Hayalee fut saisie par un mélange de chagrin et d’embarras.
Évidemment, elle avait envisagé la possibilité que les parents de Saru soient décédés, mais elle avait voulu croire qu'elle faisait fausse route. Le doute n'était plus permis à présent.
Elle baissa les yeux sur son morceau de pain. La faim l'avait définitivement désertée.
— Moi non plus, j'ai pas de parents.
Hayalee se mordit la lèvre. Les mots lui avaient échappé et elle se rendit compte après coup qu'elle aurait plutôt dû chercher des paroles réconfortantes au lieu de parler d'elle. Mais Saru ne se renfrogna pas, au contraire.
Il tourna la tête et accrocha son regard. Avec le soleil qui tapait sur son visage, le jaune qui encerclait sa pupille ressortait et son œil semblait plus vert que bleu. Hayalee réalisa que c’était la première fois qu’elle rencontrait une personne de son âge ayant grandi sans parents, et elle aurait pu jurer qu’il se faisait la même réflexion.
Timidement, il lui adressa un sourire. Un sourire un peu triste, mais un peu heureux aussi. Hayalee le lui rendit.
— Watuu ! hurla la vigie en haut de son mât.
Hayalee et Saru sursautèrent. Derrière eux, les marins explosèrent en un tonnerre de joie.
— Watuu ? répéta Hayalee. Qu'est-ce que c'est ?
— Watuu'ta, la prem île de l'archipel quand on ch'mine depuis le nord-ouest, expliqua Otahi qui tressait un filet, à cheval sur un tonneau.
D'un même mouvement, Hayalee et Saru se penchèrent par-dessus bord pour apercevoir la fameuse île.
— Là ! s'exclama Saru en tendant le bras. Un peu à droite !
En effet, un point se détachait contre l'horizon, pris entre ciel et mer.
— On est bientôt arrivés alors ! se réjouit Hayalee.
Otahi rit.
— Ao, dans deux ou trois journées, si le vent reste bon.
Il fallut très exactement deux jours et une matinée supplémentaires pour que l'Ilmari parvienne à bon port. Les îles s'étaient faites de plus en plus nombreuses à mesure qu'ils s'enfonçaient dans les eaux turquoise de l'archipel, toutes envahies par une végétation luxuriante qu'Hayalee trouva étrange, même de loin. Les bateaux aussi se firent plus nombreux, allant d’imposants navires marchands aux petites barques de pêcheurs. Hayalee eut la stupeur de découvrir un navire de guerre psamien et Naarii lui expliqua que Mas ne possédait pas d'armée à proprement parlé. En cas de conflit, ils s'en remettaient à Psamias pour les protéger, en échange de quoi les Massaniens acceptaient de partager leurs richesses avec les Psamiens.
L'Ilmari se faisait passer pour un navire marchand psamien – l'Alliance avait réussi à leur procurer des papiers tout ce qu'il y avait de plus officiel – et ils purent jeter l'ancre à la pointe de Nil sans encombre.
En la voyant se dessiner sur l'océan, Hayalee prit Nil pour un continent, mais on lui assura qu'il s'agissait bien d'une île. Elle put constater sur la carte que l'archipel de Mas était constitué de quatre grandes terres : Nil au nord-ouest, Mil au centre, Sil au sud et Ril à l'est. Chacune était longue de plus de trois cents lieues. En comparaison, les autres îles étaient d'une taille dérisoire.
Ils accostèrent dans la ville de Kilikas en fin de matinée et Hayalee en éprouva un véritable choc. Après vingt jours passés confinés sur un bateau à fréquenter une poignée de gens, retrouver la civilisation et la terre était déroutant. À la fois soulageant et terrifiant.
Hayalee et Saru rassemblèrent leurs affaires, souhaitèrent au revoir à l'équipage et descendirent du navire. L'Ilmari, pour sa part, poursuivrait sa route à travers l'archipel dans le but de remplir ses cales des nombreuses ressources qu'il devait ramener sur l'île des réfugiés. Dans quinze jours, le Psana2, Hayalee et Saru pourraient retrouver le navire là où ils le laissaient et rentrer. D'ici là, ils avaient plus de temps qu'il n'en fallait pour accomplir leur mission.
Même après avoir mis le pied sur le quai, Hayalee eut du mal à réaliser où elle se trouvait. Elle n'arrivait pas à croire qu'elle l'avait fait. Elle s'était embarquée pour ce qui lui semblait être le bout du monde et elle y était. Elle avait survécu au voyage. Cette pensée lui donnait le tournis.
Aucun doute pourtant qu'elle n'était plus chez elle. Ici le soleil ne caressait pas, il cognait, et l'humidité était extrême. Hayalee avait la désagréable sensation de respirer de l'eau en permanence. La chaleur n'était pas un problème pour elle, mais la moiteur… Heureusement, en arrivant par le bateau, la transition n'avait pas été trop brutale et Hayalee avait pu s'accoutumer au climat.
Le port de Ryilni était une plaisanterie à côté de celui de Kilikas. La foule, les quais, les bateaux… Tout était pareil, mais en dix fois plus grand. Nombre de navires n'avaient rien à envier au galion du capitaine Dick. Hayalee et Saru restèrent paralysés un long moment avant de trouver le courage de se lancer dans l'inconnu. D'après le rouleau que leur avait confié Iltaïr, les scientifiques qu'ils cherchaient ne vivaient pas sur Nil mais sur une petite île du nom d'Uwata. Ils s'étaient renseignés auprès de l'équipage qui leur avait affirmé que leur île n'était qu'à quelques encablures de Kilikas et qu'ils devraient pouvoir dénicher une « navette » qui s'y rende. Les bateaux en partance pour les îles alentour se situaient à l'autre extrémité du port et Hayalee emboîta le pas à un Saru déterminé à montrer qu'il n'avait besoin de personne pour mener une mission à bien.
Les premières enjambées furent laborieuses. Leur corps s'était tant habitué aux remous du bateau qu'ils eurent du mal à trouver leur équilibre sur un sol aussi stable, pourchassés par l'impression que l'univers tanguait autour d'eux. Un brin étourdis, ils se frayèrent un passage dans la foule de pêcheurs et de marchands tout en faisant de leur mieux pour éviter les hommes en uniforme. Mas ne comptait peut-être pas de soldats, mais on leur avait conseillé de rester loin des gardes de la paix, l'équivalent des veilleurs psamiens. Un moment, ils faillirent se jeter sous le nez de l'un d'entre eux. Saru le repéra à temps et saisit le bras d'Hayalee pour leur faire changer de cap.
Ils durent interroger un marin pour trouver l'emplacement de la fameuse navette. Cette dernière n'était pas à quai, mais ils avisèrent, placardées sous un minuscule guichet, les heures de service ainsi que les différentes îles desservies par le bateau. Les indications étaient à la fois écrites en psamien et en mas’ana, la langue indigène la plus répandue dans l’archipel. Hayalee et Saru furent soulagés de lire le nom d'Uwata. Ils se réfugièrent dans un coin d'ombre non loin et attendirent. Trente interminables minutes plus tard, la navette vint cogner contre le quai, parmi ses semblables.
Le bateau en question se résumait à un radeau monté sur deux grands flotteurs tirés par des voiles triangulaires. L’embarcation était suffisamment large pour accueillir une cabine, à l’ombre de laquelle s’étaient réfugiés la plupart des passagers. Ceux-ci descendirent une fois le bateau amarré et d'autres vinrent les remplacer. Un homme affublé d'un uniforme bleu ciel s'était campé derrière le guichet, près de la passerelle d'embarquement. Saru prit l'initiative d'approcher.
— Excusez-moi, on aimerait aller à Uwata.
L'homme finit de boire à sa gourde, se fendit d’un grand sourire et dit :
— Va pour, c'est cinq solds cinquante chaque.
Hayalee et Saru échangèrent un regard perplexe. Il rit et secoua la tête dans un mouvement qui fit cliqueter les perles enfilées dans ses cheveux cendrés.
— Vous êtes des gens psamiens, hein ? Vous êtes pas passés par le bureau de change ?
— Ben…
— Pas loin de l'entrée du port, vous devriez trouver un petit bâtiment avec une pancarte écrite « bureau de change ».
— Merci.
— Hu aha, dit-il en les saluant de la main.
Ils remontèrent le quai et fendirent la foule en direction de l'entrée du port. Ce fut Hayalee qui repéra le bureau, petit bâtiment circulaire tout en bois sous un toit constitué de grandes feuilles séchées. Une large ouverture courait le long de la façade. La belle femme à la peau noire et aux cheveux tressés assise de l'autre côté cessa de s'éventer quand Hayalee et Saru pointèrent le nez au-dessus du comptoir.
En prévision de futures dépenses, Saru échangea une poignée de joyaux psamiens contre des solds massaniens. Hayalee haussa haut les sourcils en récupérant les pièces et la liasse de papiers rectangulaires que leur rendit la femme.
— Est-ce que c'est ? commença-t-elle.
— Des billets.
Hayalee et Saru examinèrent les fameux billets. Ils n'étaient pas tous de la même couleur et des tas de choses étaient imprimées dessus, en plus de la valeur : des lignes ondulées, des visages ou des bâtiments, des figures et des textes en mas’ana. Le papier était fin et étonnamment lisse.
— C'est fait dans un papier rare ? demanda Hayalee.
L'employée gloussa de rire.
— Nao nono'ii ! La fabrication est secrète et les billets sont très difficiles à reproduire, mais le papier même a pas de valeur, c'est ce qu'il représente qui compte.
— Ah.
Hayalee n'insista pas, en partie parce qu'elle n'avait pas très envie d'essuyer d'autres railleries. Elle avait du mal à croire qu'ils venaient d'échanger une pierre aussi précieuse qu'une mililite contre de simples bouts de papier.
— J'en reviens pas, dit-elle à Saru quand ils s'en retournèrent au quai. Ces gens se payent vraiment avec du papier… ?
— Faut croire, souffla-t-il, fasciné par les pièces et les billets.
Ils réglèrent l'homme de la navette, qui les aida à s'y retrouver dans cette nouvelle monnaie, et montèrent à bord. Un petit groupe de marins monta à leur suite et se mit en position près des voiles et du gouvernail. Ils portaient tous le même uniforme, avec un pantalon qui leur arrivait aux genoux et, surtout, ce drôle de haut en ciseau : deux pans de tissu plissé pareille à d’épaisses bretelles qui passaient sur leurs épaules et descendaient jusqu'à leur ceinture, laissant leur torse luisant de sueur quasi nu.
Les bancs sous l’abri central étaient tous occupés, majoritairement par des personnes âgées et des femmes accompagnées de jeunes enfants. Hayalee et Saru s’assirent à même le sol du radeau, prenant exemple sur un groupe d’adolescents. Hayalee ne put s'empêcher de les observer. Ils étaient tout aussi peu habillés que les marins. Une des deux filles arborait une tunique généreusement fendue et transparente, par-dessus un haut qui couvrait juste sa poitrine et un bas qui dissimulait à peine ses fesses. Aux yeux d'Hayalee, elle se promenait en sous-vêtements. L'autre fille avait noué un foulard à sa taille en guise de jupe et son haut était du même acabit. Le garçon, pour sa part, se promenait torse nu, en toute simplicité. Assis tout au bord du bateau, accoudés à une petite rampe, ils laissaient leurs pieds nus pendre au-dessus de l’eau sans paraître inquiétés de tomber à la mer.
Quelques minutes plus tard, la navette quitta le quai et Hayalee lâcha les adolescents du regard pour se concentrer sur le paysage. Les voiles se bombèrent sous le vent et le bateau glissa hors du port, puis longea la côte avant de s'en éloigner, direction l'île la plus proche. Hayalee et Saru ne tardèrent pas à enlever leurs chaussures pour venir imiter les jeunes massaniens. Les vagues que le bateau chevauchait venaient leur avaler les chevilles et, en dépit de son aversion pour la navigation, Hayalee se surprit à apprécier l’instant. Penché ainsi, avec l’océan qui défilait sous leurs pieds, la vue, comme les sensations, était tout bonnement grisants. L'eau était d'un bleu irréel, si transparente qu'on voyait le fond marin, envahi par ce qui ressemblait à d’énormes champignons en pierre de toutes les couleurs. Le récif grouillait de poissons tout aussi tape-à-l’œil qu’Hayalee et Saru pointèrent du doigt sans se soucier de l'image qu'ils renvoyaient.
— J'ai trop envie d'aller nager, confessa Saru, qui transpirait à grosses gouttes.
Ils visitèrent cinq ports avant de voir la silhouette d'Uwata se profiler. Les autres passagers étaient tous descendus, exception faite d’un vieillard abrité sous un drôle de chapeau pointu en paille.
Uwata était une petite île qui ne comptait qu'un unique village. Le port se résumait à trois jetées en bois où étaient amarrés des barques et des bateaux de pêche. La navette les laissa là et ils se dirigèrent vers le village, sous l'œil curieux des pêcheurs occupés à nettoyer leurs filets.
Uwata ne semblait pas être une destination très prisée par les étrangers et Hayalee comprit très vite qu'ils n'avaient aucune chance de passer inaperçus. Ils étaient trop habillés, même en n’ayant gardé sur eux qu'une seule couche de vêtements. Et trop ternes. Les Massaniens se promenaient tous dans des tissus légers aux couleurs audacieuses, brodés de motifs ; les femmes – en particulier les jeunes femmes – donnaient l'impression de ne rien porter sous leur tunique, exposant toute la longueur de leurs jambes sans pudeur ; les hommes quant à eux dévoilaient plus volontiers leur torse, qu'ils soient gros, maigres, jeunes ou vieux, et les pantalons n'allaient jamais plus bas que le genou. Quand ils ne marchaient pas pieds nus, les Massaniens étaient tous chaussés de sandales et Hayalee aurait parié que Saru les enviait, lui qui devait supporter la chaleur de ses bottes.
La plupart des gens portaient les cheveux long et tressés, décorés de perles en bois et de fils colorés. Les coiffures des femmes étaient plus élaborées, allant de la tresse serrée à lâche, de la couronne à la torsade de côté ou de la tresse unique à une multitude de petites tresses. Les poignets, les chevilles et les cous étaient entourés de bijoux en tissu ou en cuir, parfois en cuivre ou en argent, sertis de perles, de coquillages, de bois ou d'ivoire. Même les oreilles étaient percées de piques en bois ou d'anneaux.
Non, Hayalee et Saru n'avaient aucune chance de se fondre dans la population. Surtout pas Hayalee, dont le teint restait pâle sous les coups de soleil. Car même lorsqu'ils n'étaient pas noirs ou mats, les Massaniens avaient tous la peau délicieusement hâlée.
— Je crois que pour la discrétion, c'est raté, marmonna Saru.
Assis à l'ombre de leur maison, les habitants d'Uwata les regardaient passer. Puisque leur statut d'étranger était avéré, Hayalee ne chercha pas à cacher son émerveillement face à chaque nouvelle découverte. Les maisons retinrent particulièrement son attention.
Toutes en bois et en forme d'hexagone, elles étaient montées sur des pilotis hauts de deux ou trois pieds et peintes de différentes couleurs : l'une en bleu, l'autre en rose, en jaune ou en vert… Il n'y avait pas de portes, juste des rideaux qui ondoyaient dans la brise. Des auvents en tissu étaient tendus au-dessus des porches. Souvent de plain-pied, les habitations ne comportaient pas plus d'un étage et avec leur toit tout juste incliné, elles paraissaient petites, ratatinées au milieu des grands arbres qui les cernaient.
Les arbres. Hayalee n'en avait jamais vu de pareils. Beaucoup ne possédaient qu'un tronc et, en guise de feuillage, de grandes feuilles palmées comme celle des fougères, mais en bien plus imposantes. Sous leurs feuilles, Hayalee avisait parfois des fruits, ou ce qu'elle pensa être des fruits : des trucs ronds et poilus, gros comme des choux, ou des grappes de saucisses jaunes. Cette étrange végétation était partout. Elle s'épanouissait entre les maisons et bordait les allées.
La bouche entrouverte, Hayalee lâcha pour de bon un « Ooh ! » quand une drôle de bestiole leur coupa la route. Un oiseau noir à l’allure de dinde, avec une queue en éventail, une tête rouge déplumée et le cou cerclé de jaune. Elle en vit bientôt d'autres, qui se promenaient en liberté et furetaient près de toute personne en possession de nourriture.
Hayalee et Saru arrivèrent au cœur du village, une place de terre battue qui rassemblait le gros des commerces, principalement alimentaires. L'estomac d'Hayalee gargouilla.
— J'ai faim, se plaignit-elle.
— Et soif, ajouta Saru.
— Tu crois qu'on pourrait trouver un endroit où manger ? On a le temps après tout.
— Ouais… peut-être là-bas ? suggéra-t-il, en désignant un bâtiment à l'autre bout de la place.
Prise entre deux plantes grasses, la pancarte indiquait « Le bivouac d'Uwata ». Ils montèrent les trois marches d'escalier et passèrent sous le rideau de perles en bois. Juste en face de l'entrée, une autre arcade donnait sur une cour intérieure où étaient disposées des tables. Plusieurs personnes finissaient leur repas, à l'ombre de ces auvents en tissu qu'Hayalee voyait partout. La cour était ouverte sur un bosquet d'arbres et deux dindons noirs tentaient de s'immiscer dans l'espoir de ramasser quelques miettes. Il y avait aussi des tables à l'intérieur, mais la chaleur, encore plus étouffante qu'à l'extérieur, avait dissuadé qui que ce soit de s'y asseoir. Au bout du bras droit de la taverne, une femme à la peau noire comme le charbon s'affairait derrière un comptoir, dans ce qui ressemblait à un coin-cuisine. Avant qu'ils se soient décidés à aller l'importuner, une jeune fille émergea de la cour, les bras chargés d'ardoises, le front luisant de sueur et les joues rouges. Elle se figea en les apercevant.
— Est-ce qu'il vous resterait à manger ou on arrive trop tard ? lui lança Saru.
La fille ne répondit pas immédiatement. Elle les examina des pieds à la tête, plissant ses yeux gris dans une drôle d'expression. Ils auraient pu lui rendre la pareille. Elle aussi dénotait : elle ne portait aucun bijou, ses longs cheveux blonds, si clairs qu'ils paraissaient presque argentés, étaient rassemblés en une simple queue de cheval et ses vêtements couvraient sa peau pâle des genoux aux coudes. Plus insolite encore, sa gorge était entourée de bandages qui disparaissaient sous son col.
— Oui, il reste assez pour deux personnes, dit-elle, sans une once de jovialité. Mashaa au lait de coco et bananes braisées, cela vous convient ?
— Euh… ouais, avança Saru qui, comme Hayalee, n'avait pas la moindre idée de quoi il s'agissait. Ouais, c'est parfait.
— Installez-vous alors.
Elle emporta ses assiettes vers le coin-cuisine et Hayalee et Saru descendirent dans la cour. Ils choisirent une petite table à l'écart des pêcheurs, près des arbres. Les chaises et la table étaient plus bas que ce à quoi Hayalee était habituée et les dossiers, joliment sculptés, partaient vers l'arrière. Ça ne lui parut pas très confortable.
— À ton avis, c'est quoi du mashaa ?
— ‘Sais pas, répondit Saru qui ferma les yeux sous la caresse d'une brise salvatrice. Vu l'activité locale, je dirais du poisson. En tout cas, ça peut pas être pire que ce qu'on a mangé sur l'Ilmari.
— Si Dug t'entendait…
La serveuse revint vers eux. Cette fois, elle arborait un sourire si large qu'Hayalee faillit ne pas la reconnaître.
— Vous désirez boire quelque chose ? s'enquit-elle.
— Oh oui, dit aussitôt Saru.
— Je pourrais vous lister ce que nous avons, mais j'ai comme l'impression que ça ne vous parlerait pas.
— Bah, amenez-nous n'importe quoi. Je sais pas… la spécialité du coin ? On verra bien. Et de l'eau, c'est possible ?
— Bien sûr !
Elle tourna les talons, s'adressa à deux vieillards dans une toute autre langue, récupéra leurs tasses et retourna à l'intérieur. Quelques minutes plus tard, Hayalee et Saru faisaient face à deux grands verres remplis d'un jus de fruit orange et épais. Ils furent incapables d'identifier le fruit en question, mais Hayalee apprécia son goût sucré. Après quoi arrivèrent les plats de résistance, servis sur une ardoise. Saru avait eu raison, le mashaa était bien un poisson. Et la banane un fruit, blanc et farineux en bouche. Au final, Hayalee ne sut pas dire si elle aima ou pas. Les goûts et les textures étaient trop nouveaux, trop étranges. On ne mangeait pas beaucoup de poisson à Karakha, et certainement pas autant de fruits. Après tous ces jours passés en mer, Hayalee rêvait d'un bon morceau de viande. Un gigot de mùflon. Un steak d'auroch. Une dinde rôtie. Elle se demanda quel goût pouvait avoir les gros oiseaux qui rôdaient autour de leur table.
Hayalee révisa son jugement sur le confort des chaises quand elle eut fini de manger et se laissa aller contre le dossier. L’inclinaison était parfaite pour une sieste.
— Je sais pas comment on va faire, souffla Saru, qui avait repoussé son ardoise et sorti le parchemin que leur avait confié Iltaïr. Y a pas plus de précision que « île d'Uwata, près de la péninsule Kil ». Ouais, super, et ensuite ? Comment on est supposés trouver dans quelle guitoune ces gens habitent ?
Hayalee arracha un morceau à la galette qu'on leur avait servie en guise de pain et le lança aux oiseaux. Le plus gros des deux chassa l'autre pour s'en emparer.
— On pourrait peut-être demander à quelqu'un de nous renseigner ? proposa-t-elle. C'est une petite île, les gens doivent tous se connaître.
— Hum… ça m'ennuie un peu. Je préférerais pas ébruiter la raison de notre visite.
— J'ai peur qu'on ait pas bien le choix. On va pas frapper à toutes les portes en espérant…
— Tout s'est bien passé ? les interrompit la serveuse.
Saru eut un mouvement un peu brusque pour dissimuler le parchemin. Si elle le remarqua, la jeune fille ne s'en formalisa pas et continua à leur sourire aimablement.
— Euh, oui, fit Hayalee, qui trouvait la question étrange. C'était très bon.
Elle se pencha pour récupérer les assiettes et les couverts.
— Vous désirez autre chose ?
— Ça ira.
La serveuse se redressa, s'apprêta à emporter les ardoises puis se ravisa. Elle se mordit la lèvre, hésitante.
— Excusez ma curiosité, mais... vous êtes Psamiens, n'est-ce pas ?
— Hum, confirma Saru.
Ça ne servait à rien de le nier. Les yeux de la fille pétillèrent.
— J'en étais sûre ! se réjouit-elle. On ne voit pas beaucoup de Psamiens dans le coin ! Il y en a pas mal qui débarquent au port de Kilikas mais, généralement, ils ne viennent pas s'aventurer sur de petites îles comme Uwata. Qu'est-ce qui vous amène ici ?
Saru lui lança un regard ennuyé.
— On vient rendre visite à quelqu'un, répondit Hayalee.
C'était une vérité qu'ils pouvaient se permettre de révéler, et qui sonnerait moins louche que de prétendre qu'ils avaient été attirés par le charme pittoresque d'Uwata – ses barques, son unique taverne, ses trois commerces… comment résister ?
— Ah oui ?
Hayalee décida de saisir l'occasion.
— Oui. Les Mil'Sina, vous les connaissez ?
Saru lui donna un coup de pied sous la table.
— Bien sûr que je les connais, assura la serveuse. Tout le monde connaît les Mil'Sina !
Hayalee avertit Saru d'un coup d'œil entendu et poursuivit :
— Vous allez peut-être pouvoir nous aider… En fait, c'est bête, fit-elle en feignant l'embarras, mais c'est la toute première fois qu'on vient leur rendre visite et ils ne nous ont pas dit où ils habitaient sur l'île.
— Oh, je vois.
La serveuse changea d'appui, jeta un œil à sa patronne qu'on apercevait derrière les larges fenêtres.
— Je pourrais peut-être vous servir de guide ?
— Ou juste nous dire où on peut les trouver ? suggéra Saru.
— C'est qu'ils n'habitent pas dans le village même. C'est un peu compliqué, vous risqueriez de vous perdre. Mais si vous ne voulez pas de mon aide…
Elle fit mine de les laisser tranquilles.
— Non non ! intervint Hayalee. On veut bien de votre aide ! Ce serait très gentil de nous guider. Enfin, si ça ne vous dérange pas.
— Absolument pas ! assura-t-elle en retrouvant le sourire. Je finis mon service dans quelques minutes, si ça ne vous ennuie pas d'attendre ?
Hayalee interrogea Saru du regard. Il se laissa aller au fond de sa chaise et haussa les épaules, grognon.
— On vous attend, dit-elle.
— Parfait. Je me dépêche alors.
— Le problème est réglé, fit Hayalee lorsqu'ils furent à nouveau seuls.
Saru sembla se retenir de lui envoyer sa main dans la figure.
— Je viens juste de te dire que je voulais pas qu'on ébruite la raison de notre présence ici et toi, qu'est-ce que tu fais ? grogna-t-il.
Hayalee s'était attendue à ce qu'il s'énerve. Ils passèrent les dix minutes suivantes à se disputer en sourdine, puis Saru s'enferma dans un de ces silences rageurs dont il avait le secret. Heureusement, la serveuse acheva de nettoyer les tables et de faire la vaisselle en un temps record et Hayalee n'eut pas à supporter la mauvaise ambiance plus de quelques minutes. Ils payèrent leur repas, remercièrent la tenancière et suivirent la jeune fille au-dehors.
— Comme je vous l'expliquais, les Mil'Sina n'habitent pas dans le village. Il va falloir marcher un peu.
— Génial, grommela Saru.
Ils se laissèrent guider sur la route de terre qui filait le long des maisons, jusqu'à ce qu'il n'y ait plus aucune habitation pour venir se loger entre les arbres. Le chemin s'étrécit, la végétation se fit plus dense et ils se retrouvèrent seuls au milieu de la forêt.
Hayalee marchait le nez en l'air, fascinée. Ça ne ressemblait en rien aux bois qui entouraient Karakha. Les arbres s'entremêlaient, poussaient dans tous les sens et se grimpaient les uns sur les autres dans une belle anarchie. Le moindre espace était occupé, que ce soit dans les hauteurs ou près du sol. Maintenant qu'ils s'éloignaient de la civilisation, Hayalee remarquait également à quel point les insectes et les oiseaux étaient bruyants. Les chants et les cris de ces derniers étaient parfois si stupéfiants qu'elle sursauta à plusieurs reprises, étonnée de découvrir que des animaux pouvaient produire de tels sons. Elle fut plus impressionnée encore quand elle aperçut certains de ces oiseaux, en haut d'un arbre : leur plumage alternait le rouge, le bleu, le jaune et le vert.
— Des pioko, commenta la jeune fille, de la famille des pilsrazilao. Des oiseaux très intelligents.
— Cette forêt est vraiment impressionnante, confia Hayalee.
— Jungle. Ce n'est pas une forêt, mais une jungle.
— Ça change quelque chose ? fit Saru.
La jeune fille lui décocha un regard condescendant et Hayalee la crut sur le point de répliquer quelque chose de cinglant, mais ce fut d'un ton chaleureux qu'elle expliqua :
— La faune et la flore n'y sont pas les mêmes et la végétation est bien plus impénétrable dans les jungles qu'elle ne l'est en forêt.
Le chemin finit par se séparer en deux et la fille leur fit emprunter celui de droite.
— Comment est-ce que vous… commença Hayalee.
— Vous pouvez me tutoyer, leur lança-t-elle avec un sourire. Je sais que c’est une forme de politesse chez les Psamiens, mais les Massaniens n'utilisent jamais le vouvoiement.
En parlant de ça, cette fille ne s'exprimait pas comme une Massanienne. La moitié de l'équipage de l'Ilmari étant originaire de l'archipel, Hayalee et Saru avaient déjà pu se familiariser avec leur drôle de psamien. La langue s'était répandue à travers Mas durant la colonisation et, bien qu’ayant retrouvé son indépendance, le pays l'avait conservée comme langue institutionnelle. Le psamien parlé dans l'archipel n'était cependant pas rigoureusement identique à celui parlé sur le continent. Les Massaniens avaient gardé nombre de mots et expressions issus des langues des autochtones, en plus des transformations qu'ils avaient fait subir au psamien.
Leur guide faisait exception à la règle. Chez elle, pas d'accent pour venir étirer les voyelles, pas de mots inconnus ni d'expressions incongrues. Hayalee céda à la curiosité.
— Si je peux me permettre, tu ne parles pas comme les gens qu'on a croisés jusqu'à présent, avoua-t-elle. Tu viens d'ailleurs ou… ?
— Oui et non. Je ne suis effectivement pas née dans l'archipel, mais j'y ai grandi. Après, je m'adapte à mon interlocuteur, dit-elle en haussant les épaules. J'ai lu pas mal de livres écrits par des Psamiens, alors je sais comment est parlé le psamien sur le continent.
— Ah, c'est de là que ça vient cette impression de parler à un bouquin, marmonna Saru, juste assez fort pour que seule Hayalee l'entende – du moins l'espéra-t-elle.
La fille repoussa une feuille longue comme un bras et les entraîna sur un minuscule sentier.
— Y a vraiment des gens qui habitent par là ? s'étonna Saru en la suivant.
Elle rit.
— Ce sont de drôles de personnes, les Mil'Sina ! Des scientifiques – mais vous devez le savoir. Ils s'intéressent à beaucoup de choses, entre autres la faune et la flore. J'imagine qu'ici, ils trouvent leur compte. Mais quand je vous disais que ce serait difficile pour moi de vous expliquer comment s'y rendre…
Saru grommela, agitant la main pour chasser les insectes qui lui tournaient autour.
— D'où est-ce que vous connaissez les Mil'Sina, alors ? questionna-t-elle en jetant un œil par-dessus son épaule.
Ils n'avaient pas pensé à préparer de mensonges à ce sujet. Saru improvisa :
— Nos parents sont des amis de longue date.
— Et ils ne sont pas venus avec vous pour leur rendre visite ?
— Non.
La sobriété de ses réponses était culottée, mais ça valait peut-être mieux que de s'enliser dans des justifications. Et puis c'était du Saru tout craché.
— Vous en avez de la chance… Ce ne sont pas mes parents qui me laisseraient entreprendre un tel voyage seule. Qu'est-ce que j'aimerais pouvoir visiter Psamias ! lança-t-elle, passant du dépit à l'envie en un battement de cil. De quelle région venez-vous ?
Cet interrogatoire commençait à devenir gênant.
— Un trou paumé, affirma Saru. Je crois pas que tu connaisses.
— Peut-être que si. Même si je n'y suis jamais allée, je connais bien Psamias. Dites toujours ?
— Felmis, intervint Hayalee, sautant sur le premier nom de village qui lui vint à l'esprit. Pas loin de Karakha.
La fille réfléchit, puis prit un air ingénu.
— Non, effectivement, je ne connais pas !
Il y avait quelque chose de bizarre chez elle. Hayalee n'arrivait pas à la cerner. Ses sourires à répétition commençaient à la mettre mal à l'aise. Ça et le fait qu'elle leur fasse sans arrêt changer de route, les baladant sur des sentiers qui semblaient plus adaptés aux animaux qu'aux êtres humains. Ils devaient se baisser pour passer sous les feuilles palmées et les branches, enjamber des troncs renversés et des racines, forcer le passage entre les fougères et les lianes… Qui irait habiter dans un coin si difficile d'accès ? Saru lança un regard éloquent à Hayalee et elle comprit qu'ils se posaient la même question.
— On est encore loin ? demanda-t-il.
— Non non, on y est presque !
Ils débouchèrent sur une cuvette de rochers tapissés de mousse. La fille la traversa avec assurance, mais Saru décida de s'arrêta là et Hayalee l'imita. Quand elle se rendit compte qu'elle n'était plus suivie, la fille se retourna.
— Un problème ?
— T'as pas l'intention de nous emmener chez les Mil'Sina, hein ?
Sitôt l'accusation exprimée, l'expression de la serveuse changea du tout au tout. Son sourire fondit, son visage se fit impassible et elle annonça :
— Mille soixante secondes : vous êtes vraiment lents à la détente.
Hayalee cilla, choquée par la transformation. Son attitude n'était radicalement plus la même, ou tout du moins était-elle redevenue aussi peu avenante qu'à leur entrée dans le Bivouac.
— T'es qui au juste ? s'énerva Saru.
— Celle qui pose les questions, dit-elle en croisant les bras sur sa poitrine, avec un aplomb qui sembla lui donner dix ans de plus.
Son regard ne pétillait plus d'enthousiasme et de curiosité : il était froid et tranchant, acéré comme celui d'un rapace. Saru ne se laissa pas impressionner.
— Tu rêves, là. Viens Hayalee, on se tire.
— D'ici à ce que vous retrouviez votre chemin jusqu'au village, j'y serais déjà depuis suffisamment longtemps pour vous attirer les pires ennuis, assura-t-elle avant même qu'ils lui aient tourné le dos. Je pourrais par exemple aller parler de vous aux gardes de la paix, je suis sûre qu'ils seraient très intéressés par votre histoire.
Le sang d'Hayalee ne fit qu'un tour.
— Pourquoi tu fais ça ? demanda-t-elle, entre panique et indignation. C'est quoi ton problème ?
— Qu'est-ce que vous leur voulez, aux Mil'Sina ? renvoya la fille.
— On te l'a déjà dit, ce sont des amis.
— Menteurs.
— Qu'est-ce que t'en sais ? s'impatienta Saru.
Elle dressa le menton et déclara :
— C'est vrai, je ne me suis pas présentée. Je m'appelle Lisandra Mil'Sina. Maintenant que vous avez mon nom, vous allez peut-être pouvoir me donner les vôtres.
Hayalee et Saru furent trop atterrés pour y songer. Il était effectivement précisé dans leurs informations que monsieur et madame Mil'Sina vivaient avec leurs deux filles, l'une de sept ans, l'autre de dix-sept ans, si les souvenirs d'Hayalee étaient bons. La serveuse pouvait effectivement être l'aînée – dont Hayalee n'avait pas retenu le prénom.
— Qu'est-ce qui nous prouve que tu dis vrai ? fit Saru, méfiant. Que t'es bien qui tu prétends être ?
— Eh bien, ce qui est sûr c'est que vous ne dites pas vrai. Si vous connaissiez vraiment les Mil'Sina, vous sauriez qui je suis. Mais soit, je veux bien faire le premier pas. Sors donc ton rouleau.
Saru n'en fit rien, ce qui n'empêcha pas la fille de commencer à débiter :
— Je m'appelle Lisandra Mil'Sina, née en 1021 le vingt silhan à Endaborg, dans le Grand Nord…
Saru jura et tira le parchemin de son sac pour vérifier ses dires.
— … d'où ma mère, Wilhelmine Sigrune, est originaire. Elle aussi est née à Endaborg, le neuf silhan 1000. Mon père, Amata Mil'Sina, est quant à lui originaire de l'île Maiarii, où il est né le treize marihan 998. Ils se sont rencontrés à Mas’tàna, la capitale, en 1018, alors qu'ils y faisaient tous les deux leurs études. Après quoi ils ont décidé de monter une expédition dans le Grand Nord en 1020, et ils sont restés vivre là-bas quelque temps. Ce n’est que trois ans après ma naissance qu’ils ont finalement quitté le Nord pour s'installer à Mas. Ma sœur, Anja, est née le premier kahan 1031 ici même, à Uwata. Avant ça nous…
— Ça va, c'est bon, arrête, la pria Saru, le nez collé au parchemin, noyé sous cette avalanche d'informations.
— À votre tour maintenant, annonça-t-elle. Qui vous envoie ? L'Alliance ?
Ce disant, elle les dévisagea avec une intensité dérangeante et affirma, plus qu'elle ne demanda :
— Vous êtes des Descendants.
Hayalee en eut froid dans le dos. Comment pouvait-elle savoir ça ? Saru dut s'être décidé à la croire, car il répondit :
— Ouais.
— Montrez moi vos matricules, ordonna-t-elle.
Saru parut tenté de l'envoyer paître, mais la raison le rattrapa et il tira les deux plaques de métal de sous ses vêtements. Il ôta la chaîne de son cou et la jeta à Lisandra. Une lueur d'intérêt passa dans ses prunelles grises lorsqu'elle lut :
— Saru Nehara…
À son tour, Hayalee lui remit son matricule.
— Si t'es bien Lisandra Mil'Sina, alors tu dois savoir pourquoi on est là ? fit Saru.
— Oui. Vous êtes venus récupérer les recherches de mon père sur les Descendants.
Elle releva la tête et leur rendit leurs matricules.
— Très bien, j'accepte de vous conduire chez nous. Suivez-moi.
Hayalee et Saru échangèrent un regard, aussi sceptiques l'un que l'autre. Ils s’étaient déjà fait avoir une première fois…
— Il fallait que je m'assure que vous étiez bien de l'Alliance, justifia Lisandra face à leur défiance.
— Et il a fallu que tu nous trimballes jusque dans les bois pour ça ? Tu pouvais pas nous le demander directement ?
— Bien sûr que non. D'une part, pour que personne ne surprenne notre conversation, d'autre part… eh bien, comme je vous l'ai déjà dit, ça m'aurait laissé le temps de trouver un moyen de me débarrasser de vous s'il s'était avéré que vous n'étiez pas nos alliés.
Le ton était suffisant, à des lieues de celui de la gentille serveuse. Hayalee fut frappée de constater combien cette fille les avait menés en bateau. La chaleur dont elle avait fait preuve à leur égard n'avait été qu'une façade destinée à gagner leur confiance. Quel genre de manipulateur fallait-il être pour berner les gens de cette façon ?
— Mais vous pouvez rester ici, si vous préférez, ajouta-t-elle avec indifférence. Faites néanmoins attention aux serpents à colliers et aux araignées vertes, leur morsure met moins d'une minute à tuer un humain.
Lisandra les dépassa pour revenir sur leurs pas. Hayalee et Saru ruminèrent quelques secondes leur indignation avant de se résigner à la suivre.
— Eh ben, va y avoir une bonne ambiance, souffla Saru, sans plus se soucier d'être entendu.
Ils piétinèrent encore plusieurs minutes au milieu des arbres tordus et des fougères géantes avant d'émerger enfin sur un sentier. Hayalee ne fut pas mécontente de pouvoir presser le pas, espérant semer le nuage de moustiques qui les suivaient à la trace.
— Comment t’as su qu'on est des Descendants ? finit-elle par demander.
— Simple déduction. L'Alliance n'enverrait jamais deux enfants sur une mission comme celle-ci, à moins qu'ils possèdent des talents particuliers.
Hayalee serra les dents. Elle se permettait de les traiter d'enfants alors qu'elle n'était que de deux ans leur aînée. Plus cette Lisandra se dévoilait, moins Hayalee l'aimait.
— Et en te doutant qu'on était des Descendants, tu nous as emmenés dans un coin isolé pour nous faire ton petit numéro, fit remarquer Saru. Tu croyais vraiment que t'aurais le dessus si ça tournait mal ?
Lisandra le considéra comme si elle avait affaire au dernier des idiots.
— La possibilité que vous soyez des Descendants impliquait que vous soyez de l'Alliance, donc des alliés. Vous n'écoutez qu'à moitié ce que je dis ?
Avant que Saru n'ait pu répliquer, un sourire malicieux se dessina sur les lèvres de Lisandra et elle ajouta :
— Cela dit, une démonstration ne m'aurait pas déplu.
Si elle continuait à se montrer aussi désagréable, elle n'allait pas tarder à l'avoir, sa démonstration. Son regard accrocha celui d'Hayalee et elle demanda, avec une curiosité qui n'était plus feinte :
— À quel clan est-ce que tu appartiens, toi ?
Hayalee ne sut pas quoi dire. Comme Iltaïr le lui avait promis, on ne lui avait jamais posé cette question sur l'île des réfugiés. Plus que la question pourtant, ce fut son incapacité à y répondre qui la dérangea. Hayalee avait renoncé à enquêter sur le sujet après avoir compris que dévoiler sa marque ou parler de son clan revenait à se promener tout nu aux yeux des initiés. Un tabou dont Lisandra ne devait pas avoir conscience – ou alors dont elle se fichait royalement ?
— Ça te regarde pas, lança Saru, comme Hayalee ne réagissait pas.
Mais le silence de cette dernière en avait trop dit. Les yeux de Lisandra se plissèrent :
— Oh, je vois. C'est une indéterminée.
Hayalee n'eut pas besoin de lui demander ce que cela signifiait. Elle détourna le regard, honteuse et furieuse à la fois. Elle avait l'impression d'être une gamine tout juste bonne à donner son prénom, mais pas son nom de famille. Lisandra n'insista pas, ce qui valait mieux pour elle, car le sang d'Hayalee commençait à bouillir. Elle ne savait pas si c'était dû à la chaleur qui les enveloppait, mais elle sentait le Feu à fleur de peau. Par chance, la marche dans les bois lui avait permis d'évacuer un peu de ce trop-plein d'énergie.
La maison des Mil'Sina se dévoila au bout du chemin, seule dans son cocon de jungle.
Elle comptait non pas un, mais trois bâtiments hexagonaux montés sur pilotis, tous connectés par une terrasse en bois meublée comme un intérieur. Les façades n’étaient pas peintes mais vernies et, comme toutes les habitations qu'ils avaient vues jusque là, il n'y avait ni portes ni vitre, juste des rideaux et des volets en bois. Plus atypiques, des moulins à vent et des conduits de toutes les tailles et de toutes les formes se dressaient sur les toits. Non loin de là, un potager s'épanouissait dans une trouée de soleil, bordé par trois ruches d'abeilles. Sur leur gauche, Hayalee entraperçut l’océan, par-delà les arbres.
— On y est, leur annonça Lisandra. Mom ! Thad !
Elle conduisit Hayalee et Saru sur la terrasse, où une femme concoctait des mixtures. Grande et mince, les yeux d’un bleu limpide, il était évident que madame Mil’Sina n’était pas massanienne. Sa peau claire était couverte des chevilles aux poignées et ses cheveux courts, retenus en arrière par un foulard, étaient du même blond argenté que ceux de Lisandra.
À leur arrivée, elle releva le nez du mortier et des livres étalés sur la table devant elle. Elle arborait les mêmes pommettes hautes, le même menton pointu et la même mâchoire carrée que sa fille, mais son expression était douce.
— Qu’eust-ce que c’est ? demanda-t-elle avec un accent bien différent de ce qu’Hayalee avait entendu jusqu’ici.
— Hayalee Taorenn et Saru Nehara, dit Lisandra.
Elle enchaîna dans une langue qui ne ressemblait pas à du mas’ana et dont Hayalee ne comprit pas un traître mot hormis « Alliance ». Les longs sourcils de madame Mil’Sina se haussèrent, puis se froncèrent. Aucun doute qu’ils ne s’attendaient pas à ce que l’Alliance leur envoie deux adolescents. Madame Mil’Sina se remit bien vite de sa surprise. Se fendant d’un sourire chaleureux nettement plus authentique que celui de Lisandra, elle lâcha son pilon et approcha pour les saluer.
— Bienvenue à Uwata. Dia, vous deveu être épuisé aprés un si long voyage… Amata ! appela-t-elle en se tournant vers le plus petit bâtiment, semblable à un cabanon. S’il vous plaît, poseu vos affairres, asseyeu-vous. Je peux vous offrir à boirre ?
Si Hayalee avait redouté que le couple de savants soit aussi cassant et désagréable que leur fille aînée, ses craintes furent très vite balayées. Madame Mil’Sina se montra d’une très grande gentillesse et le père de famille se révéla tout aussi sympathique.
Sous les appels insistants de sa femme, il finit par émerger de son cabanon. Monsieur Mil’Sina se présenta à eux seulement vêtu d’un short. Ses cheveux frisottés s’égaillaient en tire-bouchons sur sa tête, comme s’il n’avait eu de cesse d’y passer les mains sans jamais y passer un peigne, et ses petits yeux gris étaient enfoncés dans deux orbites soulignées d’ombre.
— Ao ? fit-il d’un air absent. C’est l’heure du dîner, c’est ça ? Je finis juste de lire ce parchemin et…
— Nous avons des invités, lui signala madame Mil’Sina.
— Des invités, répéta-t-il.
Son regard se posa sur Hayalee et Saru, mais ses pensées ne semblèrent pas suivre le mouvement.
— Thaa’… C’est bien, très bien.
— Amata, ils sont de l’Alliance.
Son expression passa de songeuse et lointaine à curieuse et concentrée. Lorsqu’Hayalee et Saru se levèrent pour lui serrer la main, après s’être présentés, le savant les serra dans ses bras. Hayalee supposa qu’il s’agissait de la façon de se saluer, à Mas.
Saru ne tarda pas à leur remettre les joyaux et les comptes rendus promis par l'Alliance, en échange de quoi, monsieur Mil'Sina leur confia l'énorme livre qui contenait le fruit de ses recherches sur les Descendants. Au bout du compte, la mission fut bouclée en moins de cinq minutes. Ils avaient payé les Mil'Sina et récupéré leurs travaux, comme Iltaïr le leur avait demandé. Ne restait plus qu'à ramener le livre à l'Alliance. Pour cela néanmoins, il leur faudrait attendre le retour de l'Ilmari. Les Mil'Sina leur proposèrent de rester sous leur toit d'ici là et ils ne se sentirent pas le cœur à refuser, même en dépit de leurs débuts houleux avec Lisandra. Comme le fit judicieusement remarquer cette dernière, dormir à l'auberge leur coûterait cher. Mais de toute façon, monsieur Mil'Sina ne les aurait jamais laissés repartir après avoir appris qu'ils étaient des Descendants.
D'homme distrait et réservé, il devint aussi surexcité qu'un petit garçon. Le dîner qu'ils prirent tous ensemble sur la terrasse fut rythmé par ses nombreuses questions sur leur condition et leurs pouvoirs. Madame Mil'Sina eut beau essayer de ramener la conversation sur des sujets plus communs, comme l'endroit d'où ils venaient, comment s'était passé le voyage et s'ils appréciaient Mas, ce fut peine perdue. Son mari hochait la tête, un pli entre les sourcils et, sitôt qu'Hayalee ou Saru finissaient de parler, il posait une énième question sur les Descendants. Les regards polaires de sa femme le ralentissaient à peine.
Pire qu'une passion, pour monsieur Mil'Sina, les Descendants étaient une obsession. Sa femme dut refréner ses ardeurs quand il suggéra l'idée d'une démonstration après le repas. Elle lui rappela fermement qu'Hayalee et Saru sortaient tout juste d'un voyage en mer de vingt jours et qu'ils devaient avoir besoin de se reposer. Hayalee ne se sentait pas fatiguée, au contraire. Depuis qu'ils avaient regagné la terre ferme, elle débordait d'énergie, mais elle se garda de contredire la maîtresse de maison.
Pas de démonstration une fois les assiettes vidées, donc. Madame Mil'Sina trouva plus convenable de les conduire dans la chambre d'amis.
— Je vous ai preuparé un bain, leur annonça-t-elle. Mais je n'ai pas chauffé l'eau – il fait asseu chaud comme ça – j'espeure que ça vous convient. La salle de bain est ci, précisa-t-elle en pointant une porte de l’autre côté du patio. Si vous aveu besoin de quoi que ce soit, ne soyeu pas hésitants.
Elle les laissa sur un dernier sourire. Hayalee croisa le regard de Saru et comprit que le mot « bain » avait éveillé en lui le même intérêt.
Vingt jours. Vingt jours qu'ils se contentaient de se débarbouiller avec un linge, au mieux se baignaient dans une barrique d'eau de mer. Leurs cheveux étaient dans un état pitoyable, ceux de Saru ressemblaient à de la paille et les doigts d'Hayalee restaient coincés chaque fois qu'elle passait la main dans les siens. Leur peau était collante de sel, et de sueur dans le cas de Saru, et leurs vêtements exhalaient les relents les moins agréables de l'océan.
Madame Mil'Sina ne les avait pas quittés depuis cinq secondes qu'ils lâchèrent leurs affaires et se précipitèrent hors de la pièce, manquant d’arracher le rideau. Saru atteignit la salle de bain en premier et il referma le battant coulissant sur le pied d’Hayalee. Riant et s'insultant, ils poussèrent chacun sur le panneau, elle pour l’ouvrir, lui pour le garder fermé.
— Allez ! C'est pas juste !
— Pas juste ? renvoya-t-il à travers l'ouverture. Tu sais ce qui est vraiment pas juste ? Que tu puisses passer des heures sous ce soleil sans transpirer ! J'en ai plus besoin que toi, de ce bain.
— Tu plaisantes ? Tu m'as regardée ?
— Je vois pas vraiment de différence avec d'habitude.
Elle ouvrit la bouche, indignée, et il profita qu’elle ait baissé sa garde pour repousser son pied. La porte lui claqua au nez, le verrou cliqueta et Saru ricana, victorieux. Hayalee lui cria quelque chose de peu aimable, avant de se rendre compte que Lisandra les observait, figée devant la porte de sa propre chambre. Ce qu'elle voyait avait l'air de l'avoir convaincue de la bêtise de ses hôtes. Hayalee s'empressa de retourner dans la chambre d’amis.
L'eau fut si opaque après le passage de Saru que madame Mil'Sina fit couler un nouveau bain pour Hayalee. Elle ajouta du lait de quelque chose, des pétales de fleurs et d'autres produits inconnus. Au début, Hayalee fut sceptique, mais après s'être étendue dans la baignoire en bois, au milieu d'un nuage de bougies, elle fut conquise par le concept. En sortant de là, sa peau était douce et parfumée et ses cheveux se démêlèrent en un coup de peigne.
La chambre d'amis ne comptait qu'un lit double, entouré par de fins rideaux qui n'avaient aucune chance d'arrêter la lumière. Madame Mil'Sina leur expliqua qu'ils avaient pour fonction de les protéger des moustiques, non pas du soleil. Il n'y avait pas de moustiques à Karakha et Hayalee avait appris l'existence de ces charmantes bestioles en arrivant sur l'île des réfugiés. À Mas, les moustiques étaient dix fois plus nombreux et voraces. Leur promenade dans la jungle les avait laissés couverts de boutons et Hayalee et Saru ne se le firent pas dire deux fois pour fermer les voiles.
Allongée sur le lit, Hayalee savoura le confort du matelas. L'illusion que le sol tanguait s'était dissipée au cours de la journée mais, les paupières clauses, la sensation revenait de plus belle et elle s'en amusa. À côté d'elle, Saru n'avait gardé que ses sous-vêtements pour dormir. Ça n'était pas la première fois qu'elle le voyait dans cette tenue. Leur séjour sur l'Ilmari les avait poussés à dépasser ce genre de considérations. Ils s'en fichaient, tout comme ils se fichaient de partager le même lit. Saru se contenta de menacer Hayalee de représailles si elle roulait de son côté ou se mettait à ronfler. La remarque lui valut un coup d'oreiller en pleine figure. S'ensuivit une monumentale bataille, et les cris et les rires résonnèrent longtemps dans la nuit chaude d'Uwata.
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2Psana marque le 1er jour de la 4ème semaine du mois (appelée Manna)