Tout en écoutant cette histoire, Nebih déversait dans l’océan des larmes abondantes. Les petits poissons phosphorescents avaient observé ce phénomène lors de leur passage. Ils s’empressèrent en grande foule autour de lui, agités, frétillants, stupéfaits par ce flot tout neuf de fraîches eaux, qu’ils voulaient tous goûter. Ils furent bientôt des centaines, si bien qu’ils éclairaient l’obscurité comme de folles lanternes. Ogane, avachie sur le dos, parlait de sa voix monocorde sans esquiver le moindre mouvement. Mais lorsque la lumière argentée dansa jusqu’à ses yeux, elle se tut brusquement et entendit les sanglots de Nebih. Elle connaissait ce son, Talia hoquetait ainsi en signe de tristesse. Ogane ouvrit les yeux et bien que son corps pesa une tonne, elle souleva les couches de poussière qui la recouvrait pour se tourner de côté. La lumière lui fit mal. Un..e sirène était là, assise, en pleurs, des centaines de poissons-lanternes collés à son visage et à ses yeux.
Quand Nebih écarta les poissons, il aperçut, lui aussi, l’ondine, maigre, sale qui était tournée vers lui. Il s’en approcha et vint s’asseoir à côté d’elle tandis qu’elle se hissait lentement hors de son creux de vase.
A son tour, Nebih lui chuchota son histoire et Ogane l’écouta.
Les poissons-lanternes restaient dans les parages. Nebih ne pouvait s’empêcher de pleurer et ils s’empressaient alors de boire ses larmes.
Ce flot de lumière et de bruit ondulèrent en échos dans les Abysses, qui n’avaient pas connu telle agitation depuis des lustres. Les vibrations éveillèrent d’autres corps. Une voix s’éleva faiblement, pour demander à Nebih de parler plus fort.
Quand Nebih eut fini son histoire, il pleurait tant qu’il était à nouveau submergé par les petits poissons. Ogane put voir les mouvements qui s’esquissaient dans l’obscurité, des corps informes, gris comme des statues laissées à l’abandon, qui se tournaient, frottait la vase de leurs membres, rampaient, ouvraient les yeux vers Nebih et elle. Le voisin le plus proche parla à son tour, tandis que d’autres voix s’élevaient dans la nuit des Abysses. Chacune racontait une histoire différente. Beaucoup étaient des sang-mêlés poussés dans leurs derniers retranchements. Certaines étaient des humain-e-s à la présence embarrassante. D’autres, des ondènes rebelles.
« J’ai été jeté là pour avoir pillé un bateau de pêche. J’avais trop faim.
- J’ai tué l’ondin qui avait enlevé ma fille.
- Je suis né sans queue ni jambes, je ne peux pas nager ! Personne ne voulait s’occuper de moi, ils m’ont abandonné là.
- J’ai menacé les humains de brûler leurs bateaux.
- J’ai traité le Grand Ancien de vielle Seiche.
- Je sais pas qui je suis. J’ai tout oublié. »
Les poissons-lanternes, constatant qu’on ne les attaquait pas, virevoltaient ici et là, avides de larmes et de petites peaux à grignoter sur les orteils des humain..es. Ils s’étaient tous regroupés au cœur de l’événement et d’autres arrivaient sans cesse, alertés par la concentration de leurs congénères. La lumière fut bientôt si vive qu’on put voir sur toute la plaine abyssale les corps gris des condamné..es, dont certain..es se mettaient en mouvement pour s’assembler, et entendre telle histoire qui faisait écho à la leur, ou se rapprocher de telle voix qui leur rappelait quelqu’un..e. Les silhouettes chancelaient dans la lumière irisée des poissons lanternes qui accompagnaient ces mouvements maladroits. De vieilles connaissances se retrouvèrent avec des effusions de joie. La morne plaine s’illuminait.
Quelqu’un tout à coup cria : « Ne restons pas là, allons à Ys !
- Hourra, oui, allons à Ys ! »
Un autre dit : « Ys n’existe pas, c’est un mythe ! »
- Mais si, ça existe, c’est en Atlantique !
- L’Atlantique n’existe pas, c’est un mythe !
- Allons nous-en d’ici ! »
Alors la plaine se souleva. Les poissons-lanternes, bouleversés d’assister à cet événement, du jamais vu de mémoire de poisson, se massèrent en si grand nombre qu’il fit bientôt clair comme en plein jour. Certains corps calcifiés à force d’immobilité refusèrent de bouger, des voix grognèrent contre le vacarme. Des squelettes furent prudemment contournés. Mais les aventurier-e-s enthousiastes arrachèrent leurs membres douloureux à la pesanteur de la roche et se remirent à nager.
Lentement, la troupe, groupée en formation serrée pour affronter les courants, quitta la plaine, droit vers le puits et ses gardiennes. Les minuscules poissons des profondeurs les escortèrent, traçant dans l’eau et la poussière soulevée un chemin pailleté d’argent qui entourait les nageur-e-s comme un halo féerique. Les prédatrices tapies dans l’ombre reculèrent dans leur tanière, effrayée par la lumière. Le cortège était si massif, les jambes et les nageoires s’agitaient avec tant de détermination, qu’il créait un contre-courant puissant. Il leur fallut un effort titanesque pour percer le flot du tourbillon. Mais la vue d’un rond vert qui se rapprochait, au-dessus de leur tête, et la tiédeur de l’eau qui se réchauffait à mesure qu’ils se sortaient du puis, puis la vision du corail et de l’éclat bleu intense des profondeurs connues, tout cela décupla leur force et ils jaillirent hors du puits. La surface, claire, limpide, était visible là-haut. Alors seulement les poissons-lanternes s’arrêtèrent et firent demi-tour, refluant vers leur monde de silence.
Les rescapé-e-s jaillirent enfin au travers des vagues. Le soleil les réchauffa jusqu’aux os. Iels clignèrent cent fois des yeux, perdu-e-s dans cette lumière de paradis.
Alors commença leur long voyage. Iels se fondirent dans un courant chaud qui les éloignerait de ces maudits lieux. Ce ne fut d’abord qu’une bande renégats. Mais bientôt, d’autres ondènes, humain-e-s, tritons et sirènes, solitaires ou en famille, les rejoignirent pour voguer vers Ys. Tout ce joyeux cortège d’êtres naviguant dans les vagues, à la nage, en barques, en voiliers, en bancs écaillés qui étincelaient dans la lumière du soleil, formait une vision enchanteresse et éclatante. Les oiseaux marins les contemplaient, voyant de là-haut un long serpent multicolore glisser sur l’océan. De leurs ailes, ils portèrent le message dans le monde entier : le Serpent arc-en-ciel avait commencé son voyage à travers toutes les mers du monde et il passerait bientôt par ici, puis par là, jusqu’à Ys où les attendait un avenir meilleur.