ? le frictionnant ?
— Pourquoi pas ? Nous savons déjà pour sûr qu'elle n'a pas besoin d'un contact direct avec sa cible. Partant de là, nous pourrions…
— Je sais ce qu'on pourrait faire, coupa monsieur Mil'Sina en hochant la tête d'un air entendu.
Si Lisandra parut un peu amère de se voir ainsi devancer, elle laissa son père avancer ses idées sans l'interrompre. Ils se livrèrent alors à plusieurs expériences auxquelles Hayalee participa volontiers, même si elle ne comprit pas tous les tenants et aboutissants. Ils lui demandèrent, entre autres, de rallumer la bougie qu'ils placèrent cette fois sous une cloche de verre. Hayalee apprit qu'une séparation physique n'arrêtait pas son pouvoir pour peu qu'elle sache où viser. Ils allèrent ensuite chercher le thermomètre de la station météorologique pour le lui coincer sous le bras et lui firent encore enflammer une bougie. Comme le résultat ne les convainquit pas, ils récupérèrent les restes d'une vieille armoire qui moisissaient près du tas de compost, puis descendirent sur la plage, à seulement trois minutes de la maison. Là, ils demandèrent à Hayalee de faire un grand feu de l'armoire. Le thermomètre, qui était resté de marbre durant l'exercice de la bougie, leur offrit enfin une petite augmentation de température qui ravit le père comme la fille. Vibrants d'excitation, ils repartirent dans des déductions et des hypothèses qui appelèrent à toujours plus d’expériences.
Lisandra partageait la passion de son père pour la science et les Descendants, sans l'ombre d'un doute. Elle était si intéressée par les dons d'Hayalee et Saru qu'elle en oubliait d’être froide et cassante lorsqu'ils en parlaient, avide de comprendre et heureuse de pouvoir leur expliquer ses théories et celles de monsieur Mil'Sina. Hayalee ne fut pas offensée de jouer les cobayes, loin de là. L'euphorie des Mil'Sina et les petits exercices qu'ils imaginèrent pour elle étaient assez amusants. C’était agréable, de jouer avec ses dons, les tester, voir des gens applaudir et s’émerveiller lorsqu'elle réduisait quelque chose en cendres. Avec eux, Hayalee n'avait pas le sentiment que son pouvoir était un outil encombrant et dangereux qu'il fallait manier avec précaution et parcimonie. Elle pouvait s'en donner à cœur joie. Saru n'avait pas autant de chance.
Son don n’était pas le genre qu'on pouvait utiliser avec légèreté et Hayalee avait vite compris que Saru n'aimait pas en parler. Chaque fois que monsieur Mil'Sina abordait le sujet, Saru répondait sans entrer dans les détails et détournait la conversation dès que possible. Lorsque le savant eut la mauvaise idée de suggérer une petite démonstration, Saru refusa catégoriquement et prétexta la chaleur pour fuir le laboratoire. Après ça, plus personne ne se risqua à lui demander quoi que ce soit sur ses pouvoirs.
Monsieur Mil'Sina, ses questions et ses expériences, les accaparèrent une grande partie du temps dans les jours qui suivirent. Madame Mil'Sina tenta bien de les tirer des griffes de son mari, en incitant sa fille aînée à faire découvrir Mas à leurs hôtes, mais Lisandra se montra très peu coopérative. De mauvaise grâce, elle accepta de leur faire visiter l’île. Elle les emmena se baigner sur la plage, marcher à travers la jungle, déambuler le long des falaises, nommant chaque plante exotique et chaque animal étrange qu'ils croisaient. Hayalee avait beau trouver Lisandra antipathique, elle ne put s’empêcher d’être impressionnée par l’étendue de ses connaissances. Malheureusement, Lisandra préférait jouer les apprenties savant que les guides et elle finit très vite par se dérober à la tâche en accusant la fatigue.
Hayalee avait des étoiles plein les yeux en entendant madame Mil'Sina vanter la beauté de la barrière de corail qui bordait Pilipolis, la grandeur des cascades de Ko'shu et l’immensité du marché aux poissons de Kilikas – où Lisandra travaillait une bonne partie de la matinée. Mais cette dernière trouvait toujours une excuse pour ne pas les y conduire. Elle se montra rabat-joie au point de leur faire remarquer que, plus ils vadrouillaient, plus ils prenaient le risque de s'attirer des ennuis. C’était plus sûr pour eux de rester sagement chez les Mil'Sina.
Quand monsieur Mil'Sina et Lisandra ne les sollicitaient pas pour une expérience de leur cru ou une nouvelle série de questions, Hayalee et Saru allaient se promener sur la plage, ou bien ils se prélassaient sur la terrasse. Saru aimait particulièrement ça. Se baigner dans l’océan, puis s'allonger dans un hamac et alterner sieste et lecture. La chaleur lui donnait rarement la motivation de faire davantage. À l'inverse, Hayalee avait du mal à tenir en place. Impossible pour elle de dormir avec la chaleur – même la nuit, fermer l’œil lui était difficile tant elle débordait d’énergie. Alors elle partait explorer la jungle pendant que Saru lézardait, à peine dissuadée par les plantes et les animaux potentiellement mortels. À condition d'échapper à Anja.
Anja, la fille cadette des Mil'Sina, était la plus infatigable de tous. Sitôt qu'elle rentrait de l’école, elle se jetait sur Hayalee et Saru et les harcelait pour qu'ils jouent avec elle. C’était généralement le moment que Saru choisissait pour aller faire la sieste. Hayalee se retrouvait alors seule avec la fillette, ce qui n’était pas toujours désagréable. Anja lui faisait découvrir les jeux des enfants de l'archipel : sauter au-dessus d'une corde en liane sans se prendre les pieds dedans, lancer des noix de coco le plus loin possible sur la plage ou chasser les crabes cachés sous les rochers. La petite fille prenait également beaucoup de plaisir à coiffer Hayalee à la mode massanienne, tressant ses cheveux et les décorant de perles.
Anja était l'exacte opposée de sa sœur. Chaleureuse, rigolote et gentille, elle s'extasiait de tout, riait aux éclats et se laissait aller à toutes les fantaisies. Même physiquement, les deux sœurs se ressemblaient peu. Anja avait pris les yeux bleus de sa mère mais, pour le reste, elle tenait plus de son père, avec ses cheveux blond doré et sa peau délicieusement bronzée. Lisandra, au contraire, avait hérité des traits nordiques de sa mère : la taille grande, mince et athlétique, les cheveux si clairs qu'ils en paraissaient argentés et une peau trop pâle qui ne faisait que brûler au soleil. Lorsqu’Anja venait la voir pour qu'elle se joigne à leurs jeux, Lisandra la rabrouait sèchement. Après ça, Hayalee n'avait pas le cœur à dire à son tour non à la fillette, même quand les jeux d'enfants commençaient à la lasser ou qu'Anja la battait au mai'sho pour la troisième fois consécutive. Par chance, madame Mil'Sina n’hésitait pas à intervenir pour s'assurer que sa fille cadette laisse de l'air à leurs invités.
Elma Mil'Sina avait beau ne pas passer ses journées à se livrer à tout un tas d’expériences compliquées, elle n'en était pas moins impressionnante que son mari. Le genre de personne qui avait les pieds bien sur terre, contrairement au père de famille qui planait dans les équations, les procédés de chimie et les essais de biologie. Sur l’île, elle cumulait les rôles d'apothicaire, de soigneur et d'institutrice. Les habitants d'Uwata venaient la consulter chaque fois qu'ils se blessaient, tombaient malade ou tout simplement lorsqu'ils avaient besoin d'un petit remontant.
Madame Mil'Sina était une femme d’une grande intelligence. Une intelligence plus subtile que celle de monsieur Mil’Sina, différente, mais équivalente. Elle cernait les gens avec une justesse redoutable. Un soir, alors qu’Hayalee se trouvait seule en sa compagnie, la mère de famille évoqua les difficultés qu’elle avait eues à s’accoutumer à la vie dans l’archipel. Elle parla du déracinement et de la solitude qu’elle avait éprouvés en quittant son pays natal et Hayalee la soupçonna d’avoir compris bien plus de choses qu’elle n’en avait dites sur son histoire personnelle.
Sept jours filèrent ainsi sans qu’Hayalee regrette une seule seconde sa décision d’avoir accompagné Saru. Jusqu’à ce que le temps tourne à l’orage.
Profitant d’un moment de calme, Saru et elle étaient descendus sur la plage. Anja avait été retenue par ses devoirs et monsieur Mil’Sina ne les avait pas sollicités pour une nouvelle expérience. Celui-ci n’avait pas quitté son laboratoire depuis la veille, sûrement occupé à rédiger ses dernières observations sur le pouvoir d’Hayalee.
Le vent soufflait fort et les vagues étaient hautes cet après-midi-là, mais ça n’avait pas dissuadé Saru d’aller nager. Il bravait les rouleaux avec l’assurance de celui qui avait toujours côtoyé l’océan. Hayalee ne se risqua pas à en faire autant. Les eaux de l’archipel avaient beau être plus chaudes que celles de l’île des réfugiés, Hayalee daignait rarement s’y aventurer, et certainement pas par ce temps. Assise dans le sable, elle se contentait de tremper ses orteils dans l’écume qui venait lui lécher les fesses.
Lorsqu'il n'eut plus la force de lutter pour se maintenir à flot, Saru se décida à sortir de l'eau. Lisandra les rejoignit au même moment.
Elle vint s’asseoir à la droite d’Hayalee sans un salut ou un mot, tandis que Saru s’affalait à sa gauche. Il était rare que Lisandra cherche volontairement leur compagnie, quand il ne s’agissait pas d’étudier leur pouvoir. Mais aujourd’hui, Lisandra paraissait d’une drôle d’humeur.
— Un cyclone approche, dit-elle.
Émergeant de la chemise qu’il renfilait, Saru échangea un regard dubitatif avec Hayalee.
— Euh… qu'est-ce que c'est, un cyclone ? osa demander cette dernière.
— Une tempête, caractéristique des régions tropicales. Un phénomène fascinant, qu’on ne comprend pas encore totalement. L’explication la plus plausible est que la chaleur qui se dégage de l’océan chauffe l'air, l'air chaud étant plus léger que l'air froid, il s’élève dans l’atmosphère, créant une zone de basse pression – une dépression. L'air atmosphérique entre alors en rotation autour de cette dépression.
Hayalee la dévisagea avec des yeux ronds et son incompréhension arracha un soupir exaspéré à Lisandra.
— Il va y avoir beaucoup de pluie et beaucoup de vent, résuma celle-ci, l'air de s'adresser à une gamine de trois ans.
— Je vois pas comment il pourrait se mettre à pleuvoir avec un ciel aussi dégagé, rétorqua Hayalee.
— Ça, pour ne pas voir…
Lisandra était là depuis moins de cinq minutes et Hayalee avait déjà envie de lui mettre le feu.
— Les cyclones sont différents des orages dont vous avez l'habitude, expliqua-t-elle. Le ciel se dégage toujours plusieurs heures avant l’arrivée du cyclone. Mais vous voyez ces nuages, là-bas ?
Elle pointa du doigt des traînées de nuages blancs et vaporeux, qui glissaient paresseusement au-dessus de l’océan.
— Ce sont des cirrus. Ça, la houle et le vent qui sont de plus en plus fort, la pression qui n’arrête pas de chuter depuis le matin… j'en suis certaine : un cyclone approche.
— Si t’en es certaine, souffla Saru, non sans une pointe de sarcasme.
— Et c'est dangereux ? s'enquit Hayalee.
La dernière tempête qu'elle avait connue, à bord de l'Ilmari, lui donnait encore des cauchemars. Lisandra haussa les épaules :
— Tout dépend. De l’intensité du cyclone et de sa trajectoire. Il se peut qu’il passe loin d’Uwata, auquel cas nous n’essuierons qu’une grosse pluie et du vent. Ou il se peut que les rafales soient suffisamment puissantes pour arracher des arbres et des maisons et que les vagues atteignent jusqu'à vingt pieds de haut.
Hayalee se sentit pâlir.
— Ne t'en fais pas. Les cyclones perdent en intensité en s'approchant de l’équateur. La plupart du temps, on ne déplore que quelques dégâts matériels et une poignée de morts.
— Voilà qui est rassurant, lâcha Saru.
— La maison va tenir ? s’inquiéta Hayalee en glissant un œil vers la jungle.
— Ne te fie pas aux apparences, tout est calculé pour tenir : la dimension des murs, l'inclinaison du toit, l'ancrage au sol… Ici, les bâtiments sont pensés pour résister aux cyclones. Ces mesures ont leurs limites bien sûr, mais les cyclones ne frappent Uwata de plein fouet qu'une fois tous les cent ans. La plupart du temps, ils dévient vers l'ouest ou perdent en force avant d'arriver sur nous.
Les épaules d'Hayalee se relâchèrent. C’était de loin la chose la plus rassurante que Lisandra ait pu dire jusqu’ici.
— Dans le pire des cas, la cave existe pour nous servir d’abri, ajouta-t-elle.
— J’espère quand même que tu te trompes.
Le regard que Lisandra lui décocha fut si tranchant qu’Hayalee se tassa contre Saru.
— Je ne me trompe pas.
Cette affirmation marqua la fin de la discussion. Ils restèrent ainsi un long moment, perdus dans leurs pensées respectives.
Lisandra était décidément une fille pleine de certitudes, à l’image de ses parents. Ils savaient beaucoup de choses, sur beaucoup de sujets. Loin de trouver des réponses aux questions qui la taraudaient, Hayalee en venait à s’interroger un peu plus depuis qu’elle avait rencontré les Mil’Sina. Pas uniquement sur la façon dont tournait le monde, mais aussi et surtout sur les Descendants.
Après ces quelques jours passés en leur compagnie, à écouter leurs hypothèses et à se livrer à leurs expériences, Hayalee ne savait plus quoi penser des Descendants. Elle qui commençait enfin à accepter leur existence, à croire à l’histoire des Portes, de Psamias et de Taoxiam, elle voyait déjà ces fragiles bases chamboulées par les Mil’Sina et leur science. Finalement, les Descendants étaient-ils des êtres surnaturels ou, au contraire, des créatures comme les autres, trop peu répandues et incomprises ? Cette question pouvait paraître dérisoire, Hayalee n’arrivait pourtant pas à se l’ôter de la tête.
Elle observa Lisandra qui scrutait l'horizon comme un rapace à l’affût. Avant qu'elle n'ait pu trancher si oui ou non, elle voulait se lancer dans cette conversation avec elle, Lisandra lâcha, sans quitter le ciel des yeux :
— Tu t’inquiètes encore à propos du cyclone ? Tu veux que je passe en revue les mesures de précaution peut-être ?
— Euh... non. C'est pas ça. Je me demandais juste…
— Quoi ?
— Tu connais l'histoire des Portes ?
Lisandra se désintéressa des nuages pour regarder Hayalee en face. Même Saru releva le nez du dessin qu'il s'amusait à tracer dans le sable.
— Bien sûr que je la connais. Et alors ?
— Tu y crois ?
Lisandra haussa un sourcil et lâcha d'un trait :
— Tu me demandes si je crois qu'il y a quelque part dans le monde une porte qui mène en enfer et une porte qui mène au paradis, où règnent des êtres spirituels tout puissants qui feraient tourner l'univers et auraient donné leur pouvoir aux Descendants ?
— Euh… oui.
— Pourquoi est-ce que j'y croirais ?
Hayalee fut totalement prise de court par la question. L’idée même qu'on puisse avoir besoin d'une raison pour croire en Dieu et ses anges ne lui avait jamais traversé l'esprit. Jamais elle ne s’était demandé « pourquoi y croire ? ».
— Je… je sais pas… commença-t-elle tout en y réfléchissant, se creusant la cervelle pour trouver les bons arguments. Il y a des gens qui ont vu des choses, entendu des choses.
Lisandra eut un sourire cynique, comme si elle avait attendu cette justification au tournant :
— Tu sais qu'il y a des plantes, dans le potager de ma mère, qui pourrait te faire voir et entendre beaucoup, beaucoup de choses incroyables, comme des baudets roses à deux têtes qui parlent. Ces créatures n'existeraient pas pour autant. Les sens peuvent être trompés, le cerveau peut être trompé – ça arrive même constamment, bien plus souvent qu'on ne l'imagine. Un témoignage, même de bonne foi, n'a pas valeur de preuve.
— Alors même si cent personnes te disaient avoir vu la même chose, tu continuerais à ne pas les croire ? dit Hayalee. Même si toi-même, tu la voyais ? Comment est-ce que tu peux savoir si quelque chose existe ou pas si tu n'as pas confiance en ce que tu vois ?
Une étincelle s'alluma dans son regard et elle se pencha vers Hayalee, l'air de s’apprêter à lui confier la plus grande vérité du monde :
— C'est évident : la science. La science est la réponse. On observe un phénomène, on pose des hypothèses – sur ses mécanismes, ses origines, sa nature – puis on cherche une façon de tester ces hypothèses. On imagine un protocole expérimental et on mesure, on quantifie, on récolte des données qu'on analyse. Pour finir, on compare les résultats avec ce qui a pu être observé précédemment : si ce que tout le monde observe va dans la même direction, si on répète l’expérience encore et encore et qu'on obtient toujours le même résultat, alors on peut commencer à admettre que notre hypothèse est juste. Voilà, conclut Lisandra en se redressant. C'est ce qu'on appelle la démarche scientifique, et c'est de loin la méthode la plus fiable.
Hayalee fit la moue.
— Oui bon, si tu veux. Mais là, je te parle des Portes. Y a pas à chipoter et à faire des expériences. Pour savoir si Elles existent, il suffit de les trouver.
— Et voilà plusieurs siècles que les gens s’échinent à les chercher, sans résultat. D’après la légende, leurs emplacements étaient connus des Gardiens il y a mille ans, l’ennui c'est que l'existence même des Gardiens reste à prouver.
— Tu veux dire que Psamias et Taoxiam n'auraient même pas existé ?
Un pli se creusa entre les sourcils de Lisandra et elle prit une profonde inspiration avant de répondre, comme si elle pesait ses mots :
— Difficile à dire. Des textes mentionnent leur existence, à côté des anges, des démons et de Dieu. Psamias et Taoxiam, comme les autres Élus, ne sont peut-être qu'une invention des humains. Des figures emblématiques créées de toutes pièces et mêlées à l'Histoire pour la rendre plus légendaire et fantastique – les gens aiment s'inventer des héros, ça leur donne un idéal à atteindre, un exemple à suivre.
— Ah, alors tu reconnais que la Grande Guerre a eu lieu ? releva Hayalee.
— Évidemment, fit Lisandra en roulant des yeux. La Grande Guerre a eu lieu, c'est un fait avéré et tout tend à prouver que des êtres dotés de singularités ont participé au conflit. Alors il y avait peut-être bel et bien une Psamias et une Taoxiam, conformément à la légende, et peut-être bien qu'elles se sont affrontées – c'est possible. Mais même si c’était le cas, ça ne prouverait pas que le reste de la légende soit vraie. Psamias, Taoxiam et tous ceux qu'on appelle les Élus n’étaient peut-être que de simples Descendants, nés avec leur marque et leur singularité, comme toi et… Saru, acheva-t-elle.
Il y eut un instant de flottement, comme si Lisandra avait failli dire quelque chose d'autre. Elle se reprit très vite et poursuivit :
— Vous voyez la nuance ? Les Élus sont considérés comme les premiers du genre, les ancêtres de tous les Descendants, mais ils sont peut-être juste les premiers à avoir marqué les mémoires.
— Ça fait beaucoup de « peut-être », lui fit remarquer Saru.
Lisandra lui décocha un regard mauvais.
— Quoi qu'il en soit, leur existence et leur implication dans la Grande Guerre ne prouvent pas l'existence des Portes, conclut-elle.
— Si les Portes n'existent pas, alors d’où viennent les Descendants ? insista Hayalee.
Tout passionné qu'il était par les Descendants, monsieur Mil'Sina n'avait pas soulevé une seule fois la question. S'il avait fallu choisir, pourtant, Hayalee aurait préféré savoir d’où venait le Feu plutôt que comment il fonctionnait.
— Avez-vous déjà entendu parler de la théorie de la descendance modifiée ? fit alors Lisandra, l’œil à nouveau brillant d'excitation.
— Non…
— C'est une hypothèse qui a été émise voilà cent quatre-vingt-trois ans par Orama Sil'Rava, un des plus brillants savants de l'Histoire.
Sa voix frémissait d'admiration rien qu'à l’évocation de son nom. S'il devait y avoir un Dieu, pour Lisandra, c’était sûrement cette personne. Le ton enflammé, elle se perdit dans une longue explication pleine de termes compliqués : une sombre histoire d’espèces qui évolueraient au fil des générations, modelées par l’environnement.
— T'es en train de dire que c'est un avantage, d’être un Descendant ? conclut Saru lorsque Lisandra se tut enfin pour reprendre son souffle.
Il la dévisageait comme si elle était folle, l'air d’hésiter entre éclater de rire et lui mettre un coup de poing. Lisandra soupira :
— Comme toujours, vous n'avez compris qu'à moitié. Les Descendants ne sont pas apparus hier que je sache ? L'environnement et la société qui les ont vus naître n'avaient très certainement rien à voir avec le monde actuel.
Elle reporta ses prunelles acérées sur l'horizon, le front barré par les mèches de cheveux que le vent avait arrachées à sa queue de cheval.
— Il se pourrait bien que les Descendants soient les prémices d'une nouvelle espèce. Des humains qui, génération après génération, ont subi une transformation lente et progressive. Peut-être parce qu'ils se sont trouvés isolés dans un environnement particulièrement hostile ?
Lisandra commença à se ronger l'ongle du pouce, soudain frustrée.
— J'avoue ne pas réussir à me figurer quel genre d'environnement pourrait pousser des individus à développer des facultés aussi variées. Il y a encore des zones d'ombres… mais je finirai par trouver. Il y a un schéma qui se dessine, parfois j'ai l'impression qu’il est là, juste sous mon nez. Si seulement j'avais plus de données… je perds mon temps sur cette île ! siffla-t-elle soudain.
Hayalee et Saru échangèrent un coup d’œil incertain. Lisandra ne faisait plus vraiment attention à eux, frottant distraitement les bandages qui protégeaient sa gorge de la morsure du soleil. Hayalee n'avait pas réalisé que Lisandra nourrissait des ambitions aussi grandes que percer le secret des origines des Descendants.
— Ce qui est clair, c'est qu'il n'est pas utile d'en appeler à Dieu pour expliquer la naissance de l'univers ou des Descendants, conclut-elle en émergeant de ses réflexions.
La pointe de mépris qui vibrait dans sa voix ne plaisait vraiment pas à Hayalee. Comme s'il fallait être un fameux idiot pour croire à Dieu et aux Portes.
— C'est pas parce que quelque chose ne nous est pas utile que ça n'existe pas, rétorqua Hayalee.
— Peut-être. Mais croire en quelque chose d'aussi improbable que Dieu sur la base de rien, c'est juste…
— Le principe de la foi.
Lisandra pinça les lèvres et ses narines frémirent. Nul doute qu'il n'existait pas de mot plus dégoûtant à ses oreilles.
— La foi est un principe grotesque, lacha-t-elle, dénué de bon sens. Les gens devraient chercher la vérité au lieu de placer leur confiance dans des chimères.
— Qu'est-ce que tu fais de l'espoir ?
Les prunelles glacées de Lisandra soutinrent le regard brûlant d'Hayalee.
Depuis le début, Hayalee avait pressenti qu'elles n’étaient pas faites pour s'entendre. Elles étaient trop différentes.
Lisandra sembla sur le point de répliquer quelque chose quand ses yeux lâchèrent le visage d’Hayalee pour dévier vers l’océan. La seconde d’après, elle bondit sur ses pieds, juste à temps pour échapper à une vague plus grosse que les autres. Hayalee et Saru la reçurent en pleine figure. Crachant, titubant, ils se tirèrent des remous et coururent se mettre à l'abri sous les palmiers.
— Les sandales que vous m'aviez prêtées ! se lamenta Hayalee en réalisant que ses chaussures venaient d’être avalées par l’océan.
Lisandra haussa les épaules en signe d'indifférence.
— On ferait mieux de rentrer. Ça ne va pas tarder à devenir dangereux.
Hayalee et Saru approuvèrent. La cime des cocotiers se balançait au-dessus de leur tête, l’océan s’était couvert d’écume et un voile de nuages bas et cotonneux était tombé sur le ciel.
Trempés et couverts de sable, les trois adolescents filèrent le long du sentier qui grimpait en pente douce jusqu'à la maison des Mil'Sina. Ils tombèrent sur un des doyens de l’île, qui repartait en direction du village. Le vieil homme les salua et échangea quelques mots en mas’ana avec Lisandra. Hayalee crut d’abord qu’il était venu pour sa santé, mais fut saisie d’un doute lorsque Lisandra acheva la conversation par :
— Ao. Merci pour être venu nous prévenir.
— Qu’est-ce qu’il voulait ? demanda Hayalee.
Lisandra se tourna vers elle et annonça avec une certaine délectation :
— L’alerte a été donnée : un cyclone approche.
Saru grommela.
— Manquait plus que ça…
Le calme avec lequel la famille Mil’Sina accueillait la nouvelle aida Hayalee à ne pas trop paniquer. Les tempêtes de ce genre étaient apparemment monnaie courante en cette saison et, comme l’avait soutenu Lisandra avant eux, monsieur et madame Mil’Sina assurèrent qu’il n’y avait pas de quoi s’inquiéter. Pour peu qu’ils soient prêts quand le cyclone arriverait, tout devrait bien se passer.
Aidée par Hayalee et Saru, la famille entière se mit donc en branle pour sécuriser la maison. Ensemble, ils dégagèrent la terrasse de tout son mobilier qu’ils stockèrent dans la cave et dans les chambres. Ils détachèrent les hamacs, roulèrent les tapis, emportèrent les plantes en pot. Puis chacun se posta à un point d'attache de l’auvent tendu entre les bungalows. La toile se bombait comme une voile à chaque assaut du vent et la détacher ne fut pas une mince affaire. Hayalee faillit s'envoler avec elle. Les conduits, girouettes et moulins qui parsemaient les toits furent quant à eux scellés, démontés ou repliés. Anja partit fermer tous les volets des bungalows, monsieur Mil’Sina fit des réserves d’eau et madame Mil’Sina et Lisandra montèrent des portes devant chaque accès. Pendant ce temps, Hayalee et Saru furent chargés de couvrir le précieux potager et les ruches.
Le vent gagnait en force à mesure que l’après-midi avançait et le ciel s’assombrissait à vue d’œil. Ils ne furent pas trop de deux pour bâcher les rangées de plantes.
— Si j’avais su qu’il y aurait autant de tempêtes, je serais peut-être pas venue, marmonna Hayalee tout en clouant la toile dans la terre.
— T’as pas fini de râler ? lâcha Saru. Vous avez jamais de tempête, à Karakha, peut-être ?
— Si, on a des orages et des tempêtes de neige, mais rien qui puisse arracher les maisons.
— En même temps, toutes vos piaules sont en pierre… T’as fini avec le maillet ?
— Tiens. Pourquoi est-ce que les Massaniens construisent pas leurs maisons en pierre eux aussi ?
Saru lui adressa une œillade atterrée depuis les tréfonds de sa capuche.
— T’as vu beaucoup de pierre dans le coin ? Tu crois que les blocs de marbre poussent sur les bananiers ?
Hayalee se renfrogna, mi-honteuse mi-vexée – il avait l’art et la manière de lui faire remarquer sa bêtise.
— Tu viens m’aider avec la ruche ?
— On va pas avoir assez de clous je crois, dit-elle en comptant ce qui lui restait en main. Je vais voir s’ils en ont d’autres.
La porte d’entrée étant déjà condamnée. Hayalee contourna le bungalow pour filer en direction de la terrasse. Elle revint deux minutes plus tard, prête à agiter fièrement son bouquet de clous. Ce qu’elle vit la coupa dans ses pitreries.
Saru était par terre, sur les fesses, l’air d’être tombé à la renverse. Elle pressa le pas jusqu’à lui.
— T’es tombé ?
Hayalee pensa d’abord qu’une bourrasque plus violente que les autres lui avait fait perdre l’équilibre, mais Saru affichait une drôle d’expression. La capuche renversée sur le dos, le teint pâle, il scrutait les alentours comme s’il cherchait quelque chose.
— Saru ? appela-t-elle, franchement inquiète.
— Je… commença-t-il d’une voix rauque. J’ai vu…
Il allait lever la tête vers elle pour la regarder en face, mais le vent lui souffla en pleine figure. Il détourna aussitôt le visage qu’il enfouit au creux de son bras.
— Quoi ? Qu’est-ce que t’as vu ?
— Rien.
Il se frotta les yeux, puis jeta un nouveau coup d’œil aux silhouettes malmenées des palmiers.
— C’est rien, répéta-t-il.
Il rabattit sa capuche sur sa tête et se redressa.
— T’es sûr que ça va ? insista Hayalee. Ça a pas l’air.
— C’est rien j’te dis, j’ai cru voir un truc bouger dans la jungle, ça m’a bêtement fait sursauter.
— Bon…
Il y avait beaucoup de choses qui bougeaient dans la jungle, à commencer par la jungle elle-même, mais Hayalee se garda bien de faire la moindre réflexion.
— On devrait se dépêcher de finir avant que ça nous pisse sur la tête, dit-il.
Ils couvrirent une première ruche en veillant à ne pas énerver les abeilles réfugiées à l’intérieur, croisèrent les cordes sur le toit et les ancrèrent dans le sol. Puis ils passèrent à la seconde ruche. Saru se relevait après avoir planté le dernier clou quand il se figea à nouveau, le regard tourné vers le sentier qui filait en direction du village.
— Qu’est-ce qu’elle fait ? lâcha-t-il.
— Hein ? Qui ça ?
— Anja.
Hayalee se retourna.
— Où ç…
— Eh ! cria Saru, et elle sursauta. Attends !
Il parut hésiter à s’élancer.
— À quoi elle pense ? C’est pas le moment d’aller se promener, elle va se prendre un truc sur la carafe !
— Euh, Saru… t’es sûr que…
Il jura.
— Je vais la chercher, je reviens.
Sur quoi, il fila sur le sentier. Hayalee eut à peine le temps d’ouvrir la bouche qu’il disparaissait déjà dans les entrailles mouvantes de la forêt. Elle se retrouva seule, plantée comme une idiote au milieu du potager.
Elle n’avait vu personne.
Le maillet et les clous dans une main, le reste de corde dans l’autre, Hayalee revint sur la terrasse, perplexe. Elle aurait peut-être dû l’accompagner ? Elle capta du bruit du côté du laboratoire et approcha. Elle trouva Lisandra occupée à emballer la verrerie.
— Vous avez fini ? lança celle-ci sans relever le nez du coffre dans lequel elle rangeait l’attirail de son père. Puisque tu es là, tu veux bien vider l’armoire ?
— Hum…
— Mets tout dans les paniers. Et ne casse rien surtout, certains de ces produits sont très difficiles à obtenir.
Et potentiellement dangereux, mais la sécurité d’Hayalee semblait être le dernier de ses soucis.
— Dis, toi ou tes parents n’auriez pas envoyé Anja faire quelque chose dans la jungle par hasard ? demanda-t-elle tout en ouvrant les portes vitrées de l’armoire.
— Faire quelque chose dans la jungle ? répéta Lisandra. En ce qui me concerne, je lui ai dit d’aller ranger le powhiwhi qui lui sert de chambre… Pourquoi cette question ?
Hayalee attrapa trois flacons et les déposa doucement dans le panier le plus proche.
— Saru l’a vue partir sur le sentier.
Lisandra s’interrompit alors qu’elle s’apprêtait à démonter l’alambic.
— Il est parti la chercher, ajouta Hayalee, mais…
— C’est surprenant de la part d’Anja. Elle agit souvent de façon stupide et inconsidérée, mais pas à ce point. En plus, je ne vois pas ce qu’elle serait allée faire dans la jungle.
Debout devant l’armoire, Hayalee haussa les épaules en signe d’ignorance.
— On devrait peut-être aller voir ? suggéra-t-elle. Au cas où. Ça m’inquiète un peu, tout ça. Saru était bizarre.
— Comment ça « bizarre » ?
— Je sais pas. Je l’ai laissé cinq minutes le temps d’aller chercher des clous et quand je suis revenue, il était sur les fesses. On aurait dit que quelque chose lui avait fait peur.
La porte en accordéon s’ébranla sur ses rails tandis qu’au-dehors, le vent redoublait de force, sifflant sinistrement sur les bungalows comme un mauvais présage. Les volets fermés combinés à l’épaisse couche de nuages qui roulait dans le ciel plongeaient la cabane dans une obscurité précoce. Hayalee put néanmoins distinguer le froncement de sourcils de Lisandra. Cette dernière ouvrait la bouche quand une voix suraiguë s’écria :
— Lisaaa ! Makuah t’appelle !
Hayalee et Lisandra tournèrent la tête d’un même mouvement. Anja se tenait sur le pas de la porte, toute guillerette. Un froid désagréable se répandit dans l’estomac d’Hayalee.
Si Anja était là, après qui Saru courait-il ?