4. Réflexion entre deux boulons

Inutile de préciser que je n'ai pas été méga attentif aux cours qui ont suivi. Entre le type en armure et Merlin qui continuaient à hanter mon esprit, Giulia et les nouvelles améliorations que je comptais apporter à ma mobylette, j'avais de quoi cogiter. Quand la sonnerie a retenti, il m'a fallu une bonne minute avant de réaliser que le dernier cours de la journée venait de s'achever. Je me suis laissé entraîner par le flot d'élèves qui cavalaient vers la liberté, aussi soulagé qu'eux.

Après avoir franchi le portail, je me suis accordé quelques secondes pour respirer. Le ciel était d'un bleu limpide, mais les températures restaient encore vivables en ce mois de mars. Je n'aurais pas craché sur un peu de grisaille : j'aimais bien quand le soleil jouait à se faufiler sous de gros nuages d'orage et que l'air se gonflait d'humidité. Le genre de temps propices aux arcs-en-ciel. Aucune chance d'en voir un, aujourd'hui.

En tournant la tête, j'ai surpris Sophia, Doris et Annalisa qui partaient de leur côté. Elles aussi m'ont vu – elles n’avaient pas arrêté de me surveiller depuis notre échange – et elles ont pressé le pas comme trois voleuses fuyant le lieu de leur crime. Elles savaient que je savais. J'aurais bien voulu tirer les vers du nez à Annalisa : elle avait semblé prête à tout déballer. Mais avec Sophia qui ne la lâchait pas d'une semelle, autant oublier.

J'allais me mettre en route quand un reflet a attiré mon attention. Un homme m'observait depuis l'autre côté de la rue, attifé comme un de ces nobles qu'on voit dans les films d’époque. Un fantôme. La luminosité de la journée le rendait presque invisible. Ce n'était pas la première fois que je le voyais, celui-là. Je l'avais déjà remarqué trois jours plus tôt, qui essayait de se cacher derrière une voiture.

Tout guilleret, il a souri et agité la main. Est-ce qu'il me faisait signe ? Encore un qui allait me demander un service… Ce n'était peut-être pas très correct de ma part, mais j'ai rajusté mon sac, enfoncé la tête dans les épaules et pris la direction de chez moi. J'avais eu mon compte de fantômes pour la semaine.

Arrivé au bout de la rue, je me suis autorisé un regard en arrière. Il avait disparu. Bon.

J'ai pris le petit pont qui enjambait le Mugnone, puis j’ai remonté la via Francesco Caracciolo. Je n'ai pas pu m'empêcher d'hésiter à l'entrée de la via Giovanni Sercambi, un rien d'appréhension au creux du ventre.

Vue de jour, la ruelle paraissait totalement différente. C'était pourtant bien là que je m'étais engagé, la veille au soir, pour rentrer chez moi. J'étais tombé tête la première près de cette porte de garage, je crois. Ensuite, les squelettes m'avaient traîné jusqu'à l'intersection, là où l'homme à l'épée avait surgi sous la lumière du lampadaire, pas loin des bennes à ordures. J'avais cru qu'en revenant ici, ma mésaventure deviendrait plus réelle. C'était l'inverse. Le décor que j'avais sous les yeux était à des années-lumière de mes souvenirs. Les façades bien nettes des immeubles, les carrosseries des voitures luisant sous l'éclat du soleil, les passants qui se croisaient sur les trottoirs… tout ça était si vivant, lumineux et banal qu'il était difficile de croire que des trucs aussi dingos aient pu se passer ici.

Quittant le trottoir, je me suis avancé sur la route et j'ai baissé les yeux.

Quelque chose de rouge et foncé était incrusté dans le goudron. Du sang.

Hier, j'avais vu un homme se faire tuer, je l'avais vu étendu exactement à cet endroit ; ce matin, il y avait du sang et un maboule avait accroché un cadavre sur le dôme de la cathédrale Santa Maria. Hum… Possible qu'il y ait un lien. Cette perspective aurait dû me terrifier, mais j'étais plutôt soulagé. Finalement, je n'étais peut-être pas si cinglé.

Un petit vieux qui passait par là avec ses poubelles a tendu le cou, intrigué de me voir prendre racine au milieu de la route.

— Sûrement un chat qui s'est fait renverser, m'a-t-il lancé. Ça arrive souvent ici, les gens roulent comme des fous !

— Un très gros chat, alors.

Dans mon dos, une voiture a klaxonné. Ça m'a sorti de ma rêverie. Je me suis écarté pour la laisser passer, insensible aux grands gestes du conducteur qui s'énervait derrière son volant.

La mort de Merlin m'attristait un peu, même si je ne savais pas bien pourquoi. J'ai posé une main sur mon ventre en repensant au manteau et à l'épée qui s'étaient vaporisées avant de me traverser. C'était sûrement mon imagination mais, par moment, j'avais l'impression qu'un truc vibrait tout au fond de mes entrailles. Une force qui ne demandait qu'à sortir. Je l'avais nettement sentie quand Giulia m'avait empoigné dans les toilettes. C'était peut-être l'émotion… ? Un effet post-traumatique ? Des troubles digestifs ?

À d'autres moments, c'était le souvenir cuisant de la douleur que j'avais éprouvée quand le chevalier avait transpercé Merlin avec sa lance qui refaisait surface. J'avais déjà vécu quelque chose de similaire par le passé. Une première fois lorsque j'avais sept ans, au beau milieu de la nuit, et une seconde fois à dix ans, en plein cours de géométrie. Dans les deux cas, je dormais profondément et avais rêvé que je me faisais tuer. Ça m'avait fait terriblement mal, tellement que je m’étais réveillé en criant avant de tomber dans les vapes. Je vous laisse imaginer l'ambiance.

Est-ce que je devais m'attendre à ce que le chevalier noir revienne après ça ?

« Non, il a eu ce qu'il voulait, il a eu la boule de lumière » ai-je songé, sans savoir d’où me venait cette certitude. Mais il avait aussi parlé de me tuer, si mes souvenirs étaient bons. Ce qui n’était pas très réjouissant. Sans oublier Giulia qui m'avait demandé de l'aider.

Tout en reprenant ma route, j'ai relevé la manche de ma veste. Les marques violettes que les doigts de Giulia avaient imprimées sur mon avant-bras avaient disparu, à croire encore une fois que tout était dans ma tête. Une heure après l'incident des toilettes, elles avaient déjà commencé à s'estomper. Je n'aurais pas pu dire si c’était normal ou s'il fallait que je m’inquiète. Les blessures fantomatiques, c’était une première pour moi.

Je n'ai émergé de mes pensées qu'après avoir franchi la porte de notre appartement. Mon père était déjà parti. À mon grand soulagement, il n'y avait ni homme en armure ni squelette qui m'attendaient dans le canapé du salon. J'étais seul.

Je me suis fait réchauffer les restes d'un plat de spaghetti bolognaise et j'ai mangé devant les informations. Ce n'était pas dans mes habitudes de regarder le journal télé – ça venait en deux sur ma liste des activités-dangereusement-soporifiques-à-éviter-absolument – mais il fallait que je sache qui était cet homme qu'on avait retrouvé mort. Je n'ai réussi à me concentrer sur ce que racontait le présentateur que quand il s'est décidé à revenir sur l'incident.

Les autorités étaient parvenues à identifier la victime. Samuel Wolff, c'était son nom. Il était français. « Ben oui » me suis-je dit, comme si ça coulait de source. Tué à l'arme blanche et déjà mort au moment où on l'avait ficelé à la cathédrale, d’après les experts. Ça collait désagréablement avec ma mésaventure. À ma grande déception, ils n'en ont pas dit beaucoup plus. Personne n'avait revendiqué le meurtre et ils ont enchaîné sur le discours du Pape qui s'était exprimé dans la matinée pour déclarer que l'Église ne se laisserait pas intimider et que si le, ou les responsables échappaient à la justice des Hommes, ils n'échapperaient pas à la justice de Dieu. Là-dessus mon sac a sonné.

Il m'a fallu deux bonnes minutes pour remettre la main sur l'engin qui me servait de téléphone portable, coincé sous mes cahiers. C'était l'ancien portable de mon père, un Nokia 5110 déjà passé de mode, tout noir avec une petite antenne – pas le truc qu'on décroche devant les copains pour avoir l'air cool. Mon père avait tenu à ce que je le récupère. Je ne m'en servais pas beaucoup, mais ça le rassurait de savoir qu'il pouvait m'appeler quand je partais vadrouiller dans la nature. Il ne contenait que six numéros : celui de mon père, de mes grands-parents, de ma tante et de mon oncle, et puis les numéros d'urgence comme la police ou les pompiers. C'était mon père qui avait essayé de m'appeler. J'ai voulu le rappeler, mais l’engin m’a raccroché au nez après deux tonalités. Plus de réseau. Quand je vous dis que les appareils à ondes ne m’aiment pas.

Résigné, j’ai posé le portable au milieu de la table et attendu, espérant que mon père retente le coup. Une longue minute plus tard, le téléphone a vibré pour signaler l’arrivée d’un SMS. Il m’avait laissé un message vocal. Les interférences avaient avalé le début, mais la voix hésitante de mon père a fini par remplacer les grésillements.

« …as bien ? Euh… j’ai prévenu mamoune que tu serais seul pour le week-end, hésite pas à aller là-bas si jamais ça va pas, hein ? »

Mes grands-parents vivaient à à peine trente minutes de Florence, dans un petit patelin qu'on pouvait rejoindre en bus. Quand j'étais plus jeune et que mon père partait comme ça pour plusieurs jours, ma grand-mère venait me garder à la maison ou bien j'allais chez eux. Avec mon entrée au collège, ils avaient fini par reconnaître que j'étais suffisamment autonome pour me passer de baby-sitter. Mais après l’épisode de ce matin, mon père n’était pas tranquille.

« Et… j’ai fait des courses, le frigo est plein alors… pense à manger. Et puis ne laisse pas le gaz allumé et pense à éteindre les lumières et la télé… oh ! et la porte ! Ferme bien la porte à clef avant d’aller te coucher ! »

J’ai souri. Ça lui allait bien de dire ça. La seule personne que je connaissais de plus tête en l'air que moi était mon père.

« Je serai de retour lundi soir, mais je te rappellerai demain à la pause déjeuner et… mince, il faut que je raccroche, on va partir. Bon je… je t’embrasse bien fort ! Sois sage fiston. Rappelle-moi… enfin non, je te rappelle. Je… oui oui, j’arrive ! Il faut que je te laisse. Ciao ! »

J’ai éloigné le téléphone de mon oreille et appuyé sur le « 2 » pour sauvegarder le message, le sourire aux lèvres et un petit pincement au cœur. J’aurais bien aimé l’avoir en direct, même si je n’avais rien de particulier à lui dire. Une seconde, j’ai failli le rappeler, avant de réaliser qu’il devait être en train de conduire. Tant pis. J'ai glissé le portable dans ma poche pour être sûr de ne pas manquer son prochain coup de fil.

Je ne savais pas trop quoi faire, pour Giulia. D'accord, elle était entrée dans l'hôtel President, elle y avait vu un fantôme, était tombée en voulant s'enfuir, d'après ce que j'avais compris, et elle était morte. Mais quand elle disait être encore là-bas, est-ce qu'elle faisait allusion à son esprit ou… à son corps ? Si Sophia et sa bande avaient gardé le secret sur leur excursion, c’était bien possible que le corps de Giulia soit encore dans l’hôtel. Et les fantômes avaient tendance à rester attachés à leur corps comme à une ancre… Qu’elle ait pu aller se promener une petite heure à l’école ce matin n’empêchait pas que son esprit soit piégé dans l’hôtel. Coincé avec un fantôme mangeur de fantôme… ? Je n'aimais pas bien me mêler de ce qui ne me regardait pas, mais Giulia m'avait explicitement demandé de l'aider. Et si son esprit était bel et bien en danger ?

J'ai soupiré et me suis ébouriffé les cheveux. Il y avait beaucoup trop de choses qui me tournaient dans la tête, là, tout de suite. J'avais besoin de faire le vide et pour ça, une seule solution.

J'ai récupéré les pièces détachées que j'avais dénichées hier, à la casse, mes outils, et je suis descendu dans la petite cour derrière l'immeuble. Ma mobylette m'y attendait sagement, pas loin des vélos des voisins.

Vous vous demandez peut-être ce qu'un gosse de douze ans fabrique avec une mobylette. Mon père me l'avait offerte l'année précédente pour que je puisse bricoler. Il avait dû en avoir marre de me retrouver sous le capot de la Fiat.

La mécanique, c'était mon dada. Je m'étais découvert cette passion un peu par hasard, à l'occasion d'un voyage à Rome. J'avais huit ans et mon père avait dû m'emmener à son boulot parce que mes grands-parents n’avaient pas pu me garder. Le car, bondé de touristes, était tombé en panne à mi-chemin. Mon père s'était retrouvé sacrément embêté. Il avait ouvert le moteur en espérant trouver ce qui n’allait pas. C'était la première fois de ma vie que je voyais l'intérieur d'un véhicule, mais ça m'avait tout de suite parlé. J'avais intuitivement su à quoi servait chaque pièce et je n'avais pas pu m'empêcher de regarder de plus près pendant que mon père vérifiait le niveau d'huile. Les autocars sont pas ma spécialité, mais j'avais fini par comprendre que le problème venait d'une prise d'air au niveau du circuit d'alimentation. Pendant que mon père perdait son temps à appeler la compagnie, j'avais arrangé ça ni vu ni connu et en fin de compte, le car avait pu repartir. Tous les touristes m'avaient applaudi. Depuis, mon père n’arrêtait pas de dire que j'avais un don pour la mécanique.

Don ou pas, ça me plaisait de bricoler des moteurs. Ça me gardait éveillé. Quand mon père m'avait ramené la mobylette qu'il avait rachetée à un de ses collègues pour une bouchée de pain, une Peugeot GT 10 de 1972, elle était carrément bonne pour la casse. Je m'étais fait un plaisir à démonter tout ce que je pouvais, décrasser, poncer, vidanger, remplacer. À présent, elle était plus très loin de redémarrer.

J'ai posé la chaîne, la plaque d'appui et les disques que j'avais récupérés et je me suis installé devant mon trésor. Armé de mon bloque piston, j'ai commencé à démonter l'embrayage et je me suis mis au travail. J'étais tellement absorbé par ma besogne que je n'ai pas vu l'après-midi passer. J'ai eu vaguement conscience de madame Pinelli, la voisine du troisième, qui me saluait depuis sa fenêtre alors que j'étais couché à plat ventre dans le caniveau au moment de rempiler les pièces. Pour le reste, la terre aurait pu trembler, je ne l'aurais sûrement pas remarqué. Une séance de bricolage pour moi, c'était comme une séance de sport pour d'autres. Ça me libérait de mes tracas. Quand j'ai relevé le nez après avoir serré le dernier écrou, la cour était plongée dans l'ombre, l'air s'était rafraîchi et le ciel avait pris une teinte rose. J'avais enfin les idées claires.

Je me suis dressé sur mes guibolles engourdies et j'ai inspiré.

C'était décidé. Ce soir, j'allais chercher Giulia.