En l'enregistrant auprès du Teth — l'agence interplanaire qui recensait les consciences artificielles, l'IA gravée dans le processeur quantique du Borussia devint une citoyenne à part entière de l'Interplan. Débarrassée du carcan qui entravait ses processus, Adève exprimait à présent son plein potentiel. Expression qu'elle mettait à profit dans des initiatives telles que la cartographie et le marquage des meilleurs morceaux de l'épave du Vif-argent. Cobb n'hésita pas une seule seconde à user de cet avantage dans sa course au trésor contre la Chienne enragée. Il souriait en imaginant les têtes de Boogie et Pacino alors que la soute de son remorqueur regorgeait des parties les plus lucratives du vaisseau de ligne.
Sa satisfaction dura jusqu'à ce qu'Adève l'avertisse que la survivante du crash arpentait à présent les coursives du Borussia en compagnie de l'un de ses périphériques. La nouvelle le contraria d'autant plus que son holo-ID la désignait comme l'héritière d'une riche famille adonisienne. Sachant que les Embraseurs ne s'embarrassaient guère de prisonniers, sa présence à bord mettait le spationaute dans une très mauvaise posture. Le Monnayeur exigerait une somme exorbitante en échange de la régularisation de la clandestine. Au moins autant, si ce n'était plus que son butin. Cobb se retrouvait à son point de départ. Adieu ses perspectives de rachat de son indépendance auprès de la Dame de Pique.
Bordel à queue de modalorian ! Tout ça pour une putain de Morpho en plus !
— Que comptes-tu faire ? s'enquit Adève via leur liaison neurale.
— Rien, pour le moment ! Ce n'est pas comme si j'ignorais la sensation que l'on éprouve en se retrouvant abandonné dans le Vide, répliqua Cobb par le même canal.
Malgré les entraves psychiques de la thérapie, le spationaute frissonna au souvenir de sa propre dérive dans l'espace. Barantyne ; il lui arrivait encore de se réveiller tremblant d'une sueur glacée en entendant les hurlements de ses frères et sœurs d'arme sur les coms. Les frelons — les redoutables chasseur-bombardiers Morphos traquaient et abattaient les équipages survivants des échardes de la Lance écarlate. Le vétéran ne savait pas combien de temps il avait dérivé dans le Vide à leur merci. Après cette expérience traumatisante, la reconstruction physique et mentale incluse dans son contrat réalisa des prouesses afin qu'il enfilât de nouveau un scaphandre. Avec le montant de son solde de tout compte, le pilote avait payé l'acompte afin d'acquérir le Borussia qui pourrissait dans la cale sèche d'un ferrailleur sur Scifer. Plus que quelques traites à honorer et le remorqueur lui appartiendrait définitivement. À moins que la Dame de Pique décida du contraire.
Cobb se concentra sur l'approche finale de l'amas de Purcell. Le Borussia devait passer sous l'œil inquisiteur du Monnayeur. Nuls parmi le ramassis de malfrats qui constituait la population de l'enclave ne connaissait son origine. Cependant, tous s'accordaient pour dire que le gardien de la nébuleuse existait bien avant la constitution du refuge. Certains avançaient même que la Dame de Pique avait pactisé avec l'entité cosmique afin qu'il lui accordât sa protection.
Le remorqueur issu des ateliers spatiaux Q-Rex® dépassa la dernière balise. Sa silhouette en forme d'étoile à six branches asymétriques s'immobilisa à la lisière du nuage de gaz en nuance mouvante de bleu et de mauve. La plus grande d'entre elles servait d'élingue titanesque capable de tracter des vaisseaux d'un tonnage jusqu'à huit fois supérieur au sien. À sa base, une ouverture rectangulaire donnait sur une soute aux proportions identiques à celle des collecteurs de minerais ou de glace qui écumaient les champs d'astéroïdes. Le cas échéant, elle se convertissait en cale sèche avec le renfort du centre d'usinage présent à bord afin d'assurer des réparations d'urgence. Quatre branches aux sections épaisses abritaient des propulseurs ioniques surdimensionnés. Montées sur des bases pivotantes à trois-cent-soixante degrés et inclinables à quarante-cinq degrés, elles offraient une maniabilité extraordinaire au remorqueur. La sixième, qui se révélait la plus petite, abritait le poste de pilotage. Les quartiers de l'équipage et les facilités indispensables à bord d'un long-courrier occupaient le pont supérieur de la partie centrale.
Sous des atours négligés avec son revêtement orange corail délavé par endroits et ses tâches de pourriture fondante, le Borussia cachait bien son jeu. L'adjonction d'Adève et la refonte totale de son câblage cybernétique le rendait manœuvrable par une personne seule. Enfin, sa motorisation ne trouvait que peu d'équivalent sur des vaisseaux d'une jauge identique. Les ingénieurs de chez Q-Rex® ne critiqueraient pas ses améliorations.
Depuis le poste de pilotage baignant dans la lueur douce des instruments holographiques, Cobb contemplait le nuage de gaz et de poussière d'étoiles.
— Alors c'est ça l'amas de Purcell.
— Je croyais qu'Adève avait été claire. Vous ne deviez vous manifester sous aucun prétexte, maugréa Cobb à l'attention de sa passagère clandestine.
— Qu'est-ce que vous attendez pour avancer ? poursuivit l'Adonisienne avec arrogance.
— Lui.
Le centre du nuage s'anima afin de prendre la forme d'un visage gigantesque à la coloration bleu pâle. Dépourvu d'yeux, de nez et imberbe, un œil monstrueux s'ouvrit dans son front. Son iris possédait la flamboyance orangée d'une super-nova alors que sa pupille reflétait l'attraction terrifiante d'un trou noir. L'organe cyclopéen dardait sa clairvoyance sur le Borussia.
— Comment est-ce... s'étrangla la rescapée du Vif-argent.
— La ferme ! intima Cobb.
— Salutations, Cobb Danvers.
La voix de l'entité cosmique emplit l'esprit du pilote de l'incandescence de milliers d'étoiles.
— Tu connais le code, poursuivit la voix emprunte d'une intransigeance douloureuse.
— Je connais le code, souffla le spationaute.
— Très bien. Dans ce cas tu dois te débarrasser de ta prisonnière.
— Ce n'est pas une prisonnière. Je demande à ce qu'Effi Rae-Valkryll soit régularisée en tant que navigatrice à bord du Borussia.
Cobb mesurait l'audace de sa requête. Rien n'obligeait le Monnayeur à abonder dans son sens. Le pilote retint son souffle.
L'organe cyclopéen se plissa alors que l'entité réfléchissait.
— Il t'en coûtera l'intégralité de ton butin afin de satisfaire ta requête.
Cobb s'y attendait. Ses rêves d'émancipation du joug de la Dame de Pique disparurent aussi vite que des photons dans la gueule d'un trou de vers. Accablé par les conséquences de son acte, il inclina la tête.
— Qu'il en soit ainsi, Monnayeur, acquiesça-t-il.
— Va et acquittes-toi de ta dette avant de reparaître devant moi, confirma le cerbère.
Une douleur aussi vive qu'éphémère transperça le crâne du pilote qui hurla. Son esprit conserverait la marque du Monnayeur tant que le pilote ne se serait pas acquitté de son dû.
— Ça va ? s'inquiéta Effi depuis son fauteuil situé en retrait.
— Je vais bien, lâcha Cobb entre ses dents serrées. Vous me remercierez une autre fois !
Vexée, l'Adonisienne adopta une mine boudeuse.
En face du Borussia, la bouche demeurée close du visage insondable s'ouvrit sur un espace au fond duquel brillait quelques étoiles.
Le remorqueur franchit ce passage pour le moins étrange. Le panorama qui s'étendait au-delà changea du tout au tout. Un amalgame d'épaves raccordées entre elles par des amarres bricolées s'étendait jusqu'à une portion de planétoïde explosé. À l'intérieur de celle-ci, se trouvait un complexe hétéroclite que la micro-gravité dispensait du respect des conventions en matière de construction. Une flottille de vaisseaux aux tailles et aux formes variées orbitait tout autour de l'astre mort. Cobb y dénicha une place pour son appareil.
Un visage allongé à la peau claire parsemée de tâches de couleurs foncées apparut en surimpression du panorama dévoilé par la baie lenticulaire.
— Salut, Billic.
— Salut, Cobb, rétorqua le Sciférien alors que certaines composantes de sa pigmentation prenaient des teintes plus vives.
— J'ai du premier choix...
— Je sais mais personne ne négociera avec toi, l'interrompit le trafiquant en s'agitant mal à l'aise.
— Comment ça personne ne voudra de ma cargaison, Billic ? s'enquit le pilote en faisant de gros efforts pour se contrôler.
— Boogie et Pacino. Ils t'accusent d'avoir organisé le naufrage du Vif-argent sans nous avoir prévenu. T'octroyant au passage les meilleurs portions de l'épave...
— Foutaises ! explosa Cobb. Je ramassais de la glace à la demande de la Dame. Putain, Billic tu me connais. Tu sais que je ne suis pas un de ces tarés de naufrageurs.
— Ce n'est pas moi que tu dois convaincre. Les mignons de la Dame ont requis son arbitrage. Tu vas t'expliquer à la Cour.
Cobb, qui s'était levé pendant la conversation, abattit son poing sur l'appui-tête de son fauteuil.
— Merde, jura-t-il à voix basse tandis que sa silhouette longiligne se reflétait dans la baie lenticulaire du poste de pilotage
En dépit de sa vieille combinaison brune et garnie de renforts de pilote, sa maigreur trahissait des addictions plus fortes que de mauvaises habitudes alimentaires ou la fréquentation assidue d'environnements sous micro-gravité. Sa barbe épaisse et noire masquait ses joues creuses tandis que ses cheveux bruns coiffés sur un côté surnageaient au-dessus d'un bandeau technologique sombre non fermé sur un front barré de rides soucieuses. L'objet laissait aussi ses oreilles apparentes. Dépourvue de sa manche droite, la tenue de vol lui permettait d'exhiber sa prothèse en alliage carboné de chez Armacorp® — Toujours là en dernier recours, à la manière d'un trophée. Son index cybernétique cracha une flamme bleutée avec laquelle il ralluma le cigare épais et court vissé au coin droit de sa bouche. L'éclat du mini-chalumeau se refléta dans le verre bombé sombre enchâssé dans son orbite. Implant qui lui conférait l'aspect caricatural de l'un de ses personnages d'une SimStim© consacrée à des pirates. Une odeur âcre accompagna la fumée qu'il recracha en ronds au-dessus de la console de pilotage.
— Quand abandonneras-tu cette sale habitude ? la sermonna Adève.
— Le jour où je serai certain de ne plus me coltiner ce genre d'emmerdes, râla-t-il en daignant croiser le regard de son nouveau membre d'équipage.
La beauté époustouflante de l'Adonisienne scotcha Cobb qui manqua de s'étrangler avec la fumée infecte de son cigare. Sûre d'elle, la transhumaine le défiait au travers de l'éclat minéral de ses yeux émeraude. Le pilote tomba sous le charme incroyable de la survivante.
En dépit de son aspect négligé, il dégageait l'assurance tranquille de ceux auxquels la mort avait refusé l'accès à son royaume. Son œil bleu brillait d'une bienveillance qui contrastait avec sa dégaine de dur-à-cuir. L'humain possédait ce charme propre au mauvais garçon qui lui valait sûrement un nombre de conquêtes équivalent à celui des mondes qu'il avait visité.
— Trouvons lui une tenue moins voyante, suggéra-t-il à l'attention d'Adève après s'être raclé la gorge.
— C'est déjà fait, annonça celle-ci
— Bien. Qu'est-ce qu'on attend alors ? Réglons ce différend avec Boogie et Pacino au plus vite, maugréa-t-il à voix haute en quittant le poste de pilotage d'un pas décidé.
— Écoutez, commença Effi. Vous devez savoir...
— Plus tard ! la coupa Cobb. Vous faites parti de mon équipage à présent. Changez-vous et ne vous avisez plus de discuter mes ordres, c'est clair ?
— Très, monsieur, ironisa-t-elle.
Cobb la regarda disparaître dans l'une des cabines qu'Adève lui avait attribué.
— Devais-tu te montrer aussi dure avec elle ? s'enquit Adève.
En guise de réponse, Cobb souffla un nuage de fumée en direction du zooïde accroché au plafond de la coursive, avant d'écraser son cigare dans sa main cybernétique. Qu'est-ce qui lui prenait ? Il ne pouvait pas s'enticher de cette Adonisienne bon chic bon genre. Suivant la tournure que prendrait les événements, le pilote n'aurait pas d'autre choix que de la conduire au marché aux esclaves afin d'alléger sa dette auprès des Embraseurs s'il tenait à conserver le Borussia et Adève. Pourtant, rien qu'à cette idée son cœur se serra et une boule obstrua sa gorge.