4. Louve Telk à la salle
Louve Telk se vengeait de sa sale journée sur le sac de frappe. Aucune piste, pour les kidnappeurs de la Chaine. L'otage récemment échangé n'avait pu leur donner aucune information qu'ils n'avaient pas déjà : un sac sur la tête et les mains liées tout le temps qu'avait duré son kidnapping, il n'avait aucune info sur le physique de ses agresseurs. D'après les voix, ils étaient entre deux et cinq, mais les voix elle-même étaient trafiquées par un logiciel. Aucun indice sur le lieu, les aliments n'avaient rien de spécial... merde, il faudrait briefer les riches avant qu'ils se fassent kidnapper pour qu'ils soient en mesure d'analyser la situation de manière utile à l'enquête. Le plus rageant était que les kidnappeurs n'avaient pas l'air si sophistiqués, les otages racontaient tous qu'on les avait fait tourner sur eux-mêmes pour leur faire perdre leurs repères.
Elle s'arrêta pour reprendre son souffle, face au sac de frappe impassible. Si seulement cette andouille de Basagna n'avait pas laissé filer leur cible ! On leur avait collé ce type dans les pattes, il était trop nonchalant pour être flic, mais on lui passait tout parce que c'était un orphelin de la police. Ce que dans une certaine mesure, Louve Telk pouvait comprendre, mais ils auraient pas pu le caser à la circulation ou il emmerderait personne, plutôt que refiler ce cadeau empoisonné à une brigade qui bosse dur ? Certes, le pauvre Basagna était un orphelin, mais c'était aussi un délinquant qui avait braqué une épicerie avec un couteau à l'âge de seulement 13 ans ! Belle manière de faire honneur à ses parents policiers décédés. Une honte qu'il profite de ces privilèges pour au final ne rien en faire du tout, intégrer une brigade prestigieuse pour laisser filer une cible primordiale, pour aller siroter des cocktails détox au Paradis du Fruit pendant le service. Sans parler de son manque de respect envers ses ainés, Louve Telk et Rolland Grito les premiers. Basagna était nouveau dans l'équipe et il avait tout à apprendre, il devrait faire preuve de plus d'humilité. Telk s'était battue pour obtenir ce poste, aux côtés de Grito. Son admiration pour lui était infaillible, depuis qu'elle avait vu en direct à la télé comment il avait sauvé le fils du président de la république lors d'un échange contre rançon qui aurait couté des milliards à la France s'il avait été mené à bien. Telk venait d'avoir le bac, elle cherchait sa voie. Est-ce que Basagna ne les avait pas vu, ces images de Rolland Grito qui se jetait au milieu des balles pour atteindre l'otage et le libérer, qui jetait une grenade aveuglante et mettait l'otage en sécurité tout en le protégeant de son corps ? Et il n'était même pas aux kidnappings, à l'époque, il faisait les sorties d'école, il passait par là par hasard. C'est lui qui avait donné à Louve Telk sa vocation. Travailler à ses côtés était un honneur. Entendre Basagna le traiter comme un vieux pote de pétanque "Déso chef, je vous ai pas ramené de sandwich, je vous ai pris un cocktail Caro't Detox à la place, vous allez voir c'est moins dégueulasse que ça en a l'air" ça la mettait hors d'elle. Il est vrai que Grito ne s'était pas montré particulièrement brillant depuis l'arrivée de Basagna (et même celle de Telk, 4 ans plus tôt) mais tout de même, c'était une légende. Un délinquant pistonné comme Basagna incapable de respecter ça n'allait rien apporter de bon à leur team. En plus, c'était un gros radin, il ne lui avait même pas rapporté un petit cocktail, alors que Telk avait été assez sympa pour le couvrir. Heureusement, le sac de frappe était son meilleur allié pour passer ses nerfs. Si elle avait été un peu moins concentrée sur le sac rouge, elle aurait sans doute remarqué les trois silhouettes en chemises hawaïennes, bermudas et lunettes de soleil installées sur les machines de muscu juste en face, mais Louve Telk avait seulement envie de frapper, indifférente à son entourage.
Installé sur le banc incliné comme s'il s'agissait d'une chaise longue, incognito derrière ses lunettes de soleil, Slivestras Dirzai observait Louve Telk de loin. Il était entouré de ses deux compères, Teya sur un autre banc incliné, plongée dans son téléphone, Mileo s'échinant sur un vélo elliptique sans jamais s'arrêter de se plaindre :
–Quarante-cinq euros par mois l'inscription, pour se retrouver à pédaler ou courir sur des tapis à la con, et les machines sont même pas alimentées en électricité, elles s'éteignent des qu'on fait une pause ! Nan mais vous imaginez tout ce qu'on leur génère en énergie ? Je suis sur qu'on leur fait leur lumière et leur chauffage en pédalant, et je serais même pas surpris qu'ils aient une ptite ferme à bitcoins dans les vestiaires du personnel qu'on soit en train d'alimenter, moi c'est ce que je ferai si j'avais une salle de sport. On est vraiment des pigeons, c'est eux qui devraient nous payer pour qu'on vienne dépenser notre énergie chez eux. Vous m'écoutez ou pas ?
– Hm ? répondit Silvestras sans lâcher la boxeuse des yeux.
– Je disais : qu'est-ce qu'on fout là ? C'est la quatrième salle de sport ou tu nous traines en deux semaines, et tu fais même pas de sport ! Tu sais bien que Teya et moi on a pas les papiers qu'il faut pour une inscription, alors ça sert à quoi de toutes les essayer ?
– C'est justement pour ça, Mileo. Il faut qu'on fasse du sport, c'est sain, mais comme vous n'avez pas de cartes d'identité, les séances d'essai gratuites sont votre seule chance.
–Un jogging dans le parc ça l'aurait fait ! Regardez-vous, vous en branlez pas une !
– Parles pour toi, répliqua Teya sans lever les yeux de son téléphone. Pendant que tu alimentes la ferme de minage à l'oeil, je rattrape mon retard sur les RS. Très malin de profiter des séances d'essai gratuites des salles de sport pour avoir accès au wifi public, ça change du Paradis du Fruit ou on se ruine avec leurs cocktails à 8€. Vous, avec vos vieux Nokia vous en profitez pas, mais au moins une personne doit se tenir au courant.
– ça c'est vrai, commenta Silvestras. Merci Teya, du travail que tu fais pour nous.
– Je t'en prie.
– Vous me soulez à un point... marmona Mileo en pédalant de plus belle.
– Arrête de te plaindre et Regardez plutôt par là-bas :
Silvestras désigna Louve Telk.
– Quoi, la meuf fait du punching ball ?
– Elle-même.
– Et ben ?
– Est-ce qu'elle n'est pas sidéralement belle ?
Mileo stoppa son vélo elliptique pour mieux observer. Teya leva les yeux de son téléphone. Les deux soulevèrent un instant leurs lunettes de soleil pour mieux jauger.
– Euh, je sais pas, je dirai ça passe.
– Une bonne 7/10, jugea Teya. Pourquoi tu demandes ça, Silver ? Tu la connais ?
– Pas encore. Mileo, puisque ça t'ennuie tellement d'être ici, tu vas me rendre un service : va voir cette Apollonne et demande-lui si elle est célibataire.
Mileo manqua de tomber de son vélo elliptique.
– Mais pourquoi je ferais ça ? Je m'ennuie pas je suis le seul qui fait réellement du sport ! Je vais avoir l'air débile à lui demander ça, elle va croire que je la drague ! Envoie Teya ! Depuis tout à l'heure elle fait genre "elle s'informe" elle nous a rien appris du tout !
– Et bien accroche toi petit, parce que j'ai du scoop. A la salle de sport de mardi dernier, je vous ai dit que ma sœur revenait de Dubai, et bien là elle est à Bali soi-disant pour sauver l'environnement. Pardon mais ça m'intéresse. Elle fait une cagnotte pour les dauphins.
– Sérieux ? Montre ?
Mileo et Silvestras quittèrent leurs machines de muscu respectives pour voir sur le téléphone l'odieuse sœur de leur amie réclamer des sous pour les dauphins en se trémoussant les larmes aux yeux sous les cocotiers.
– C'est une honte, commenta Silvestras navré. Les dauphins n'auront rien du tout.
Les trois désapprouvèrent quelques secondes en secouant la tête. ErikaFraise, la sœur de Teya, était une influenceuse célèbre qui n'avait pas payé la rançon quand sa sœur et agent avait été kidnappée par la Chaine. Elle avait levé une cagnotte pour la rançon, puis fait une story ou elle annonçait en larmes que l'échange avait mal tourné, les kidnappeurs avaient pris la rançon et tué la chère sœurette. La tragédie avait fait grimper sa popularité en flèche, elle avait levé une autre cagnotte pour les funérailles, ajoutée à la cagnotte spontanée que les fans avaient organisés pour son deuil. La menteuse s'en était mis plein les poches, et Teya, déclaré morte, restait coincée avec ses kidnappeurs en fomentant sa vengeance.
Alors que Mileo et Silvestras commençaient à scroller sur le profil d'ErikaFraise, attirés par les vidéos comme des mouches par du miel, Teya verrouilla son téléphone.
– Bon, Mileo, tu vas draguer la boxeuse, avant qu'elle parte ?
– Sûrement pas !
– Pas la peine de la draguer, précisa Silvestras. Tu y vas poliment, tu lui dis halte-là mon amie, ça va vous sembler un peu cavalier de ma part mais j'aimerais savoir si vous êtes célibataire. Elle te réponds oui ou non, tu la remercie chaudement et tu reviens nous informer. C'est simple.
– Il y a absolument aucune chance que ça se passe comme ça.
– Mais si ! tu vas voir.
– En plus je m'en fous complètement de savoir si elle est célib ou pas cette meuf.
– C'est pour ça qu'il faut que t'y ailles ! C'est mieux si la personne qui pose les questions ne le fait pas par intérêt personnel. Allez, un peu de courage, ce n'est pas la chose la plus difficile que tu feras dans ta vie.
– C'est vraiment un argument à la con.
– Allez Mileo, intervint Teya. On compte sur toi, on a droit qu'à une seule séance d'essai gratuite par salle, si tu te loupes, on ne pourras pas revenir et tu auras ruiné la seule chance de Silver de pécho. Alors arrête de pleurnicher et va demander à la dame si elle est célib.
– Vous me saoulez ! J'y vais c'est bon, putain je suis le seul qui prend vos séances d'essais gratuites au sérieux, et c'est moi qu'on envoie draguer ! Mais restez là à vous faire les ongles pendant que je me tape te sale boulot...
Mileo râlait encore quand il arriva en face de Louve Telk qui leva un sourcil en voyant arriver ce petit blond décoloré de 25 ans furieux en chemise hawaïenne et bermuda.
– ...J'avais même pas envie de venir à la base, ils m'ont laissé le choix entre ça et jouer aux poneys avec Elisabeth, et j'avais choisi les poneys ! Seulement quand on est partis pour faire une activité, faut la faire à fond, sinon c'est qu'une perte de temps ! Et je me retrouve là, à... alors... euh... Hâlte-là madame, ça va vous sembler un peu cavalier de l'espace, mais j'ai besoin de savoir si vous êtes célibataire ou pas.
– Pardon ? répondit Louve Telk stupéfaite de la manière dont s'était finie la tirade.
Telk n'était pourtant pas du genre à se laisser surprendre.
– C'est pour le type là-bas.
Abasourdie, Telk regarda dans la direction que lui indiquait Mileo. Un autre homme en chemise hawaïenne qui faisait tout un show en soulevant une haltère sans poids, accompagné d'une femme en paréo qui scrollait sur son téléphone tout en feignant de l'encourager. Telk sourit. Ce n'est pas quelqu'un qui souriait souvent.
– Drôle de tenues, pour une salle de sport.
– C'est notre séance d'essai gratuit, expliqua Mileo, hargneux. On savait pas qu'on aurait affaire à la fashion police.
Mileo se gardait bien de préciser que c'était leur quatrième séance d'essai gratuite en deux semaines à laquelle Silvestras les traînait, et qu'ils aurait quand même pu faire l'effort de remarquer que personne ne venait à la salle de sport habillé comme pour la plage.
– Je vois, répondit Louve Telk qui essayait de garder un semblant de normalité dans la conversation. La salle vous plait ? Vous allez vous inscrire ?
– Ca dépend de toi, tavu. Si tu vas pas parler à mon pote c'est sûr qu'il va s'inscrire et personne veut ça. Regarde-le.
Silvestras était maintenant sur le vélo elliptique et cavalait comme si sa vie en dépendait, les sourcils froncés de concentrations par-dessus ses lunettes de soleil. Telk eut de nouveau envie de sourire.
Voyant qu'elle avait l'air intéressée, Mileo entreprit de faire de la pub :
– Il s'appelle Sylvain, il a 26ans, gémeaux ascendant lion. Il cuisine très bien les raviolis et il sait se servir d'un fer à souder. Il est arrivé deuxième de sa promo en interrologie spatiale en 2018.
– En quoi ?
– Quoi ?
Telk plissa les yeux. Est-ce que ce microbe se moquait d'elle?
– Au fait, dit Mileo sans lui laisser le temps d'analyser. T'as pas l'impression de m'avoir déjà vu ?
– Comment ça ?
– A la télé, par exemple, non ? Ma tête te dit rien ?
Cette discussion était de plus en plus lunaire. S'ils avaient été en salle d'interrogatoire, si Telk portait son uniforme, ça aurait pris une tournure différente, mais Telk avait plus de mal à trouver ses marques quand elle n'était pas en service. Sa mère lui disait toujours d'arrêter de se comporter en flic en dehors des horaires rémunérées.
– Euh... tu ressembles, euh... Drago Malefoy, je sais pas ?
Mileo eut l'air profondément offensé.
– Laisse tomber. Bon, pour mon pote, alors, je lui dis quoi ? célib? pas célib ? Lui il est célib, au cas ou t'aurais un doute, et désespéré, aussi.
– Je vais aller lui répondre moi-même, se décida Telk. Si tu permets.
– Oh ben je t'en prie.
Telk abandonna son sac de frappe pour rejoindre les machines d'un pas décidé, Mileo sur les talons. Elle avait peur du ridicule, mais dans ce cas précis elle ne risquait pas de se ridiculiser : elle avait affaire à des clowns. Aucune chance que ces gens là la jugent sur sa maladresse sociale.
Elle arriva face à son prétendant qui se donnait toujours à fond sur le vélo elliptique, et là, elle hésita. Difficile de se sentir en confiance quand on ne peut pas voir les yeux de son interlocuteur. Jugeant un "salut" trop maladroit, elle toussota pour signaler sa présence. Le prétendant daigna enfin stopper son vélo. Il était essoufflé et essayait de le cacher.
– Euh, Bonjour, mademoiselle. Mileo, qu'est-ce qui se passe ? Je t'avais dit de lui poser une question bien précise, pas de la ramener.
– Tu pourras lui poser toi-même, râla Mileo. Et me remercie pas, surtout.
– Pardonnez-le, enchaina Silvestras avant que le malaise ne devienne trop palpable. Il est maladroit. Je m'appelle Sylvain, et voici mes collaborateurs, Teya et Mileo que vous connaissez déjà.
– Des collaborateurs ? Vous travaillez dans quoi ?
– Dans les livraisons.
Telk s'imagina qu'elle avait affaire à un groupe de livreurs uber eats, ou amazon. Elle se présenta :
– Et bien, Sylvain, votre collaborateur est venu me demander de votre part mon statut marital, je me suis dit que j'allais venir me présenter. Je m'appelle Louve, enchantée.
Silvestras rougit légèrement. Il enleva ses lunettes de soleil et Telk put voir ses yeux gris, la cicatrice blanche sur l'arrête du nez. Il n'était pas vilain. Et il avait la décence de se sentir un peu coupable.
– C'était un peu déplacé, toutes mes excuses. C'est juste que, voyez-vous, mes collaborateurs et moi-même nous accordons à penser que vous êtes sidéralement belle, aussi (il ignora les protestations de Teya et Mileo) je me demandais si j'avais une chance de vous inviter à boire un verre.
Sidéralement belle, on lui avait jamais faite, celle là. C'était plutôt flatteur. La vie sentimentale de Telk était au point mort depuis bien longtemps, sa cousine Marina n'arrêtait pas de la harceler avec ça, de lui trouver des matchs sur les sites de rencontre, de la trainer de force à ses soirées où elle était obligée de fermer les yeux sur la consommation de cannabis parce que "pas de flic ce soir, Loulou, je veux pas te voir sortir ton badge". Si elle se trouvait quelqu'un, Marina le laisserait enfin tranquille. Et ce Sylvain, il avait l'air plutôt agréable. Un brin ringard, peut-être, mais ça n'était pas pour lui déplaire, au moins un qui ne lui reprocherait pas d'avoir ses petites habitudes et de ne pas savoir s'amuser.
– Pourquoi pas, ça n'engage à rien.
Silvestras eut l'air un peu pris de court, puis son visage fondit en un sourire ravi et pour la troisième fois de la soirée, Telk se surprit à sourire aussi.
– Fantastique, s'exclama Silvestras. Va pour un verre. Tu ne le regretteras pas, Louve, en plus je connais un endroit incroyable qui fait des cocktails à la carotte vraiment délicieux.
Ils échangèrent leurs téléphones et Louve Telk repartit vers les vestiaires un peu sonnée, les jambes un peu en coton. Elle ne faisait jamais ça. Elle qui était entrée dans la salle pleine de rage, elle en ressortait toute ramollie, et pour une fois ce n'était pas grâce à son fidèle sac de frappe.