— Le Vieux Marp n’a jamais été aussi beau, observa Braahl.
Le matelot essuya des doigts tachés de peinture sur sa combinaison de travail à dominante maronnasse, déjà mouchetée, et roula ses épaules pour les délasser. Les mains en appui sur ses genoux, il se redressa, le dos endolori. Ses trois compagnons terminaient, eux aussi. Ertuq coupa son vaporisateur, puis lança avec acrimonie :
— Et nous, on n’a jamais été aussi paumés ! Vous ne pensez pas que Taz nous fait trimer pour qu’on évite de se poser trop de questions ?
— Grande Mère, tu crois ? rétorqua Braahl en humant l’odeur chimique. En tout cas, on aura moins l’impression de vivre dans une étable si on reprend la route avec le Vieux.
Il contempla la coursive : cloisons lessivées, sol récuré, piliers métalliques enduits de peinture neuve couleur acier. Cela ne changeait pas la vétusté des plastiforms fendus et décolorés, ni l’étroitesse intrinsèque des volumes, mais ça donnait un coup de propre.
— Bah, attends deux ou trois semaines ! Ça puera comme avant, railla Benjin, un blond maigrelet un peu trop délicat.
Cette prévision ne rassura pas le dernier peintre, Zak, assis sur ses talons dans la coursive. Au contraire, cela l’encouragea à poser la question qui occupait l’esprit de tous :
— Vous croyez qu’on repartira un jour ?
— Ça fait déjà plus de trois semaines qu’on a échoué ici, maintenant, grogna Ertuq.
Braahl les trouvait bien pressés. De son avis, un peu de repos n’était pas à dédaigner :
— On ne va pas se plaindre, c’est le grand luxe.
— Surtout depuis qu’on a découvert le bain, renchérit Zak.
— Par l’Œil Céleste, j’ai pas envie de passer ma vie ici, même si le grand vaisseau peut nous nourrir, déclara Benjin. Ça va vite manquer de filles dans le coin. Moi j’vous dis, si Marsou ne trouve rien, on est mal barrés !
Cela fit grimacer Ertuq :
— Tu peux préparer ton mouchoir pour pleurer. Les mecs qui ont écrit les programmes de calibration des sauts dans l’hyperespace ont bûché pendant des années. C’est pas en quelques jours qu’on détectera ce qui les a mis par terre. Ou alors par un magnifique coup de bol.
Personne ne répliqua à la raillerie d’Ertuq, lequel sourit, satisfait d’avoir eu le dernier mot malgré ses prévisions pessimistes. En un geste rituel, Zak dessina un œil de ses deux mains et murmura « La Grande Mère y pourvoira ». Cela ne parut pas impressionner les autres, qui n’avaient jamais vu jusqu’ici la Grande Mère s’impliquer dans les affaires humaines.
Un tantinet démoralisée, l’équipe entreprit de ranger le matériel avant de se replier vers ses nouveaux quartiers, des cabines confortables sur le vaisseau d’accueil. Les hommes appréciaient le repos et le luxe, tout autant que l’absence de ce danger permanent avec lequel ils cohabitaient d’habitude. De là à vouloir passer leur vie ici…
¤¤¤
De leur côté, Mu et son protégé sans nom continuaient d’arpenter le grand vaisseau. Ce dernier avait un nom, lui – le Maxilien Roska – mais curieusement tout le monde l’appelait le grand vaisseau, comme s’il représentait la quintessence de la technologie destinée à braver l’espace. Si le Vieux Marp avait été doté de conscience, il se serait à coup sûr offusqué de cette admiration sans bornes, marque indéniable de trahison de son équipage.
Mu considérait l’appareil avec davantage de réserve que les autres. Ainsi que Taz l’avait expliqué, soit il n’avait jamais servi, soit il avait fait partie de ces vaisseaux qui étaient revenus sur leurs pas, après avoir constaté l’incompatibilité de la planète visée. Dans l’un ou l’autre cas, la carcasse vide était le signe de quelque chose d’inaccompli. Un truc avait foiré, résumait Mu. Comment avait-il été réduit à ce mausolée pour une seule tombe ? Ses larges espaces dépouillés ne disaient rien, ne livraient le secret ni de son histoire ni de celle de son passager.
Quoi qu’il en soit, Mu n’était pas la dernière à profiter du confort : à l’issue de chaque expédition, fructueuse ou pas, les deux explorateurs avaient pris l’habitude de s’arrêter pour une pause aux bains, Mu s’octroyant l’exclusivité de l’endroit. « Réservée aux filles » pouvait-on lire sur la porte durant ce moment privé. Cela la faisait rire, car, quelle que soit la manière dont on le considérait, leur éveillé n’avait rien d’une fille.
Elle continua à lui raconter leur vie à bord.
— Mon vrai prénom, c’est Murcile, mais tout le monde dit Mu. Je vis avec l’équipage du Vieux Marp – c’est notre appareil – depuis que je suis petite. On trimballe du matériel militaire vers les planètes qui n’ont pas de portail hyperspatial ou vers des stations orbitales au milieu de nulle part.
Elle s’interrompit en se demandant si elle devait développer, expliquer que cela les menait surtout vers les endroits les plus paumés et déshérités, où l’on n’avait même pas installé d’arches de transfert pour transfert du fret. Non, c’était de sa petite personne qu’elle voulait lui parler ce soir. S’il ne saisissait pas, tant pis, se disait-elle ; sur ce sujet-là, elle n’avait pas particulièrement envie d’être comprise, seulement de se mettre les idées au clair
— J’ai bien eu une mère, mais je ne m’en souviens pas. Ni de son visage, ni de sa voix, ni même de la couleur de sa peau. Elle m’a déposée dans les bras de mon père quand j’étais gamine ; vers les deux ans, tu vois. Mon père, c’est Taz, le commandant du vaisseau. Tu t’en serais douté, hein ? À cause de notre couleur de peau, à lui et à moi.
Ils se détendaient dans l’eau chaude ; les doigts de l’étranger se perdaient dans la tignasse perpétuellement emmêlée de la jeune fille. À force de soins, celle-ci révélait une couleur plus chaude et moins incertaine, proche du caramel. Elle en avait l’odeur aussi ou, tout du moins, c’était celle que Mu prêtait aux savons et huiles avec lesquels elle se frottait le crâne avec énergie.
— Mon père, c’est le seul qui m’appelle Murcile, même que je déteste ça. Voilà, c’est pour ça que je traîne là, sur ce vieux rafiot pourri. J’y ai vécu toute ma vie, alors je l’aime, ce tas de ferraille, mais ça surprend toujours quand je raconte que j’appartiens à l’équipage.
Lors de ces séances, le temps s’arrêtait pour quelques minutes. Mu oubliait la guerre et leur situation en imaginant toutes sortes de choses au sujet de l’inconnu. Une sorte de tendresse impuissante la saisissait : il la comprenait de mieux en mieux, mais il restait désespérément muet, si bien qu’elle en venait à penser qu’elle n’entendrait jamais le son de sa voix. L’avait-il perdue pour toujours ? Comment pouvait-elle adoucir la souffrance et la tristesse qu’elle percevait souvent au fond de ses yeux ? Comment appréhender ce qu’il vivait alors qu’il ne pouvait rien expliquer ?
Aussi fut-elle sidérée lorsqu’un soir de démêlage, il commença à fredonner tout bas, puis avec plus de sûreté, tandis qu’elle prétendait ne rien remarquer. Elle frissonna malgré l’eau brûlante, puis se força à l’impassibilité : une intuition étrange lui soufflait que si elle manifestait une quelconque surprise, sa voix se perdrait à jamais. Elle était douce et forte à la fois, profonde autant qu’émouvante. Mu espéra qu’un mot sortirait, quelque chose, n’importe quoi, mais rien d’intelligible ne s’échappa des lèvres entrouvertes.
¤¤¤
— Il chante, déballa Mu à Marsou.
Son ton accusateur semblait indiquer que l’éveillé s’était rendu coupable d’un crime grave. Cela n’émut pas Marsou. Il leva à peine le nez des écrans qui tapissaient les murs de son repaire du Vieux Marp. Perdu dans le cauchemar sans fin des vérifications logicielles, il lui fallut quelques instants pour s’en extirper en clignant des yeux comme un animal nocturne ébloui :
— Et ?
— Pourquoi il chante, alors qu’il parle pas, nom d’une nébuleuse ? Il répète même pas c’que je lui dis.
— Mhm... La parole et le chant, ce sont deux compétences bien distinctes. Deux parties différentes du cerveau qui s’activent.
— Tu connais tellement de trucs, Marsou.
Décelait-il un soupçon d’ironie dans sa voix ?
— Pas comme toi ! Tu as un peu trop négligé ton éducation ces derniers temps, Mu.
Elle haussa les épaules. Les hommes d’équipage harcelés de questions reprochaient souvent à Mu sa curiosité, mais celle-ci s’exerçait largement au hasard, en fonction de son humeur ou des circonstances. Au grand regret de Marsou, elle ne manifestait pas le même intérêt que lui pour les sciences.
Le petit homme regarda l’éveillé avec perplexité. Qui pouvait dire ce qui se cachait derrière ce visage harmonieux, ce front intelligent et ces yeux lumineux ? Que dissimulait son air d’adolescent innocent ? Taz l’avait affirmé, on ne mettait pas n’importe qui en suspension.
— On pataugerait moins s’il était instrumenté, nota Mu. Quelques bons implants mémoriels pour engranger des mots… Pourquoi on n’instrumentait pas les gens avant ? On savait pas faire ?
— Si, si, mais c’était tabou. Interdit. On se refusait à modifier les humains, par peur de les éloigner de la nature profonde que leur a donnée la Grande Mère. On a transigé quand il a fallu se défendre contre les mutants, spions et surtout ultras ; il fallait bien se doter de quelques avantages pour contrebalancer leurs pouvoirs psychiques…
Mu considéra la réponse quelques instants. Marsou aurait aimé la convaincre qu’il n’était pas anodin d’altérer ainsi les capacités humaines, mais il la connaissait trop bien pour renchérir. Elle ruminerait cela dans son coin et reviendrait avec de nouvelles questions.
Pendant ce temps, l’éveillé, tranquille comme à son habitude, laissait son regard vagabonder sur les écrans de Marsou : des chiffres, des lignes de code ésotériques, mais aussi du texte, des explications sur les théories que le petit lieutenant tentait désespérément d’assimiler.
Comme Marsou le contemplait, pensif, il ne rata pas le moment où ses yeux bleu nuit s’arrondirent. L’éveillé avait avancé d’un pas ; son balayage s’était arrêté sur le clavier d’où le petit homme envoyait des ordres aux systèmes. Seuls les codards, ceux qui écrivaient dans le jargon des machines, utilisaient encore des claviers, plus efficaces selon eux que les interfaces qui connectaient les humains aux machines.
Il se planta devant les signes et ses doigts s’envolèrent.
Des mots s’inscrivirent sur l’écran :
Tu n’apprendras rien en lisant ça, le type qui a écrit ces explications n’a rien compris à l’hyperespace.
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— Non !? murmura Mu. Par la comète cornue !
Marsou éclata d’un rire enjoué, qui se termina vite par manque de souffle. À demi asphyxié, il conclut :
— C’est pour ça que je m’accroche à la vie. Elle nous offre de si belles surprises.
Après quelques grandes inspirations pour retrouver son souffle, Marsou se mit à farfouiller dans son fatras de vieilleries et en exhuma une sorte d’écran entouré d’un cadre orange vif, du fond d’une caisse remplie de matériel antédiluvien. Il ne jetait jamais rien. Qui pouvait savoir ce qui servirait plus tard, ou ce qui serait en vogue sur le marché des antiquités ? Il s’affaira dessus un instant, puis le tendit à Mu avec enthousiasme :
— Tiens, attrape ! Tu te rappelles ce machin ? On tape là ou bien on parle, et ça s’affiche sur l’écran. C’est pour les gamins, c’est avec ça que tu as appris à lire et écrire.
Il replongea aussitôt :
— Voyons, il y en avait un deuxième. Ça sera plus commode.
Quand Marsou émergea avec un second appareil, Mu ne l’avait pas attendu pour entamer la conversation.
— Eh, ne commencez pas sans moi ! râla-t-il.
Devant lui, l’étranger arborait un visage troublé ; son front était barré d’une petite ride verticale. Mu montra le jouet à Marsou, qui laissa son regard dériver sur l’écran :
Tu aurais dû le dire plus tôt que tu pouvais écrire.
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Je n’en savais rien.
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Marsou considéra la réponse d’un air pensif.
— Dis-nous comment tu t’appelles, dicta-t-il au second appareil.
La phrase s’inscrivit sur l’écran, qu’il tendit ensuite à l’éveillé.
Dis-nous comment tu t’appelles.
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L’autre tapa sans hésiter, l’expression assombrie :
Pas la moindre idée.
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Marsou haussa les épaules. La mine défaite, Mu semblait hypnotisée par la phrase qui s’était affichée aussi sur son écran.
— Bon évidemment, dit-il, c’est ce qu’on craignait, mais ça méritait confirmation.
— J’aurais tellement aimé qu’on se goure, souffla-t-elle avec un regard en coin vers leur plus-que-jamais-inconnu.
Elle prit l’écran des mains de Marsou :
Dis-nous comment tu veux qu’on t’appelle.
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Cette fois-ci, il se frotta pensivement le bout du nez avec une mine incertaine, puis finit par écrire :
Keizo.
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Pourquoi ?
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Pourquoi pas ? Celui-là me plaît et je ne serai sûrement pas le premier qui porte un autre nom que le sien.
J'ai bien aimé la discussion entre les gars pendant leurs travaux de peinture!
Un passage aussi que j'ai trouvé carrément super c'est celui-là:
"Mu considérait l’appareil avec davantage de réserve que les autres. Ainsi que Taz l’avait expliqué, soit il n’avait jamais servi, soit il avait fait partie de ces vaisseaux qui étaient revenus sur leurs pas, après avoir constaté l’incompatibilité de la planète visée. Dans l’un ou l’autre cas, la carcasse vide était le signe de quelque chose d’inaccompli. Un truc avait foiré, résumait Mu. Comment avait-il été réduit à ce mausolée pour une seule tombe ? "
Franchement bien. Et bien sûr aussi le moment où l'éveillé répond via l'écran, top!
Merci pour avoir souligné les moments que tu as trouvé sympas ! Et merci pour ta lecture. :-)
Il y a cinq répliques d’affilée avec une brève incise à la fin, de la même structure à chaque fois. Et les deux suivantes, qui sont insérées dans le discours, sont également formées d’un verbe et son sujet. Comme il y a plusieurs personnages, on est obligé de préciser qui parle, mais on peut varier leur forme, les alterner avec des didascalies qui précèdent la réplique et qui donnent un peu plus d’indications sur les expressions et les gestes ; ça éviterait cet aspect répétitif du dialogue.
Dans le paragraphe qui commence par « Un tantinet démoralisée », on passe de « l’équipe » à « ils » et on revient sur « sa vie » ; ça me paraît un peu hasardeux grammaticalement. (Comment, je pinaille ? ;-))
Pourquoi l’éveillé répond-il « Je ne serai pas le premier qui porte un autre nom que le sien » ? Parce que Murcile se fait appeler Mu ?
Coquilles et remarques :
rigola Ertuq [Les verbes d’incise qui ne sont pas des verbes de parole et qui n’expriment pas l’idée de parole me laissent toujours dubitative.]
Cela la faisait rire, car, quelle que soit la manière dont on le considère, leur éveillé n'avait rien d'une fille. [Même s’il a une raison d’être, le présent au milieu de cette phrase est un peu dérangeant ; je mettrais « dont on le considérait »]
Elle m'a déposé dans les bras de mon père [déposée]
J'ai y vécu toute ma vie [J’y ai vécu ; à moins qu’elle fasse cette curieuse inversion...]
Et tu as parfaitement raison pour les 5 répliques d'affilée, c'est un peu répétitif. Pas facile quand on a un dialogue avec autant de personnages ! Je vais arranger ça...
En effet, il est difficile de savoir ce que l'éveillé comprend ou connait. C'est normal qu'on ne sache pas, et normal aussi que tu te le demandes...
Merci pour ton passage et tes pinaillages !
En tout cas j'aime bien le mystère que tu instaures peu à peu autour de ce grand vaisseau vide et de son seul occupant... ça donne envie d'aller lire la suite !
À bientôt donc !
Super si tu as envie de lire la suite. C'est vrai que le début n'est pas le plus trépidant du roman, mais comme tu dis les choses se mettent en place et ça ne va pas tarder à s'agiter plus...