Paris, printemps 2014. – Point de vue d'Émilie.
J'ai accepté de me considérer comme la victime de ce que j'ai subi. C'est certes devenu « mon mal, celui que je ne rendrai pas, et qui fait que je suis un peu moi ». Mais c'est aussi « du mal, tout court ». En fait, c'est de la violence. Et ça change tout.
Je ne suis plus une malade mentale incomprise avec des symptômes chelous, je ne suis plus une dépressive errante avec l'espoir absurde qu'un psychiatre la délivre de ses fantômes abjects. Je suis une victime qui n'a jamais été soignée de la violence qu'elle a reçue. Comme des balles invisibles laminant ma chair de multiples interstices dans lesquels s'immiscent douleurs, maladies, hallucinations, et souvenirs intempestifs côtoyant amnésie. Mon histoire fuit, mes menstruations débordent, je survis. J'erre avec mes trous, avec le mal qu'on m'a fait qui s'inscrit en creux sur moi, et les angoisses se nourrissent du vide. La peur aime les courants d'air. L'anxiété grignote le corps quand il se présente à elle comme un gruyère de trous.
Je comprends pourquoi c'est compliqué pour moi avec John, et pourquoi c'est si difficile pour lui de décoder mes réactions. Je ne ferais pas l'offense de tomber dans le cliché du « mais il est patient, il va à mon rythme » parce que ça ne ressemble pas à un homme qui veut vite aller mettre son truc dans le machin et une jeune fille effarouchée qui lui dit « attends chéri, faisons un peu mieux connaissance avant, j'ai eu de mauvaises expériences avant et j'ai besoin de temps avant de faire confiance à nouveau ». Ça, c'est ce qu'il se passerait dans une scène de série B imaginée par des gens qui n'imaginent pas ce que c'est que de cohabiter avec un corps empli des fantômes du passé, et qui en prennent possession quand ils sont réactivés par un bruit, par une ombre, par une position ou même par une vague impression à l'intérieur de soi.
John n'est ni patient ni compréhensif, il est simplement perturbé comme le serait n'importe qui devant le balai incessant de ces ectoplasmes chargés d'une haine ancienne, d'une terreur ravivée, d'un extrême ressentiment envers une situation à jamais terminée. Il ne comprend pas, comment le pourrait-il ? Moi-même, en cherchant à comprendre, je n'en ai pas la moindre idée. Je suis cassée de l'intérieur, comme s'il y avait des virus dans mon logiciel interne...
Je suis finalement allée à l'enterrement de vie de jeune-fille de Solène. On enchaîne les bars et les visions d'horreur. Autant que l'alcool, le sexe coule à flot. Après une soirée de débauche pour « les filles », changement radical d'ambiance chez Guillaume, le frère de Solène, où nous attendent les « hommes ». À la fin du repas, Ariane raconte ses projets avec Roméo. C'est la surenchère à qui aura la relation de couple la plus parfaite : Lola et Khaled se lancent dans la course à l'échalote avec leur voyage paradisiaque, Solène et Valentin misent leurs fiançailles, Costis et Elise ne veulent pas être en reste et c'est leur sexualité de folie qu'ils nous livrent en pâture. Je m'entends vaguement parler de ma relation amoureuse avec John. Je ne jurerais pas que c'est moi qui en parle, mais d'un autre côté, je ne vois pas qui aurait pu en parler d'autre.
Il paraît qu'on n'a pas trop de projets amoureux tous les deux, qu'on essaye déjà de comprendre ce qu'il se passe entre nous. On sait qu'on a envie d'essayer de passer notre vie ensemble parce qu'on est vraiment proches et qu'on se sent chanceux de s'être trouvés, mais on ne comprend pas encore comment faire pour respecter nos besoins mutuels. Enfin, rien de spécial, je suis déclarée perdante absolue de la compétition du couple idéal, et je suis toujours triste qu'Alexis ne veuille pas être mon ami. Si je le dis...
Mes sentiments valent bien les leurs, et mes drames leurs romances. En surfant sur internet en discutant avec d'autres victimes d'abus, j'ai découvert le monde de la séduction. L'art de séduire, comme ils disent. On était bien loin du compte, avec Prune. Finalement, quand on avait imaginé le maxi-grand jeu du monde social, on ne se doutait pas que la réalité est pire. Non seulement les magiciens existent, ils se vantent d'être de talentueux menteurs qui manipulent l'affection pour atteindre le corps des autres, mais en plus ils se foutent éperdument des conséquences de leurs mensonges.
Prune et moi nous avons tracé un cœur. Et ce n'est pas le cœur de la vertu, c'est le cœur de la désespérance, car pour l'instant, à part John on ne sait pas qui on pourra inviter dedans sans avoir cette impression de porter à bout de bras l'échelle de leur réussite sociale, de porter dans nos corps l'étendard de leur profond passage.
Projet de couverture du livre : AS de Deniers du tarot Rider-Waite. Il encourage à saisir les occasions et à développer ses talents pour atteindre l’abondance. Change de sens représente la logique de la réussite sociale fondée sur le fait de faire semblant d'avoir atteint une vie satisfaisante et d'être aimé par les autres, et en étant violent envers tout ce qui ne va pas dans le sens de cette "réalité" (donc ce mensonge).