4 - Samare : Ce qui finit toujours par tomber

Cornélia fut réveillée par le crissement sec des pneus sur les gravillons d’une bourgade de campagne. Son front esquiva de peu la boite à gants, mais l’arrière de sa tête percuta de plein fouet le dossier de son siège. Sonnée, elle se frotta les yeux qu’elle referma aussitôt, aveuglée par la lumière agressive d’un réverbère.

— Que… on est arrivés ?

Aucune réaction côté conducteur. Le rouge vif d’un feu tricolore teintait la figure de Gaspard, traversée par cette veine qui gondolait seulement quand il s’approchait de l’explosion. Quelques mètres devant, un grand panneau orange occupait le centre de la route, où l’on pouvait lire en toutes lettres : VOIE BARRÉE – DÉVIATION POUR TRAVAUX.

Apparemment, ils n’étaient pas près d’arriver.

Cornélia jeta un œil à travers la vitre embuée. C’était donc à ça que ressemblait le milieu de nulle part ; la rue principale, sobrement nommée « Grand-Rue », coupait droit dans le village, et se divisait un peu plus loin en « allée de la chapelle » et « impasse du petit chemin ». Et c’est tout. Pas de boulevards, de parkings souterrains, de centres commerciaux bondés ou de ronds-points dignes d’un parc d’attractions. Juste des vieilles maisons en pierre et des lampadaires qui grésillaient.

« C’est drôle », songea la jeune Parisienne. « On entend presque le silence ».

La nuit d’ici ne pouvait se comparer au jour perpétuel de la capitale. Le cabriolet grognait et vibrait. Le vent caressait en douceur les branches des arbres alentour. A part ça, pas un bruit. Et personne à l’horizon. Ni chat, ni rat, ni voiture. Pas une lumière dans les habitations. Si des gens vivaient bel et bien dans cet endroit, mieux valait ne pas craindre l’obscurité ; un réverbère sur deux ne fonctionnait pas, et malgré la pleine lune, on n’y voyait pas à cinq mètres.

Quand le feu passa au vert, Gaspard démarra en trombe, tourna, vira, retomba sur la même Grand-Rue, le même feu rouge, pesta un bon coup, rebroussa chemin et s’arrêta finalement devant une petite place pavée, très justement appelée : « place de la mairie ». Des fanions décolorés ornaient le bâtiment de plain-pied, et se rejoignaient au sommet de la fontaine éteinte, au centre de l’esplanade miniature. Deux arbres, un banc, de gros bacs de fleurs asséchées, une poubelle qui déborde. Ça sentait l’eau stagnante et les égouts. Sans les affiches de tournoi de pétanque datée de la semaine précédente, Cornélia aurait juré se trouver au cœur d’un village fantôme.

Après s’être levé et étiré un peu, son oncle s’évertua à déplier une carte routière sur le toit de la voiture. Cornélia guettait les allers et retours de ses yeux sur le labyrinthe de chemins multicolores. Des traits, des hachures, des points… on n’y comprenait rien ! Et comme si ça ne suffisait pas, la tête de Gaspard découpait une grosse tache noire sur le papier usé.

— Et… on va où, du coup ?

Il la dévisagea un instant. Des heures qu’ils ne s’étaient pas adressé la parole. Pas un mot depuis qu’ils avaient fait leurs bagages pour on ne sait où. Pour rencontrer on ne sait qui. Qui ferait à Cornélia on ne sait quoi dans l’espoir qu’elle aille mieux. Ils avaient roulé de Paris au milieu de nulle part sans évoquer ni le malaise du matin ni l’incident du corbeau, et encore moins le manque de goût des sandwichs préparés en catastrophe. D’habitude, Cornélia trouvait cela plutôt apaisant, de ne pas avoir à combler des conversations. Mais au vu des circonstances… ça commençait à devenir inquiétant.

— Chez une spécialiste, répéta Gaspard en reprenant son analyse.

— Une spécialiste de quoi ?

— Pas maintenant, Cornélia. Je suis occupé.

Un souffle excédé souleva une mèche bouclée qui barrait le visage de l’adolescente. Quelque chose n’allait pas. Il l’esquivait. Elle avait bien senti ses mains trembler, sur son front, juste après la griffure. Elle voyait bien sa veine gondoler sur sa tempe droite, et sa mâchoire serrée à s’en casser les dents. Pour qu’un grand bonhomme comme lui perde toute consistance, c’est qu’il cachait forcément quelque chose.

— Il y a problème. J’ai un problème, c’est ça ?

— Non – je – c’est compliqué, écoute…

— Tout est toujours compliqué avec toi, pesta-t-elle. On pourrait remplir une bibliothèque municipale de tes histoires compliquées.

Gaspard pressa deux doigts à la naissance de son nez.

— Je veux dire que cette femme est très douée dans plein de domaines. Elle nous a aidés quand ton père –

— Papa est mort.

— Je sais.

Son père. L’homme dont elle devrait se souvenir. Est-ce qu’il lui manquait ? Elle n’en était pas certaine. C’est à peine si elle se rappelait son visage. Après tout, elle n’avait que quatre ans, le jour de son enterrement. Même de cette disparition, de ce qui aurait dû être le grand drame de leur vie, le policier et sa nièce n’en parlaient plus. Il ne restait de lui qu’un portrait usé sur le réfrigérateur. Plus jeune, Cornélia avait été en colère. Après la médecine. Après sa mère, qui les avait abandonnés. Après tous ces gens dont les pères venaient les chercher après l’école, le sport ou les anniversaires. Puis elle avait été en colère contre elle-même de ne pas se sentir triste pour le défunt, car Gaspard la chérissait, et s’occupait d’elle avec tant d’attention qu’elle n’avait jamais manqué de rien. La colère ne s’était estompée qu’au moment où elle avait réalisé que ce qui la blessait le plus, au fond, n’avait rien à voir avec ses parents inconnus : c’était l’idée de ne pas être comme tout le monde. Depuis, elle se sentait plus à l’aise avec la question… mais ça, c’était avant la multiplication de ses visites à l’infirmerie.

— Tu crois que… je vais finir comme lui ?

Le cœur de Gaspard manqua un battement. D’un réflexe, il se rapprocha de sa protégée pour l’entourer de ses bras.

— Non non… Bien sûr que non. Toi, ça n’a rien à voir. Ce ne sont que des petites pertes d’équilibre.

Le visage ensanglanté surgit sous les paupières de Cornélia. Elle ouvrit les yeux ; plus rien.

— Madame Lavignon est une amie de la famille. Elle nous a tirés de nombreux pétrins. Alors pour tes malaises, tu n’as pas à t’inquiéter. Le seul problème, c’est qu’elle habite… ici.

Dégagé de l’étreinte, l’index de Gaspard traça une série de virages sur la carte. Ladite madame Lavignon résidait quelque part dans le Sud, entre une rivière et une forêt si peu connues, si peu importantes qu’elles n’avaient pas de nom. Dans un monde parfait, il suffirait de rejoindre l’autoroute. Mais cette fichue déviation les ralentissait d’au moins deux heures.

Une goutte s’écrasa dans les boucles de Cornélia. Puis une autre. Et d’autres, de plus en plus grosses. Un coup de tonnerre résonna au loin. Alerte générale ; avant que la tempête ne les frappe tout à fait, chacun retrouva sa place à bord du cabriolet.

La voiture démarra, et le vide revint. Un vide bruyant, marqué par les impacts du rideau d’eau sur le pare-brise. Trop fort pour Cornélia. Elle n’avait jamais dormi ailleurs que dans son lit – et ça se passait suffisamment mal. Alors par ce temps, sur cette route pleine de bosses et de crevasses ? Impossible. Ils filaient de village en village au milieu des champs de maïs et de tournesols. Bientôt, les pâtés de maisons disparurent tout à fait, remplacés par un sentier de feuillus. Les troncs s’alignaient de part et d’autre de la chaussée endommagée, étendaient leurs racines le long du chemin et laissaient traîner leurs branchages juste au-dessus du toit. La route s’affina, la forêt s’épaissit, engloutissant au passage le ciel sans étoiles.

Cornélia appuya soudain sur le lecteur de disque. Une chanson se lança, un air de blues lancinant, porté par un chanteur à la voix rauque. La distraction parfaite. De quoi ne pas penser au dehors. Aux animaux sauvages. À l’obscurité.

Gaspard adapta le volume à l’heure tardive.

— Tu peux dormir, si tu veux.

— Oui oui, rétorqua-t-elle du tac au tac.

Une secousse projeta à nouveau Cornélia vers l’avant. Les suspensions de la voiture souffrirent d’une succession de nids de poule qui forcèrent le conducteur à ralentir. Tous deux grognèrent d’une même voix ; la première d’inconfort, le second de lassitude.

— Maudits soient ces travaux… grommela-t-il dans sa barbe. Cette route est pleine de cabosses.

Cornélia ne put qu’approuver, les tempes prises en étau par un début de migraine. Son oncle, dont les yeux oscillaient entre elle et le trajet, diminua encore la musique.

— C’est important de te reposer, insista-t-il. Je sais qu’avec tout ce qui arrive, ça peut paraître compliqué, mais –

— Ce n’est que des rêves !

La voiture, qui avançait avec plus de prudence, ralentit davantage. Mince. Ça lui avait échappé. Et maintenant, la raison pour laquelle elle lui faisait des secrets se réalisait.

— Comment ça, des rêves… ? Quels genres de rêves ?

— Comme ceux de n'importe qui, grommela l’adolescente en se retournant vers la vitre. Ça arrive à tout le monde !

Phalanges blanchies sur le volant, Gaspard prit une grande inspiration.

— Cornélia… j’ai besoin que tu me dises la vérité.

— Quoi ? C’est rien, je te jure ! Juste –

Une impulsion lui comprima le crâne. Sous ses paupières, la pluie. La nuit. La tempête. Exactement comme à l’extérieur. Le réel se fondait dans son cauchemar. Ne manquait plus que la bête.

— Cornélia… ? Tu vas bien ?

Elle lui retourna un regard livide. Est-ce qu’elle rêvait, là ? Non, impossible. Elle avait mangé, dormi, eu mal en se cognant la tête. Mais dans ces songes aussi, elle avait eu froid.

— C’est ça… susurra-t-elle, ses mains agrippées à sa ceinture.

— Quoi ?

— Mon cauchemar… c’est ça.

Une forme noire s’abattit sur le pare-brise et dévala le capot. Gaspard freina sèchement. Sa nièce et lui se figèrent sur leurs sièges. L’un comme l’autre ne respiraient plus.

L’impact avait fissuré le verre dans toute sa diagonale. Un peu plus et la vitre leur explosait à la figure. Gaspard essaya aussitôt de redémarrer. Le moteur cracha. Les roues patinaient dans les flaques de terre liquide. L’unique phare encore fonctionnel grésilla avant de s’éteindre, fracassé par la violence de la chute. Le cabriolet était très mal en point Sous le choc, Cornélia se grandit pour tenter d’apercevoir le projectile. Une branche. Ils l’avaient vu tous les deux. Ce n’était qu’une grosse branche d’arbre arrachée par le vent. Pas de quoi s’effrayer.

— On devrait peut-être appeler –

— On n’appelle personne, rétorqua sèchement son oncle.

Le policier appuya sur l’accélérateur. Où comptait-il aller, comme ça, sans lumière, avec une voiture dans cet état ? Cornélia suffoquait. Sa peau la brûlait. Le tonnerre roulait dans sa boite crânienne. Elle devait faire quelque chose… mais quoi ?

Il y eut un cri. Son cri. Un râle d’outre-tombe, tout près. Trop près. Juste au-dessus de leurs têtes. Le pare-brise vola en éclats sous la pression d’une énorme patte griffue. Cornélia hurla. Une poigne monstrueuse se referma autour d’elle et la happa dans les ténèbres.

C’était elle. La bête. Dans le monde réel. D’interminables plumes se dressaient le long de ses membres. Et au bout de ce cou puissant, une gueule aux crocs acérés, pourvue d’un nez crochu comme un bec entre deux yeux jaunes et brillants. Pas un animal. Pas un être humain. Un cauchemar vivant.

Le claquement sec du dos de Cornélia contre le sol lui coupa la respiration. La créature déploya ses ailes dans un rugissement suraigu. Un seul de ses battements souleva une nuée de feuilles mortes. Cornélia toussa et cracha, aveuglée par la terre qui lui rendrait dans les narines, les yeux et la bouche. Elle tenta de se défaire de l’emprise, en vain ; les griffes autour de sa poitrine ne bougeaient pas d’un millimètre. Lorsque Gaspard s’échappa enfin de sa propre voiture, on arrachait sa nièce à la gravité.

La gorge déchirée par ses appels à l’aide, Cornélia s’éloignait du sol. Ses pleurs se perdaient dans la brume tandis qu’elle prenait de la hauteur, solidement harnachée par les doigts de la bête. Ses pieds, ses poings battaient dans le vide. Elle montait. Plus haut. Encore. Le sentier rapetissait de seconde en seconde. La nausée secouait sa poitrine. Un spasme la saisit quand la pointe des derniers arbres disparut de son champ de vision. Dans la lutte, son poignet heurta le bout d’une griffe. Une douleur électrique se diffusait dans son bras au rythme de la coulée de sang qui tacha sa manche. La souffrance s’étendit encore, insoutenable, s’empara de son buste, de son autre bras et très vite, du reste de ses membres. Son corps entier devint brûlure.

— LÂCHE-M…

Elle ne parvint pas à achever sa phrase. Quand ses paupières se rouvrirent, deux tâches d’or s’étaient propagées sous ses iris. Une violente chair de poule accompagnait l’indescriptible picotement, jusqu’à la peau de son front qu’elle sentit se tordre et se déchirer.

Des plumes.

Il lui poussait des plumes sur tous les pans de son épiderme. Ses doigts s’allongeaient. Se crispaient contre sa volonté. Ses ongles durcissaient et s’étiraient. Un râle inhumain émana d’entre ses mâchoires.

Quand les immenses plumes percèrent les manches de son haut, Cornélia ne ressentait plus rien. Elle planta ses crochets dans le duvet de la patte la plus proche. Le râle de l’autre monstre retentit à travers la forêt. Elle la laissa tomber sous les nuages, au milieu du vide.

Le cœur de Cornélia ralentit. Elle voulut bouger. Mais tout était lourd. Hors de contrôle. Ce qui subsistait de ses bras tenta de s’agiter. Rien ne changeait. Elle filait à toute allure vers le sous-bois. Ne lui restait qu’une poignée de secondes avant de s’écraser. Voler. Il fallait voler. Battre des ailes. Ses pieds – plus d’orteil, de cheville, de chaussures mais d’énormes pattes d’oiseau – tapèrent contre un premier arbre. Le corps ballotté par les courants capricieux, Cornélia sentit sa chute ralentir à peine. Un coup d’aile après l’autre. Mais elle tombait trop vite.

Une branche heurta son épaule. Une autre lui griffa la jambe. Elle fondit à travers les feuilles d’un vieux chêne, de la cime aux racines. Un dernier sursaut d’ailes empêcha sa tête de percuter un tronc vermoulu, couché-là par une tempête passée. Son corps secoué de tremblements s’affala sur un parterre de mousse. Elle n’y voyait plus rien. Chaque goutte de pluie résonnait sur sa peau comme un coup de massue. Mais elle respirait encore.

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