3 - Ronces : Les griffes du silence

Quand quelque chose lui déplaisait, Cornélia ne s’énervait pas. Elle ne boudait pas non plus. Enfin, pas comme l’entendait la plupart des gens ; plutôt que de s’enfermer dans sa chambre, elle préférait s’exiler sur le balcon, au milieu d’un fourbi de plantes en pots si fournies qu’elle en disparaissait entre les feuilles. Le froid engourdissait ses mains repliées dans ses manches, elles-même enfoncées dans les poches de son pantalon. L’extrémité de son nez rougi exhalait une fine buée dans le jour déclinant. Ses dents claquaient dans sa bouche aux lèvres pincées mais elle demeurait stoïque sur sa chaise de jardin, à fixer les épais nuages roulant dans le ciel. Dire qu’on atteignait à peine le début d’octobre ! Cette année, l’automne frappait fort – d’autant que Cornélia était de nature plutôt frileuse.

Au bout d’une heure et demi, Gaspard s’invita dans l’encadrement qui reliait le balcon à la cuisine. « Rentre, je ne veux pas que tu attrapes la mort » songea-t-il sans en dire un mot. Il resta là un moment, sans que Cornélia lui prête attention. Une fois le soleil disparu derrière l’horizon d’immeubles, et sans avoir trouvé la bonne manière de lui adresser la parole, le policier retourna à l’intérieur. Quelques instants plus tard, il revint, s’appuyant contre le mur exactement comme il venait de le faire. Toujours aucun son aux portes de ses lèvres. Comme rien ne sortait, Gaspard se replia une seconde fois. Ce petit jeu dura bien vingt minutes supplémentaires, alors que la lune, pleine et brillante, se dévoilait entre les cumulus.

— Tu veux un chocolat chaud ? finit par expulser Gaspard.

Comme Cornélia ne répondit pas, Gaspard jugea bon de lui préparer une tasse fumante et de la lui glisser sous le nez. L’esquive de Cornélia le contraignit à déposer son présent sur la table de jardin, entre les pousses pas encore empotées. L’odeur du cacao se mêla à celle de la menthe, du romarin et des senteurs florales trop nombreuses pour être véritablement identifiables.

— Si tu veux, soupira le policier, je suis de repos samedi. On pourrait –

— Ce sera trop tard. L’exposition des Milles Fleurs se finit après-demain.

L’appartement des Fauvet, caché dans la cour intérieure du cinquante-deux, allée du Tournefort, se trouvait à moins de cinq minutes à pied du plus grand jardin de la ville. Ce-dit jardin abritait une collection monumentale de rosiers, mais au premier octobre, tout serait remballé. C'était sa seule chance d'immortaliser l'une de ses fleurs favorites : la nocturna veloris, une rose si sombre que son bouton paraissait aspirer la lumière. Bien sûr, Cornélia pourrait découper une image dans l’un de ses innombrables magasines, ou l'imprimer à la bibliothèque… mais où serait l’intérêt ? Elle aimait photographier. Observer. Sentir. Le papier glacé n’avait pas d’odeur, lui. Qui laisserait tomber si facilement une opportunité qui se trouvait à portée de rue ? Puis, de n’était pas la première fois que Gaspard jouait le rabat-joie. Il la couvait trop ! A son âge, tout le monde passait son temps libre dehors, à vagabonder de chez un ami à chez un autre, à se regrouper dans les skateparks, les cinémas, les cafés du coins, ou juste aux pieds des immeubles… deux petites heures à l'extérieur, qu'est-ce que ça pouvait lui faire de mal ?

— Cornélia…

— Mhm, souffla-t-elle sans le regarder.

Après un interminable silence, Gaspard se ravisa.

— Non, rien.

Ses larges épaules repassèrent dans la cuisine alors qu’il marmonnait :

— Je vais préparer à manger.

Une fois délivrée de la présence de Gaspard, Cornélia décida – aidée par le froid grandissant – de s’activer un peu. Plutôt que de rentrer, elle s’entêta à réordonner son matériel, dispersé ça et là sur le sol. A quatre pattes, elle ramassa des petites pelles, des petits pots, des sachets de graines oubliés jusque sous le guéridon. Il aurait été difficile pour une fille de son âge de faire mieux avec si peu d’espace. Les plantes couvraient le moindre centimètre. Arrosoirs de toutes les tailles, des sacs de terreau, un fouillis de pelles et de râteaux… on distinguait mal le parterre sous cette forêt de tiges et de pétales, et quiconque s’aventurait dans son repère se cognerait à coup sur dans l’attirail éparpillé partout. Cornélia passait parfois plus de temps à chercher l’un de ses accessoires qu’à rempoter l’une de ses petites protégées.

— Croa.

L’arrière du crâne de l’adolescente percuta le dessous de la table. Une flaque de chocolat se répandit à sa surface, et quelques gouttes encore chaude se déposèrent dans les boucles de Cornélia qui pesta de plus belle.

— Qu’est-ce que ?!

Posé sur la plus haute barre du garde-corps, entre deux bacs de bulbes sans fleurs, un gros oiseau noir la dévisageait de ses yeux d’un noir opaque.

La stupeur figea un instant l’adolescente. Un corbeau ? Malgré toutes les précautions qu’elle prenait depuis la création de son potager ? Il ne manquait pas de culot, celui-là ! A quoi servait donc les guirlandes de disques et les épouvantails miniatures qu’elle s’était échinée à fabriquer ? Et d’où sortait-il, d’ailleurs ? Elle ne l’avait même pas entendu arriver…

— Allez, zou ! Tu n’as rien à faire là ! Ouste !

Cornélia agita le bras. Pas un frémissement de plume. Culotté, et courageux par-dessus ! Normalement, il suffisait d’un geste brusque pour effrayer une bonne dizaine de ces prédateurs assoiffés de graines. Mais pas celui-ci. Cornélia eut beau se redresser de toute sa hauteur, secouer une guirlande, taper dans ses mains, l’oiseau ne broncha pas. S’il n’était pas apparu dans son dos, il y aurait de quoi le croire empaillé.

— Retourne avec tes copains ! Allez !

Des dizaines de tâches sombres s’agitaient sous l’épaisse nappe de nuages. Leurs cris se confondaient avec les bourrasques naissantes, annonciatrices de l’orage à venir. Peut-être ce corbeau cherchait-il à se nourrir avant sa migration ?

— Mes plantes ne sont pas à manger ! Enfin, pas toutes… mais je n’ai rien pour toi !

La bataille de regards ne mena à rien. Après quelques secondes de lutte inutile, l’apprentie jardinière retomba sur sa chaise avec un lourd soupir.

— Pourquoi je te parle… tu ne me comprends pas. Et même si tu me comprends, même si j’arrive à te chasser, tu reviendras dès que j’aurais le dos tourné, je suppose…

— CROA.

— Voilà, sourit-elle. On est d’accord.

Cornélia constata, à la fois attristée et amusée, que sa conversation la plus intéressante de la journée se déroulait avec un oiseau. En un bref échange, elle s’était plus confiée à lui qu’à son propre oncle. Au moins, avec les animaux, il n’y avait pas à s’inquiéter des sous-entendus ou autres cachotteries. Ils ne cherchaient qu’à manger, dormir et parfois, obtenir un peu d’affection. Les humains, c’était beaucoup plus compliqué.

Adoucie, Cornélia s’avança contre la rambarde et, le plus délicatement possible, y posa une main, puis l’autre. Ce serait bête d’effrayer son nouvel ami maintenant. Pas farouche pour un sou, l’animal demeura à la scruter. Peut-être était-il apprivoisé ? Elle s’approcha tout doucement. Centimètre par centimètre. Jamais elle n’avait observé un oiseau d’aussi près. Ses plumes noires irradiaient par endroit d’un bleu métallique. Il avait la silhouette trapue, la queue large et les pattes imposantes, rien de comparable avec les petites tâches tourbillonnant dans le ciel livide. La jeune fille étendit sa main, paume ouverte comme pour apprivoiser un chien. La tête de l’oiseau pencha d’un côté, puis de l’autre. Il mesurait le danger. Il jaugeait cette rencontre de son œil brillant.

— CORNÉLIA !

L’appel qui résonna depuis le salon lui provoqua un sursaut. Le corbeau s’agita. Croassant à grand bruit, il déploya ses ailes et fondit sur la jeune fille. Quelque chose, une griffe ou le bout de son bec grand ouvert, tira un trait sanguinolent sur sa joue. Cornélia en perdit l’équilibre. Ses pieds bousculèrent les bacs pleins de terreau. Des pots se brisèrent sur le sol.

Tout à coup, la pluie.

Des torrents glacés s’abattaient sur une forêt impénétrable.

Elle était là, la bête. Elle rodait quelque part sous la tempête.

Trois ombres patientaient dans la nuit, abritées sous les parois dégoulinantes d’une caverne. Au centre, tout près des extrémités de leurs capes, un feu de camp léchait goulûment une pile de rondins de bois. Ses flammes puissantes dansaient à hauteur d’homme, et la fumée qui s’en échappait titillait le plafond de stalactites rocheuses. La lumière, timide et irrégulière, dévoilait d’étranges symboles tracés à bout de doigts sur toutes les parois du maigre habitacle. C’était rouge. Frais. Luisant.

Dehors, le vent et la forêt se livraient une guerre sans merci. Ça hurlait, ça tempêtait, ça brisait des branches et déracinait des arbres. A l’intérieur, il s’ajoutait le léger crépitement des braises. Les silhouettes enduraient le capharnaüm sans broncher. Sans un mot, ni même une respiration plus haute que l’autre. Elles attendaient.

Un cri s’éleva au-dessus du capharnaüm. Le trio se raidit d’un même frisson, et d’un même réflexe, fit un pas vers la sortie. Un autre râle, plus long, les arrêta net. Une seconde voix s’ajouta à la première, animale, apeurée, vite étouffée par des bruits de coups et des piaillement de douleur. Quelque chose percuta le sol, à quelques mètres de l’abri. Il y eut un froissement d’ailes, et à nouveau, le grondement incessant de la pluie contre la terre trempée.

Quand la bête vociféra pour la troisième fois, il sembla que des os craquèrent avec le bois qui l’entourait. Plus la masse se tordait dans les ténèbres, plus sa voix s’éraillait, muait en dissonances étranges, jusqu’à devenir une plainte presque humaine. Alors, son corps massif se redressa. Une tête. Un tronc. Deux bras. Deux jambes. La créature s’avança jusqu’à la lumière.

Un homme parut devant les trois silhouettes. Maigre et élancé, il les dépassait d’au moins une tête. Son visage aux traits anguleux relevée dans un air mêlant fureur et mépris, il prit un instant pour calmer la respiration qui soulevait ses épaules dénuées. Des stries de sang parcouraient son torse blafard, et recouvraient ses doigts décharnés des ongles aux poignets. L’un de ses yeux, dénué d’iris pétillait d’une lueur d’argent.

— Il est temps… pour l’oisillon… de tomber du nid.

Un son s’ajouta alors au bruissement de la nature. L’un des anonymes entama une mélodie. Un air lent, doucereux et sans parole, bientôt repris par les présences encapuchonnées. Des doigts aux longs ongles crochus émergèrent d’une cape pour s’entortiller autour de la fumée. L’escogriffe joignit une de ses paumes au rituel. L’autre s’ouvrit sur un morceau de chair rouge et luisant, à peine plus gros qu’une cerise. Il le porta à ses lèvres, y planta ses canines et le déchiqueta d’un coup sec. La première moitié descendit net dans sa gorge, alors qu’il jeta la seconde partie au milieu du brasier.

Appuyée contre sa rambarde, Cornélia parvint enfin à ouvrir les yeux, le cœur piqué par une douleur brûlante. Gaspard, un torchon sur l’épaule, tâchait de la maintenir debout.

— Cornélia… Cornélia ! répétait-il, le souffle agité par la panique, tu m’entends ? Reste avec moi, Cornélia !

— L’oiseau… il...

— Tu es blessée ? Mon dieu, tu es blessée.

— C’est rien qu’une égratignure...

Peu à peu, la confusion céda sa place à la colère. Une fine ligne rouge traversait sa joue gauche, de sa tempe à la narine. Ça piquait, mais le sang ne coulait déjà plus.

— Rentre immédiatement. J’ai du désinfectant. On va-.

Cornélia repoussa son oncle.

— C’est bon, Tonton ! Arrête un peu de voir du danger partout ! Tu… c’est de ta faute, d’abord ! Si tu n’avais pas hurlé pour rien, tu ne l’aurais pas effrayé !

C’était la première fois que Cornélia se dressait contre son oncle. D’habitude, elle lui trouvait toujours une raison. Une bonne excuse. Mais là, c’était trop. Elle ne pouvait pas sortir, elle ne pouvait même pas être tranquille sur son balcon… quand allait-il la laisser vivre, à la fin ? Le plus gros danger qu’elle à affronter, jusqu’ici, c’était son oncle lui-même ! Mais Gaspard ne haussa pas le ton. Il ne s’énerva pas. Au contraire. Un léger rictus releva le coin de ses lèvres. Ses sourcils se froncèrent dans une expression que Cornélia découvrait. Plus forte que la colère. Plus forte que la crainte. Une émotion qui lui provoqua un rire aigre.

— Oh non. Non, non. Ce n’est pas moi qui lui ait fait peur. Il n’a pas eu peur, ça, non…

Gaspard retourna à l’intérieur. Cornélia marcha dans ses pas, un peu en retrait. Une boule grandissait dans sa gorge. Elle ne l’avait jamais vu comme ça. Tourmenté. Lui, le rocher impassible, ne tenait plus en place.

— Et ce n’est pas avec ça qu’ils vont me faire peur… Non, ça ne se passera pas comme ça. Ils vont voir, tiens. S’ils ont oublié qu’ils ont affaire à un Fauvet, c’est le moment de le leur rappeler.

En boucle comme un vieux disque rayé, il filait de l’entrée à sa chambre et de sa chambre à l’entrée, les bras chargés de vêtements. Des vestes, des pantalons, les salopettes de Cornélia… il amassa les habits qui séchaient sur l’étendoir et les enfourna dans deux gros sacs de sport. Sa nièce, toute petite dans un coin du salon, n’osait plus respirer.

— Tonton… ?

Gaspard s’arrêta net. Rattrapé par un éclat de lucidité, il lâcha ses affaires et rejoignit sa nièce dans entrebâillement du balcon.

— Écoute, Cornélia. Les choses sont parfois… compliquées.

Il posa ses paumes à l’arrière de son crâne, comme il faisait pour la rassurer quand elle n’était qu’une petite fille. Le problème, c’est que cette fois, c’était lui qui l’inquiétait.

— Et ta situation… les cauchemars, les malaises… c’est trop compliqué pour que je puisse régler ça tout seul. Je connais quelqu’un qui est spécialiste de ce genre de choses. Mais elle n’habite pas ici. Et si on veut y être à la première heure demain, il faut partir sur-le-champ.

— Quoi, s’étrangla Cornélia. Mais, j’ai juste – ce n’est qu’un petit accident ! Et c’est qui, d’abord ? Tu détestes les médecins, tonton, alors pourquoi pas elle ?

— Je vais préparer de quoi grignoter dans la voiture. En attendant, tu me nettoies cette plaie, d’accord ?

Les mains du policier, ces mains rugueuses et larges, presque aussi grandes que la tête de sa nièce, tremblaient imperceptiblement.

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