Le courant lâcha enfin Nebih. Épuisé de s’être débattu, meurtri comme s’il avait été passé à tabac, il se laissa dériver. Il ne sentait plus rien.
Le temps ne comptait plus. Il n’entendait rien. Le silence était lourd. Rien n’existait d’autre que le froid qui lui tranchait les chairs comme un couteau. Il osa ouvrir les yeux et les referma aussitôt. Cette nuit impénétrable le terrifiait. Il n’avait nulle part où aller. Il se laissa porter.
Un léger contact le fit soudain hurler. C’était une simple algue. Tâtonnant, il suivit cette feuille jusqu’à sa tige et trouva le sol.
Nebih s’assit et se recroquevilla. Son hurlement allait-il attirer des prédateurs tels que des requins ou les gardiennes du puits ?
Rien ne vint. Personne ne répondit à son appel. Il resta là.
Il avait affronté la déception des siens, le mépris des Anciens et la bêtise des villageois, mais l’angoisse de cette éternité de ténèbres le vidait de ses forces et le pétrifiait d’effroi. Il convoquait ses souvenirs du soleil, des rires amis et des tendres bras de ses parents, mais peu à peu ses souvenirs s’étiolaient, comme aspirés par la nuit des Abysses.
Il était tant confus qu’il manqua le passage d’une petite lueur fugace. Une lumière virevoltante se promenait parmi les algues, mais prit la fuite quand une bulle d’air s’échappa des branchies de Nebih.
Celui-ci ne l’avait pas vue. Il avait perdu toute envie, toute force et restait là, immobile. Il ignorait s’il était déjà mort. Mais soudain une lueur dansa derrière ses paupières closes.
Surpris, il ouvrit les yeux, arrachant les croûtes qui s’étaient formées, depuis le temps qu’il n’avait pas levé les paupières. La lumière était partie. Nebih crut avoir rêvé. De la poussière était rentrée dans son œil, c’était douloureux, il dut soulever son bras pour se frotter les yeux. Il se statufiait à force d’immobilité. La vase se déposait sur lui. Il n’avait pas le courage de l’enlever. Il retomba dans la torpeur.
Mais quelques temps plus tard, une nouvelle lueur apparut. Cette fois, il ouvrit les yeux plus rapidement et l’observa tandis qu’elle flânait, curieuse, autour de son visage et de ses cheveux. C’était un minuscule poisson phosphorescent, de la taille d’un petit doigt, aux écailles argentées et aux fines rayures bleues, qui arpentait son territoire avec vivacité et intérêt.
Il s’en alla, au grand regret de Nebih.
Celui-ci ne pouvait compter les jours, les semaines, ou les mois. Il s’ennuyait à devenir fou. Mais la lumière lui avait rendu courage. De ses mains, douloureuses dans le froid, il enleva la vase qui pesait sur ses épaules et se remit à bouger. Il n’osait pas s’aventurer dans l’obscurité, craignant les prédateurs. Mais il guettait avidement la venue du poisson-lanterne, résolu à le suivre.
Celui-ci revint et au grand bonheur de Nebih, il était accompagné de ses congénères. Ces merveilleuses lueurs dansèrent autour de lui, grignotèrent prudemment les peaux mortes de ses doigts, explorèrent ses cheveux et s’esquivèrent dès qu’il fit un mouvement trop brusque. Il nagea à leur suite, mais ils étaient trop rapides et il n’avait plus de forces. Il s’arrêta un peu plus loin, quand les ténèbres retombèrent.
Attentif désormais à ce qui l’entourait, il espérait le retour de ces lumières si belles. Il s’enhardit même à explorer les Abysses, un peu plus chaque jour, en palpant le sol de ses mains et en glissant ses doigts dans les algues. Son ouïe s’était affûtée. Un jour qu’il avait avancé plus loin que jamais, il s’avisa d’une rumeur qui lui parvenait, quelque part sur sa droite. Il se figea et attendit. Aucun signe d’un prédateur. Plus il se détendait, plus il captait les subtiles vibrations d’une voix monocorde. Ce murmure parfois s’arrêtait. Le temps passait, il reprenait. Nebih comprit qu’il entendait un..e autre condamné..e aux Abysses, comme lui. Les mots effleurèrent la peau figée de son cœur, qu’il sentit battre à nouveau dans sa poitrine. C’était une histoire, sans public, qui se frayait un chemin dans le silence, comme un défi lancé aux monstrueuses ténèbres. Le récit s’acheva, puis, après une pause, la voix reprit son histoire depuis le début.
Elle s’appelait Ogane et était une ondine. Bien avant d’avoir été jetée dans cette fosse de mort, elle avait grandi sur un pinacle corallien, splendide édifice aux mille couleurs, habité à tous les étages. Ses voisines étaient les anémones, les familles de poissons-clowns, les massifs de gorgones, les murènes et des milliers de crustacés en tout genre.
Ogane était mature, en âge de convoler, mais elle ne s’intéressait pas à la chasse aux amoureux. Sa principale occupation était de rejoindre les côtes peu profondes, où les petits bateaux de pêche des humains mouillaient. Elle était curieuse de ces êtres à jambes et les fréquentait audacieusement. Dans cet archipel-là, la guerre n’avait pas eu les mêmes effets qu’ailleurs. Les pêcheurs connaissaient l’existence du peuple de l’eau. Certains se méfiaient des ondins, d’autres les admiraient. Ils croyaient aux légendes et aux contes d’antan sans faire la part entre vérité et affabulation ; sans chercher non plus à en savoir davantage. Ondènes et humènes gardaient prudemment leurs distances.
Ogane était plus téméraire que sage et chaque jour, elle franchissait l’invisible frontière des territoires. Elle nageait autour des bateaux et taquinait les plongeurs maladroits, qui descendaient au fond de l’eau pour chercher des perles. Parfois, elle leur apportait elle-même les trésors qu’ils ne pouvaient pas atteindre. Mais la plupart du temps, elle se contentait de les accompagner et jouer avec eux lors de leurs rares pauses.
Un jour, une femme humaine vint parmi les pêcheurs. Ogane la regarda plonger, battre des jambes avec ses fausses nageoires au bout des pieds. L’ondine l’observa de longues heures sans s’approcher. Les hommes rirent : « Regardez Ogane ! Elle est jalouse. Talia, attention à toi, l’ondine va te faire des misères. »
Ogane ne dit rien, car elle n’avait pas les mots pour dire ce qu’elle ressentait. Ce n’était certainement pas de la jalousie. Elle voulait tourner autour de Talia, mais n’osait pas. Elle voulait toucher ses longues jambes, fines et musclées. Elle voulait caresser la peau tendre de son ventre. Elle voulait enlacer sa taille et frotter son nez contre le sien. Elle croisa une seule fois le regard de Talia et s’enfuit aussitôt.
Elle revint dès le lendemain, mais resta désormais prudemment à l’écart. Elle avait dans le cœur un volcan prêt à s’ouvrir.
Talia ne pouvait pas deviner quel trouble elle jetait. Elle n’avait pas peur d’Ogane. Elle lui souriait chaque jour avec chaleur, sans écouter les remarques des hommes qui se gaussaient de plus belle. Elle pêchait avec eux, puis, le soir, elle aimait se promener au bord de l’eau. Elle était solitaire et faisait de longues marches sur le sable, tandis que le crépuscule embrasait les vagues. Dès ce jour, elle trouva sur son chemin des coquillages de plus en plus beaux. Sur la plage où elle aimait flâner, des objets précieux firent leur apparition : des coffres sculptés, des couteaux en argent, une flûte en bois acajou dans un écrin de satin. Talia avait beau scruter les alentours pour comprendre d’où venaient ces objets, elle ne leur trouvait jamais de propriétaire. La mer se taisait et le sable était muet.
Un soir, des perles dessinaient sur le rivage une piste que Talia suivit. Elle déboucha dans une petite grotte, au sol de pierre léché par les vagues de la marée haute. La surprise la figea sur place.
Sur la paroi gris pâle de la grotte, dans une alcôve naturelle, un grand visage était dessiné, à l’encre, à la craie et aux piments d’algue. Talia reconnut aussitôt son portrait. C’étaient ses cheveux aux boucles sombres, c’était ses lèvres, c’était ses yeux.
Devant l’alcôve, une table de pierre arborait des présents comme ceux qu’elle trouvait tous les jours sur la plage. Il y avait aussi quelques poissons fraîchement pêchés, ouverts et vidés, disposés comme une offrande sur des feuilles de platanes.
Talia regarda autour d’elle, mais ne vit personne. Elle fouilla la roche et la mer, mais ne trouva aucune trace de l’admirateur secret qui lui avait érigé cet autel.
Intriguée, elle revint désormais tous les soirs après sa journée de pêche. Elle trouvait des poissons et des offrandes. Elle en laissa à son tour. Elle restait parfois plusieurs heures assise là, à chanter ou à se reposer, dans l’espoir de rencontrer la mystérieuse personne qui, jour après jour, embellissait l’endroit.
Au bout de quelques semaines, elle estima que ce jeu avait trop duré. Un matin, au lieu de partir pêcher, elle se cacha dans la grotte et attendit.
Les heures coulèrent. Aux environs de midi, des mains agrippèrent la roche. Une silhouette jaillit de l’eau et s’assit sur le sol. L’ondine, Ogane, attendit de longues minutes puis se leva sur ses deux jambes apparues à l’air libre. Elle grimaça en faisant quelques pas sur ses pieds ; l’amour ne rendait pas la marche moins douloureuse. D’un panier d’osier qu’elle avait traîné derrière elle, elle sortit une écrevisse encore vivante, des palourdes et une écharpe qu’elle accrocha soigneusement près du portrait pour la faire sécher. Puis elle débarrassa la petite table de quelques débris de roches, replaça quelques galets décoratifs. Cela fait, elle reprit la anse du panier d’osier et replongea hâtivement dans la mer où elle disparut.
Talia sortit précautionneusement de sa cachette. Elle posa un regard méditatif sur les cadeaux et resta pensivement tournée vers la mer.
Ogane ne rentrait plus beaucoup au pinacle. Sa famille s’étonnait d’une telle désertion. Lorsque l’ondine réapparut ce soir-là, sa grand-mère lui titilla les nageoires :
« Alors ? As-tu trouvé un mâle pour ton nid ? »
Ogane secoua sa longue crête, qui passa d’un côté de sa tête à l’autre trois fois, et se décida à demander à son aïeule :
« Comment les humains font-ils l’amour ?
- Les femmes ont un sexe qui aspire et les hommes ont un sexe qui crache, répondit la grand-mère d’un ton docte.
- Et les ondins avec les humains ?
- Ils font pareils », répondit l’aïeule qui n’en était pas sûre, mais voulait faire honneur à sa place de vieille ondine pleine d’expérience « Mais, ajouta-t-elle en se rappelant quelques conversations croustillantes, ils utilisent aussi leurs mains, leur bouche et d’autres choses.
- Et une ondine avec une humaine ?
- Pareil » répondit la grand-mère, qui se promit néanmoins de se renseigner auprès de ses amies, lors de leurs futures séances d’aquagym, car jamais elle ne s’était posé cette question.
Quand elle réalisa que ces questions cachaient peut-être quelque chose, sa petite-fille avait déjà filé.
Le lendemain midi, Ogane se rendit à la grotte avec de nouveaux présents. Elle s’assit sur la roche, attendit que la métamorphose se fasse, grogna en se dressant sur ses pieds et leva les yeux sur le portrait. Les coquillages glissèrent de ses doigts et ricochèrent sur le sol.
Talia était là, en chair et en os.
Dès ce jour elles devinrent inséparables.
Ogane nageait à nouveau parmi les pêcheurs et tournait autour de Talia. Toute la journée elle ramassait pour elle les perles difficiles à atteindre sous les rochers. Parfois Talia s’accrochait à son cou et Ogane fendait les flots jusqu’à la plage, où elle déposait son amante pour s’allonger à côté d’elle. Elles passaient de longues soirées ainsi, à se promener et à s’aimer.
Elles baignaient dans le bonheur, jusqu’au soir où Ogane remarqua des traces bleues et mauves sur le bras de Talia. Celle-ci resta évasive. Mais deux jours plus tard, elle portait une blessure au visage. Devant l’insistance de son amoureuse, elle lui avoua qu’elle avait des ennuis avec les pêcheurs.
« Ils veulent m’empêcher de venir te voir.
- Pourquoi ? gronda Ogane dont le sang battait dans les veines.
- Ils pensent que je devrais plutôt passer mes soirs avec l’un d’eux. »
Dans sa voix, il y avait de la colère et du souci. Ogane proposa de renverser leur bateau, mais Talia lui demanda de ne pas le faire.
« Ce sont mes collègues, c’est à moi de m’occuper de cela. »
Mais rien ne s’arrangea les jours suivants. Talia essaya la fermeté, la colère, la distance, en vain : les pêcheurs se montraient de plus en plus menaçants. Elle refusait qu’Ogane s’en mêle, car elle craignaient qu’ils ne tournent leur violence vers elle.
Un soir, en découvrant une nouvelle plaie que Talia portait au bras, Ogane dit :
« Il y a une terre, en Bretagne, qui s’appelle Ys. Une ville merveilleuse où nous pourrions être libres de nous aimer et de vivre en toute tranquillité.
- Ys ? Mais c’est une légende.
- Non. Ys est la plus grande ville du Peuple des Rivages.
- Mais nous ne sommes pas du Peuple des Rivages.
- Je crois que si. Être du Peuple, c’est vivre un pied dans l’eau, un pied sur terre, avoir sa place partout et nulle part à la fois. C’est le cas, non ? »
Talia sourit et l’embrassa.
Elles n’eurent pas le temps de reparler de leur projet. Le soir suivant tous les pêcheurs déferlèrent sur la plage, munis de leurs filets et de leurs harpons. Ils séparèrent l’ondine de l’humaine, les frappèrent violemment, poussèrent Ogane au large grâce à leurs armes et l’enserrèrent dans un filet dans lequel elle asphyxiait. Plus loin, deux autres tenaient la tête de Talia sous l’eau et la tinrent jusqu’à ce qu’elle se noie.
Puis les meurtriers et leurs complices lâchèrent leurs filets et repartirent, sans un mot.
Ogane porta le corps de son aimée jusqu’à leur petite grotte où elle l’ensevelit sous un cairn de pierres. Elle la veilla toute la nuit. Au petit matin, elle se rendit dans la baie où travaillaient les pêcheurs. Elle trouva une pierre acérée et avec celle-ci, elle troua les coques, fit chavirer les barques et noya le plus de pêcheurs qu’elle put, avant de prendre la fuite pour rentrer chez les siens.
Mais les pêcheurs survivants se plaignirent à leur Conseil des Anciens, qui était aussi un Conseil de Vieux mâles. Ceux-ci se plaignirent au Conseil des Anciens ondins. Ceux-ci et ceux-là se connaissaient, ils avaient en commun d’avoir le visage plissé de morosité et de n’avoir pas plus d’imagination qu’une huître. Alors, pour éviter de se fâcher pour une malheureuse histoire de femelles, les Anciens Ondins condamnèrent Ogane aux Abysses et elle y fut jetée sans procès.