Elle eut beau se le répéter, c'était bien un dragon. La tétanie s'empara d'elle, la laissant incapable de bouger le petit doigt. Le géant ailé piquait droit sur la place à une vitesse incroyable. Tandis qu'il approchait, Nour aperçut un de ses yeux qui s'embrasait, des flammes rougeoyantes encerclaient une pupille qui semblait la fixer elle, et personne d'autre. Allait-il cracher du feu, ou l'avaler tout rond comme une simple myrtille ? Elle ferma les yeux, les seuls de ses organes visiblement encore mobiles. Le sol trembla sous ses pieds, ses nattes s'envolèrent sous la force du souffle, au point qu'elle en tomba à la renverse.
— Courrez, hurla la vendeuse. Aller vous réfugier loin d'ici, leur conseilla la vendeuse. Quittez la place au plus vite, ajouta-t-elle alors qu'elle anticipitait les mouvements du dragon dans sa danse dans les airs.
Sa phrase à peine terminée elle bondit comme un diable de sa boîte, releva son tablier avant de prendre les jambes à son cou. Elle enfants se regardèrent, incapable de bouger.
Le dragon passa une seconde fois, cracha une lame de feu qui vint embraser une des bâtisses derrière la fontaine. Le cri des habitants fendit l'air brûlant.
Nour attrapa le bras d'Oren.
— On y va à trois, ordonna-t-elle.
— D'accord.
Il inspira profondèment, laissant à Nour le décompte. A trois, ils filèrent aussi vite que leurs corps à moitié pliés le leur permettaient. Le dragon les frôla alors qu'ils se jetaient derrière la fontaine. Le mastodonte tapa des pattes à en faire trembler toute l'ile, puis il hurla de toutes ses forces, un cri d'une puissance rageuse. Quelques secondes plus tard, Oren et Nour relevèrent la tête pour voir l'échoppe de beignets s'embraser complètement. Il sembla à Nour que son cœur s'arrêta.
Le dragon reprit son envol. Nour espéra qu'il les laisserait enfin en paix. Il redescendit, se posa sur une des bâtisses, qui s'effondra partiellement sous son poids. Il hurla plusieurs fois, scruta les habitants comme s'il attendait quelque chose de leur part, c'était insensé. Il piqua de nouveau sur la place, Nour sentit son dernière heure venue. Il passa au-dessus d'elle, si près qu'elle aurait pu toucher ses écailles irisées. Elle eut alors l'impression qu'un tsunami et un tremblement de terre venaient de s'abattre sur elle. Un souffle déchaîné et du crachin iodé la laissèrent penaude, clouée au sol.
Oren s'accroupit près de Nour, et blottis l'un contre l'autre comme s'ils se connaissaient depuis toujours, ils attendirent en silence.
Dans un bruissement d'ailes fracassant, il reprit de l'altitude, embrasant au passage tout un pan s'échoppes. C'est la moitié des bâtiments sur le place qui partaient en fumée.
Le dragon atteignit de nouveau le ciel, resta là pas moins d'une minute en vol stationnaire, à observer la ville et les gens, avant de s'élancer plus haut et de disparaître.
Le calme revint. Bon, c'était clair, Nour était très, très loin de chez elle. En touchant le bijou sous son pull elle eut une pensée pour son père. Elle tremblait. des mèches de ses tresses se faisaient la malle. Elle devait cauchemarder, il n'y avait pas d'autres explications. Elle se redressa, essuya la poussière sur ses bras, les cheveux d'une de ses tresses pendouillaient bel et bien sur son épaule. Elle eut l'impression qu'elle ne pourrait pas un pied devant l'autre, ses jambes accepteraient-elle de lui obeïr ?
— Tu n'es pas blessée ? demanda Oren.
— Je vais bien, je crois. Et toi ?
— Pas de dégâts apparents.
Depuis quelques mois déjà les dragons attaquaient Ennis. Personne ne comprenait pourquoi les anciens valeureux compagnons de Myrddin s'en prenaient à la ville, encore moins pourquoi leur rage se concentrait sur la capitale. Les trois attaques précédentes s'étaient déroulées de la même manière, un des dragons fonçait, gueule béante sur la grand-place, crachait des lames de feu sur quelques édifices, se posait un moment en scrutant les villageois apeurés, hurlait, avant de repartir. Pour l'heure on comptait une dizaine de blessés, touchés par de sérieuses brûlures et nombre de bâtisses calcinées. A ce rythme là, la ville ne serait bientôt qu'un tas de cendres.
— Ma mère prétend qu'ils sont tout aussi versatiles que les hommes et les femmes, certains sont gentils et aiment faire le bien, d'autres détruisent tout sur leur passage, expliqua Oren. Qu'en penses-tu ?
Nour en resta bouche bée, elle ne s'attendait pas du tout à cette explication.
— J'en sais rien, je n'ai jamais eu aussi peur de toute ma vie, avoua-t-elle le cœur encore tremblant.
— Plus peur que de te retrouver dans une cabane dans un nouveau monde ?
Il commence à me croire.
— La cabane n'a pas essayé de me dévorer.
— C'est drôle, on dirait que tu n'avais jamais vu de dragons auparavant.
Je vais finir par saigner des oreilles !
— Il n'y a pas de dragons là d'où je viens, souffla-t-elle, contrariée.
— Terra c'est ça ?
Nour hocha la tête mais fit la grimace. Comment prouver ce qui devrait tomber sous le sens ?
— Peut-être importe d'ou tu viens, tu es sympathique et je t'aiderais. Quoi que tu cherches, dit-il en lui souriant.
Tout à leur discussion ils ne prêtèrent pas immédiatement à ce qui se jouait tout près. Les villageois étaient tous sortis de leurs abris et s'efforçaient d'éteindre le feu qui se propageait. Une farandole de seaux passait devant eux, des hommes, des femmes, jeunes et vieux puisaient l'eau de la fontaine et se passaient les seaux à un rythme effréné. Mais ce n'était visiblement pas assez rapide pour une femme, à la carrure de bûcheron. Elle s'énervait, gesticulait, parlait fort maintenant. Un homme la secoua alors en l'implorant mais elle le poussa sans ménagement. Elle leva les mains devant elle, son visage figé dans une concentration extrême. L'homme revint à la charge, prit ses mains dans les siennes mais elle le rejeta. Il essaya de la faire reculer, de la porter, il criait, suppliait mais rien n'y fit. Elle était déterminée.
Il abandonna et sa femme reprit sa posture. Ses doigts se mirent à danser, comme si elle pianotait sur un instrument invisible. Nour suivit son regard, l'objet de tous ces remous, de sa concentration. Le monde autour de Nour s'arrêta quand une gerbe d'eau jaillit de la fontaine, la faisant sursauter. La masse d'eau lévita un instant et vint s'abattre sur les flammes. La dame répéta l'opération une deuxième fois, puis une troisième. Nour, la bouche entrouverte, était comme hypnotisée. Elle n'entendait plus les gens qui criaient, les morceaux de bâtiments qui s'écroulaient. Ce qu'elle voyait surpassait tout, même le dragon.
An bout d'un moment le feu s'éteignit enfin, sous les applaudissements de ses concitoyens.
– Cette femme vient d'éteindre le feu à distance, juste avec ses mains, asséna-t-elle en articulant chaque mot comme pour se convaincre.
– Plutôt avec son esprit, mais oui, chuchota-t-il. Je crois qu'on devrait s'en aller Nour, si les gens d'armes sont dans les parages cette dame va avoir de très de gros problèmes, nous allons avoir de très gros problèmes.
Nour ne comprenait pas, cette femme venait de se servir de son esprit pour transporter de l'eau, c'était tout simplement génial. Elle ne faisait rien de mal, elle venait de sauver la ville de la destruction. Cette femme était une héroïne.
Les acclamations cessèrent presque toutes instantanément. C'était comme si Oren avait joué à l'oiseau de mauvais augure. Tous les villageois arboraient à présent un air grave, ils se reculèrent devant la troupe qui arrivait par une ruelle.
Une femme marchait devant. Nour la détailla alors avec un sans gêne que sa mère aurait réprouvé. D'abord ses longs cheveux châtains vaguement emmêlés, ses grands yeux verts, sertis de milliers de paillettes dorées. Ses doigts fins étaient couverts de tatouages qui remontaient le long de ses bras jusqu'aux épaules que laissait apparaître la longue cape à capuche fermée sur le cou. Ses vêtements étaient simples, comme ceux que portaient les habitants de l'île : une tunique qui lui descendait aux genoux, brodée sur le col et un pantalon large qui s'arrêtait aux chevilles. Des bottines en peau et une ceinture de cuir d'où pendait un large couteau. Son air était sérieux, sa voix assurée, autoritaire.
— C'est Méroé Mora, la cheffe des gens d'armes, chuchota Oren. Elle a des yeux perçants, elle voit tout et elle sait tout. Elle me fiche la frousse, parfois j'en fais des cauchemards, ajouta-t-il tout bas, pour lui.
Sans dire un mot Méroé Mora désigna la dame à deux de ses hommes qui se précipitèrent et la menottèrent sans ménagement. Cette dernière tenta bien de protester, son époux s'accrocha à ses bras, puis à ceux d'un homme d'armes, mais celui-ci le bouscula sans égard, comme s'il ne le voyait pas, n'entendait pas ses pleurs. Cela ne parut pas émouvoir la cheffe des gens d'armes qui fit un tour sur elle-même dans une mise en scène théâtrale, les mains dans le dos, cherchant à capter l'attention de toute la ville.
— Vous devez respect et obéissance au Conseil, dit-elle dans un silence absolu. Il est strictement et rigoureusement interdit d'utiliser un don, quelqu'il soit, qu'importe la circonstance, tonna-t-elle à faire trembler les murs.
Oren n'avait pas éxagéré, Nour en avait la chair de poule. Cette femme semblait démente.
— Je pensais qu'à force d'avertissements, de réprimandes, vous auriez compris, les sermonnait-elle comme on le faisait avec des enfants. La magie est mauvaise pour nous, elle soudoit nos âmes, corrompt nos coeurs. Nous, les gens d'armes, vous protégeont des menaces extérieures, mais aussi de vous-mêmes. Cela me prendra peut-être toute une vie mais j'extirperais, par la force s'il le faut, toute magie de vos esprits.
De tout temps les gens d'armes s'occupaient d'attraper les voleurs et de résoudre les homicides, mais depuis l'interdiction des dons, les patrouilles visant à interpeller ceux qui commentaient des infractions liées à ceux-ci se multipliaient à l'excès. Les gens d'armes étaient légions. Il était de coutume qu'un enfant de chaque foyer devint un ou une gens d'armes, en général l'ainé.
— Vous auriez pu attendre que la patrouille contre le feu intervienne, au lieu de quoi vous avez permis à cette femme de commettre un méfait impardonnable, tonna Méroé Mora en tournoyant de nouveau sur elle-même, jaugeant avec hauteur les hommes et les femmes autour. Cette femme va être punie, et vous devriez tous l'être.
Stupeur dans l'assemblée, on entendait même pas les mouches voler. Méroé esquissa un sourire, satisfaite de son effet. Son regard s'attarda un peu plus sur Nour, visiblement elle ne l'avait pas remarqué jusque-là. Elle plissa les yeux tandis qu'elle passait en revue les moindres détails de sa tenue, l'air curieux.
— Oh oh, j'aime pas ça Nour, Méroé t'as repéré, annonça Oren en reculant d'un pas. Tu pourrais facilement suivre cette femme en prison, je la laisserais pas te faire ça. On va aller chez moi, ma mère saura quoi faire.
Oren entraîna Nour qui se demandait ce qu'il allait advenir de la vieille femme, et comment cette Méroé Mora pouvait être aussi froide et cruelle quand cette dernière, d'une voix tonitruante, les alpagua.
— On se fige, jeunes gens, ordonna-t-elle.
Oren stoppa net comme s'il jouait à un, deux, trois, Soleil. Nour l'imita.
— D'où vient cette tenue ridicule ?
— De Terra Madame, répondit Oren à la place de Nour.
Méroé eclata d'un rire franc et sonore.
— Je n'avais pas ri de la journée, merci petit. Maintenant jeune fille, dis moi la vérité.
— Oren a dit vrai, répondit Nour.
Et puis, elle raconta toute l'histoire, à quoi bon mentir ? La cheffe des gens d'armes devrait pouvoir l'aider, après tout elle ne pratiquait pas la magie.
— Dans une cabane de pêcheur tu dis ?
— Oui, celle avec la porte verte, clama Nour.
Méroé repartit d'un éclat de rire. Tout en reculant de quelques pas, elle levant les bras en l'air.
— Population d'Ennis, à qui appartient cette enfant ? Elle prétend venir de Terra.
Galvanisés par la joie apparente de la cheffe des gens d'armes une partie de la foule s'esclaffa, tandis que l'autre, bien que surpris par cette annonce au plus au point farfulue, craignait l'imprévisiblité de Méroé, et contentèrent de sourire.
— Elle dit s'être réveillée dans la cabane de Myrddin, ajouta-t-elle en parcourant la foule du regard.
La rumeur enfla dans l'assemblée et parvint aux oreilles de Nour. La cabane de Myrddin était fermé à clé par un sortilège et nul ne savait ce qu'elle contenait.
— A vouloir éléver vos enfants dans le plasphème et les fausses valeurs, vous en faîtes des affabulateurs qui perdront la raison une fois adulte. Rentrez chez vous tous les deux ou je vous fais enfermer, cracha-t-elle avec véhémence.
Oren ne demanda pas son reste et prit la main de Nour, pétrifiée par le regard noir de la cheffe des gens d'armes.