5 - l'Ascension

En entendant cette histoire, Nebih déversa dans la mer des larmes abondantes. Les petits poissons phosphorescents s’empressèrent autour de lui, stupéfaits par ce flot tout neuf de fraîches eaux, si bien qu’ils éclairaient l’obscurité comme de folles lanternes. Dans cette lumière, Nebih aperçut le profil d’Ogane, couchée comme lui sur le sol des Abysses. Celle-ci avait entendu ses sanglots et s’était tue, surprise de reconnaître ce bruit, que Talia aussi faisait quand elle était triste.

A son tour, Nebih chuchota son histoire et Ogane l’écouta.

Tandis qu’il parlait une autre voix s’éleva non loin, pour lui demander de parler plus fort. Quand il eut fini, ce voisin parla à son tour, tandis que d’autres voix aux alentours s’élevaient dans la nuit des Abysses, pour témoigner elles aussi. Chacune racontait une histoire différente. Beaucoup étaient des sang-mêlés poussés dans leurs derniers retranchements. Certaines étaient des humènes à la présence embarrassante. D’autres, des ondènes rebelles.

« J’ai été jeté là pour avoir pillé un bateau de pêche. J’avais trop faim.

- J’ai tué l’ondin qui avait enlevé ma fille.

- Je suis né sans queue ni jambes, je ne peux pas nager ! Personne ne voulait s’occuper de moi, ils m’ont abandonné là.

- J’ai menacé les humains de brûler leurs bateaux.

- J’ai traité le Grand Ancien de vielle Seiche.

- Je sais pas qui je suis. J’ai tout oublié. »

Plus les voix s’élevaient, plus les poissons s’agitaient. La lumière fut bientôt si vive qu’on put voir sur toute la plaine abyssale ces corps abandonnés, couverts de sédiments déposés par le temps, dont certains s’étaient redressés et secouaient la gangue grise qui pesait sur leurs membres. Afin d’écouter plus à leur aise, certains se levèrent pour entendre telle histoire qui faisait écho à la leur, ou telle voix qui leur rappelait quelqu’un. Les silhouettes chancelaient dans la lumière flottante des poissons lanternes qui accompagnaient ces mouvements maladroits. De vieilles connaissances se retrouvèrent avec des effusions de joie. La morne plaine s’illuminait.

Quelqu’un tout à coup cria : « Ne restons pas là, allons à Ys !

- Hourrah, oui, allons à Ys ! »

Un autre dit : « Ys n’existe pas, c’est un mythe ! »

- Mais si, ça existe, c’est en Atlantique !

- L’Atlantique n’existe pas, c’est un mythe !

- Allons nous-en d’ici ! »

Voilà la plaine qui se soulève. Les poissons-lanternes, bouleversés par cette agitation mémorable, se massent en si grand nombre qu’il y fait clair comme en plein jour. Certains corps calcifiés à force d’immobilité refusent de bouger, des voix pestent contre ce vacarme soudain. D’autres dorment et ne peuvent plus se réveiller. Mais tous les autres soulèvent leurs membres douloureux et se remettent à nager.

Lentement, la troupe se forme et quitte la plaine, en direction de la surface. Il leur faut un effort titanesque pour contrer les courants. Mais ceux-ci reculent devant un si grand nombre de nageurs. Les minuscules poissons des profondeurs les escortent, traçant dans l’eau et la poussière soulevée un chemin pailleté d’or. Les prédateurs tapis dans l’ombre assistent de loin à ce cortège et n’osent pas s’approcher de la lumière.

Enfin, voilà la roche, le corail et l’éclat bleu intense des profondeurs. La surface, claire, limpide, est visible là-haut. Alors seulement les poissons-lanternes ralentissent, s’arrêtent et font demi-tour, refluant vers les profondeurs rassurantes.

Les rescapés poussent de leurs nageoires, jambes et bras pour crever enfin le plafond de la mer. Ils se réchauffent au soleil et clignent cent fois des yeux, perdus dans cette lumière de paradis.

Ainsi commença leur long voyage. Iels se fondirent dans un courant chaud qui les éloignerait de ces maudits lieux. Une longue bande de sirènes, de tritons et d’humains, enfants et adultes, se mit à voguer vers Ys, en barque, en bateau ou à la nage. Sur leur passage, iels étaient rejoints par bien d’autres voyageurs, solitaires ou en famille. Tous ces corps et toutes ces écailles, dans la lumière du soleil, brillaient de mille feux multicolores, si bien que les oiseaux marins, de là-haut, voyaient un long serpent aux milles teintes glisser sur l’Océan. De leurs ailes, ils portèrent le message dans le monde entier : le Serpent arc-en-ciel avait commencé son voyage à travers toutes les mers du monde et il passerait bientôt par ici, puis par là, jusqu’à Ys où les attendait un avenir meilleur.

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