40. Parce que d'autres l'ont dit

Par MarieZM
Notes de l’auteur : TW : abus (implicite), notion d'inceste (en extrapolant), conséquences de traumatismes.

Paris, été 2014. – Point de vue d'Émilie.

 

L'été est là. La saison des partiels aussi. C'est le moment que Solène et Valentin ont choisi pour leur mariage, pile pendant mes examens. C'est vrai que jusqu'à présent, ils n'avaient pas brillé dans le fait de tenir compte de moi dans leur organisation, mais à ce point-là ? Je révise beaucoup, mais autant dire que le cœur n'y est plus du tout. Prune m'interroge et je sais répondre à chaque fois, comme si je l'avais toujours su, avec une facilité et une évidence qui me déconcertent moi-même. J'ai l'impression d'être gavée de connaissances aussi fastidieuses que dispensables, et pourtant, je suis prête à tout. Sauf à réussir. Je crois que je ne le supporterais pas.

Que ces mêmes qui m'ont mise dans cet état, ont craché sur ma tombe quand ils me croyaient enterrée à jamais, me valident comme une des leurs, enfin. Parce que je leur aurai tendu une patte assez blanche. Assez purifiée de tout ce qu'ils m'avaient fait subir. Comme si j'allais supporter de leur accorder encore le droit de me juger, après tout ce qu'EUX m'ont fait ?! C'est décidé, je ne le supporterai pas.

Avec Prune, nous célébrons la fin de mes études avortées. Nous buvons du cidre à mon échec. Dans un système comme ça, je n'y trouverai pas ma place, je ne veux plus y chercher ma place.

Il n'y a qu'une seule chose que je veux faire avant de me retirer de la vie étudiante : confronter Guillaume. Le hasard, ou un sens de l'humour bien particulier, a voulu que je sois convoquée à son oral de rattrapage le matin avant la cérémonie de mariage de Solène et Valentin. Pour la première fois, je lui tiens tête. Pour la première fois, il baisse les yeux, et finalement s'enfuit, dos courbé, sans avoir pu réellement me prendre en défaut. J'avais raison. Ils m'ont tous menti. Avoir raison ne répare rien, mais c'est le début d'un cycle de rémission.

Avant de me préparer pour la mairie, je prends le temps d'écrire un mail à Alexis, où je lui dis tout ce que je sais, tout ce que je crois savoir, et tout ce qui me paraît évident maintenant que j'ai gagné ma lucidité. Je m'excuse, beaucoup. Pour mes choix incohérents, la rupture surtout. De l'avoir quitté lui, alors que c'était tout le reste que j'aurai dû laisser tomber. Je suis submergée par les remords qui roulent sur mes joues, et s'éclatent sur le clavier. Plic, ploc. Je regrette qu'ils aient volé ma vie comme ça, qu'ils m'aient volé mes choix. Je regrette tout.

Ce n'est pas l'insatisfaction du présent qui me pousse à la nostalgie, ici tout va bien et je suis en sécurité. J'ai tout ce que je pourrais vouloir, je n'ai rien à espérer, rien même à regretter. C'est la morsure du passé qui déchire mon corps en deux, et davantage. Il y a cette petite fille inconsolable qui pleure, pleure, pleure le frère qu'elle n'a pas eu. Et je ne sais pas quoi lui répondre. Au fond de mes yeux, comme piqué de plein de petits clous, s'est inscrite l'évidence insupportable « il n'a jamais voulu être ton frère, il voulait être ton amoureux ». Parce que d'autres l'ont dit – qu'il ne m'aimait pas comme ça – j'étais prête à les croire, j'étais prête à tout pour y croire, pour ne pas avoir à expliquer l'inexplicable, à dire l'indicible à une petite fille.

Je n'ai écrit que quelques lignes à Alexis, celles qu'il aura la plus de chance de comprendre. Je lui ai dit que je pense que nous étions comme des amoureux, que j'avais dû toujours le savoir mais qu'il m'avait fallu tout ce temps pour réellement le réaliser. Pendant que j'écrivais, j'ai reçu le mail de Guillaume, qui valide mon oral avec 10/20, tout pile. C'est léger quand on a quasiment tout bon, mais c'est suffisant pour qu'il n'ait plus jamais à me revoir en cours. Maintenant je lui fais peur, la peur a changé de sens.

J'arrive au mariage de mes meilleurs amis d'enfance, presque à l'heure, épuisée et déphasée. Le maire adjoint n'est pas à l'heure non plus, mon retard ne s'est même pas remarqué. J'ai fait l'effort de coiffer mes cheveux. Le matin j'avais terrassé un fantôme de baudruche qui s'était dégonflé à mon premier assaut. La vérité est aussi décevante que la réalité. Le midi, j'ai pleuré sur la tristesse de ma petite fille et mis un point final au mensonge directeur de ma propre histoire. Solène est belle, comme d'habitude, après tout c'est normal, c'est son mariage.

Ils se disent oui, on sort de la salle des mariages pour aller dans la salle des fêtes. Il y a une grande pièce montée traditionnelle, ça en jette. Le buffet est plein de petits fours plus exotiques les uns que les autres et que je ne toucherais même pas avec un bâton. Si j'étais mauvaise langue, je dirais qu'ils ont encore fait des efforts pour respecter mes goûts, mais alors, je serais ironique – et blasée. Or, je n'ai plus de haine en moi, je me sens flotter dans une moiteur sucrée. Valentin marche vers moi avec un air suffisant, aujourd'hui il joue le rôle de Babar, le roi des éléphants. Il m'aborde en me disant qu'il est désolé pour le buffet – au moins il est conscient que je déteste tout – et qu'il fallait faire aux goûts de Solène, que c'est quand même elle la mariée. Valentin me dit, plein de miel empoisonné, qu'il me souhaite de sortir du célibat et de trouver celui qui saura m'aimer avec mes particularités, quelqu'un qui acceptera qu'il y ait des légumes verts au buffet de son mariage. J'acquiesce avec le sourire, en fait, je m'en fous, leur mesquinerie ne m'atteint plus. John avait raison, ils n'aiment pas le bonheur. Eux ce qui les fait jouir, c'est l'humiliation. Je quitte cette réception. C'est la fin du conte, et comme il faut toujours une méchante dans les histoires, aujourd'hui, c'est moi.

Projet de couverture du livre : AS d'Epées du tarot Rider-Waite. Il invite à la lucidité mentale, à la résolution de problèmes et à la recherche de la vérité, même si cela peut être difficile. Parce que d'autres l'ont dit représente la force d'un mensonge social lorsqu'il émane du groupe, et qu'il est répété par un grand nombre de personnes..

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