Jacques
Jacques observa sa première rangée de chars exploser. L’onde de choc se propagea jusqu’à lui, mais il avait conçu un bouclier invisible le protégeant de toute attaque. Rien ne pouvait l’atteindre, lui et son tank. Un rire sournois sortit de sa gorge alors qu’il avançait avec la seconde vague. Leur pauvre rempart métallique n’allait pas tenir longtemps. Il replaça ses verres sur son regard noir, dénué de toute humanité.
Le Créateur s’était bien équipé et avait une armée entière de chars d’assaut améliorés. Un bouclier d’immunité pour tous les engins aurait été un avantage considérable, mais il n’avait pas réussi cet exploit. Il devait garder une certaine concentration pour que la carapace ne s’évapore pas. La déployer sur plusieurs kilomètres lui était insoutenable. C’était peut-être un défaut de son pouvoir, avait-il pensé.
Pourtant, ces derniers jours, il s’était fortement amélioré. En offrant des âmes au Mal, il avait vu ses capacités décupler, lui donnant la possibilité de créer une armée entière de chars. Un rictus se dessina sur ses lèvres alors qu’il méditait. Il avait fait un pacte avec le diable et cela lui permettait de fabriquer toutes sortes d’objets qui lui serviraient dans son ascension au trône de l’Entre-Deux.
Il s’était en effet confectionné de nouvelles lunettes, toujours aussi rectangulaires que les précédentes. Mais celles-ci étaient bien mieux équipées. Il avait la possibilité de voir à travers les murs, entre autres options utiles. Devant lui se trouvaient trois petites silhouettes qui s’activaient dans tous les sens. Il reconnut deux de ses anciennes collègues. Il y avait la grande blonde trop maline et sa copine Indienne. Jacques fut déçu de se retrouver face à Lucas, plutôt que Louise. Il aurait aimé se venger de sa dernière défaite. La gamine l’avait une fois de plus humilié.
Il ne ressentait à présent plus que des émotions négatives. Alors penser à la prétentieuse Princesse l’énerva et il s’en prit au canon que dirigeait son jeune ennemi. Il le pulvérisa et tira une nouvelle fois. Il eut le temps de voir Lucas se jeter sur le côté tandis qu’il faisait exploser le mur. Des débris volèrent un peu partout, se cognant contre sa protection invisible. Il observa le garçon se lever et se diriger vers le trou qu’il venait de créer.
— Alors, Jacques, s’époumona le jeune homme. Tu as appris à tirer depuis la dernière fois ? Vas-y ! Je suis déjà mort !
Une arme apparut dans ses mains. Puis une énorme roquette fonça droit sur l’ancien ingénieur. Mais celui-ci ne s’en préoccupa pas. Il éclata de rire dans son engin, tandis que la torpille s’explosait sur son bouclier. Comme espéré, il ne subit aucun dommage. Cependant, lorsqu’il jeta un œil sur les tanks qui se trouvaient à côté de lui l’instant d’avant, il remarqua qu’une bonne cinquantaine avait été décimée par la bombe.
Agacé, Jacques envoya son rayon laser sur la tôle, la tranchant comme si ce n’était que du beurre. Il vit les trois jeunes s’enfuir, mais continua son découpage. À l’aide de son tableau de bord, il ordonna aux chars restant de s’avancer jusqu’au mur. L’obscurité allait bientôt tomber, il n’avait plus besoin d’eux. Sans reculer, il appuya sur le bouton d’autodestruction. Une vague de déflagration rougeâtre souffla l’enceinte de métal comme un château de cartes.
Le Créateur ajusta ses lunettes et put voir que le second rempart avait été démoli également. Sur sa droite, au loin, il apercevait d’autres silhouettes. En zoomant, il reconnut Jeanne. La Princesse prétentieuse n’était pas avec la grande femme. Elle devait se trouver derrière le bâtiment. L’homme soupira et sortit de son char d’assaut. Il lui était inutile, il n’avait pas pensé à lui créer une fonction "passe à travers les débris d’un mur métallique". De toute façon, il voulait à présent se faire discret. Ses compétences en lancer et en tir étant plus que médiocres, il devait jouer avec l’effet de surprise. Il conserva une partie de sa concentration sur son bouclier lui permettant d’être invincible et se matérialisa un long fusil.
Il enjamba facilement les gravats d’acier et repéra où étaient ses ennemis les plus proches. Non loin de lui se trouvaient deux Grands Occupants. Ils semblaient essayer de s’extirper des décombres du rempart de pierres. Un sourire malsain se dessina sur les lèvres de l’homme devenu assoiffé de pouvoir et de destruction, complètement contrôlé par le Mal. Il se dirigea vers eux, le plus silencieusement possible. Contournant un bloc de roche qui avait roulé jusque-là, il se retrouva juste derrière les deux conseillers. Il reconnut l’Antillaise, de son âge, aux cheveux très frisés et foncés. Son nom devait être quelque chose comme Pétronille, il ne lui avait jamais vraiment parlé. Peu importait, il visa et tira. Une petite sphère transparente vola dans la direction des deux personnes. Elle s’écrasa plus loin sans qu’ils la remarquent.
— Allez ! s’encouragea-t-il. Tu peux le faire, ce n’est pas si difficile.
Pourtant, il avait imaginé son arme avec une précision améliorée, mais cela ne suffisait apparemment pas. Il visa de nouveau et prit une grande inspiration. Tout en expirant longuement, il tira. Cette fois, la balle atteignit son objectif. Il avait touché le mollet alors qu’il pointait la tête, mais c’était un progrès. Sous le petit cri d’un homme, la femme métisse s’évapora dans un nuage de fumée.
Jacques s’avança vers sa seconde victime. Il reconnut son vieil ami William, un Canadien plutôt peureux, mais doté d’un bon sens de l’humour. Le Grand Occupant avait la jambe coincée sous des pierres. Il n’arrivait pas à se dégager seul. Jacques lui sourit, alors qu’il semblait aussi effrayé qu’un animal pris au piège. Le fusil sur l’épaule, tel un chasseur, le Créateur annonça d’une voix grave :
— Bonsoir, William.
— Jacques, supplia l’homme. Jacques, s’il te plaît, aide-moi.
L’intéressé réfléchit un instant. Peut-être pouvait-il le rallier à sa cause. William et lui avaient été de très bons amis pendant de longues années. Ancien barbier et coiffeur, il était mort quelques années avant Jacques. Ils s’étaient rencontrés lorsque ce dernier était allé se faire tailler les quelques poils qui peuplaient son menton. Et puis c’était devenu une habitude, un rituel. Il y allait toutes les deux semaines, joyeusement pour parler pilosité, virilité et blagues misogynes en tous genres.
William était un homme plutôt discret, mais également bon public. Il n’avait pas d’avis sur la politique ou la société, mais participait aux plaisanteries de son client devenu ami. Leur humour noir faisait grincer les dents de certains Occupants, mais ils ne s’en préoccupaient pas. Le quarantenaire se perdit un instant dans ses souvenirs de longue date qui le rendirent nostalgique. Ses iris se teintèrent de brun alors que son humanité cherchait à s’échapper de l’emprise du Mal.
— Jacques…, implora de nouveau le Canadien. Je souffre.
Ce dernier se ressaisit. Tout cela n’était que des vestiges du passé. Il n’était plus le même à présent, il n’était même pas certain que leur amitié soit toujours réelle ? Il s’accroupit devant lui et posa un coude sur la pierre qui retenait la jambe du barbier, lui faisant lâcher un petit cri de douleur.
— Chut, murmura Jacques. Nous ne devons pas être repérés.
Il fit une pause. L’homme face à lui était terrorisé et les traits de son visage étaient déformés par la souffrance. Le tortionnaire relâcha un peu son poids sur le rocher et reprit :
— William, mon vieil ami, l’amadoua-t-il. Deux choix s’offrent à toi. Tu es avec moi et je te libère. Ou, tu es contre moi et je me verrai dans l’obligation de t’éliminer.
Les yeux marron, presque jaunes, du barbier s’agrandirent.
— Je… Que t’est-il arrivé ? bégaya le prisonnier. Que s’est-il passé ? Pétronille, qu’as-tu fait d’elle ?
Il s’interrompit, semblant reprendre doucement une sorte de calme maîtrisé. Jacques le préféra avec cet état d’esprit. Il retira son bras et attendit que le coiffeur s’exprime de nouveau :
— Que veux-tu ? lança ce dernier, le timbre quelque peu tremblant.
— Ce que je veux ? répéta le Créateur. Je revendique le poste de dirigeant de l’Entre-Deux qui me revient à présent de droit.
Une lueur de surprise et d’inquiétude passa dans le regard mordoré de William, mais il sembla dominer ses émotions. Il devait croire que pour survivre, il suffisait de paraître confiant, de montrer qu’il était dans le camp de l’homme possédé.
— Je vais faire disparaître la prétentieuse petite gamine qui vous sert de Princesse, poursuivit-il, n’ayant pas remarqué le comportement du Grand Occupant. Sérieusement ! Qui se fait nommer Princesse ? C’est un titre de marmot, ce n’est pas digne de ce monde. Moi, je serai l’Empereur de l’Entre-Deux !
Jacques parlait en faisant des gestes exagérés. À présent debout, il écartait les bras en grand comme pour se présenter en tant que tel. Il sourit et enchaîna :
— Et puis, Louise a fait son temps. 472 ans à diriger le château et les alentours, elle a peut-être envie de vacances. Je lui en offre, au chaud qui plus est.
William avait écouté son vieil ami sans broncher. Il se décida finalement à intervenir, la voix enrouée :
— Mais pourquoi fais-tu tout cela ? demanda-t-il. Tu n’avais pas besoin d’en arriver là. Nous avions prévu un remaniement, tu aurais pu parler de ce désir auprès des Créatrices à ce moment-là.
L’ancien ingénieur grogna. Il posa un pied sur le rocher qui retenait le barbier. Ce dernier poussa un gémissement, mais des larmes de douleur se faufilèrent au coin de ses yeux.
— J’ai déjà essayé, maugréa Jacques. Je leur ai fait part de mon ambition, plusieurs années après être devenu Grand Occupant. Jeanne était presque convaincue de me laisser une chance. Pas en tant que maître du monde, mais au moins comme codirigeant. Et tu sais ce que l’autre “Princesse” m’a répondu ? fit-il en dessinant des guillemets de ses doigts.
Il n’attendit pas que son interlocuteur s’exprime. Écrasant de plus en plus son propre poids sur la jambe du pauvre homme à terre, il poursuivit :
— Elle a dit mot pour mot : “Comment cela, diriger l’Entre-Deux ? Qui crois-tu être, Jacques ? Tu n’es rien ni personne. Tu n’as pas le don de la Création et tu veux régner sur ce monde. Laisse-moi me gausser de toi.”
Un long silence suivit cet échange. Le visage de William était déformé par la souffrance, l’homme aux yeux noirs le remarqua et s’éloigna de la lourde pierre, comme pour se défaire de ses émotions. Une pointe de marron tentait tant bien que mal de percer les iris obscurs. Ses sentiments étaient partagés entre sa haine pour Louise et l’injustice que ce passé avait engendrée.
— Tu connais son discours par cœur également, reprit le quarantenaire plus calmement. “Votre vie d’avant n’a plus d’importance, votre rang dans la société ne compte plus ici, vous êtes libres d’être qui vous voulez, de faire ce que vous voulez”, récita-t-il. Quelle hypocrisie !
Il cracha au sol tandis que son regard redevenait aussi noir que l’obscurité autour d’eux.
— Elle a osé m’humilier devant le conseil des Grands Occupants de l’époque ! Elle s’est moquée de moi. Et maintenant, je vais le lui faire payer.
Jacques avait le sentiment de perdre son temps. Son ancien ami ne semblait pas prêt à rejoindre sa cause. Il l’avait simplement écouté et à présent il ne disait plus rien, apparemment trop interloqué. Il avait dû être embarqué par les idéaux des Créatrices. Sans plus attendre, il prit la solution de facilité. Il pointa le canon de son fusil sur la tête de l’homme et appuya sur la détente. Le Canadien poussa un dernier petit cri alors que la matière visqueuse courait le long de sa peau et s’infiltrait dans sa bouche grande ouverte.
Le cœur noirci par ses actions et sa soif de puissance, Jacques n’eut aucun regret à envoyer en Enfer l’une des seules personnes qui avaient été proches de lui. Il avait mis ce sentiment de côté lorsque Sibylle s’était jetée devant Lucas. À présent, il était esseulé et cela n’avait plus aucune importance. Il laissait le Mal prendre entièrement le contrôle dans le but d’obtenir ce qu’il désirait.
L’obscurité venait de tomber. Ses lunettes s’adaptèrent au faible éclairage et il put voir les monstres s’élever du sol et glisser autour de lui. Plusieurs spots lumineux furent installés par les Créateurs, mais sans succès. Ils s’éteignaient tous les uns après les autres, même les petites lampes torches. Jacques sourit. Il avait placé un capteur dans le ciel, rendant inutile chaque objet qui clarifiait les lieux. De cette façon, les ombres pouvaient s’occuper de la seconde phase de son plan.
Dans la cabane au bord du lac, il avait eu tout le temps nécessaire afin d’étudier ces créatures de la nuit. Elles se déplaçaient de façon aléatoire, sauf s’il leur donnait un but. Il était possible pour le Créateur de leur ordonner de s’attaquer à des objets, des habitations, des humains. Ce pouvoir lui venait du Mal, tout comme celui de faire apparaître la matière visqueuse. Jacques le sentait au fond de lui.
Il s’était intéressé à leurs capacités. En effet, les ombres ne pouvaient pas être touchées par n’importe quel objet. Elles étaient traversées par ceux en mouvement, mais devaient contourner les murs immobiles.
L’ancien ingénieur avait essayé d’en effleurer une, malgré la peur qui se propageait sur la surface de sa peau. Il avait alors senti une sensation de froid horriblement désagréable. Puis ses muscles s’étaient figés. Il n’avait pas réussi à se défaire de la paralysie jusqu’au lever de la lumière. C’est lorsque les ombres avaient disparu qu’il avait pu se mouvoir de nouveau.
Sans un regard pour le corps de William qui s’évaporait lentement, il se glissa entre les roches et les créatures de la nuit qui s’écartaient sur son passage. Il se dirigea vers le second groupe près de lui. C’était une fois de plus celui de Lucas. Grâce à la vision de ses verres, il put voir que la grande blonde avait été touchée par une ombre. Elle se trouvait en position de défense devant sa compagne. Le jeune Créateur était non loin d’elles. Il observait les monstres, se tournant dans tous les sens, effrayé.
Un cerf à deux têtes passa près de Jacques qui sursauta avant de le suivre. Caché dans l’obscurité et derrière des débris, il posa son fusil sur une pierre imposante et stable. Il lui confectionna une lunette afin de pouvoir cibler de loin. Elle devrait pouvoir l’aider. Il allait appuyer sur la détente, le viseur sur le torse étendu de la femme, mais une arme apparut dans les mains de Lucas.
Jacques se cacha. Avait-il été repéré ? À travers le rocher, il put voir que le jeune homme tirait sur les ombres et non dans la direction où il se trouvait. Les créatures disparaissaient dans des éclats pailletés.
— Malin, cracha le quarantenaire, une pointe de jalousie dans la voix.
Le garçon avait déniché une solution pour détruire les monstres de la nuit. Jacques se releva et repositionna son arme. Il visa le jeune Créateur, au niveau du corps afin d’avoir une surface plus large. Il se concentra, inspira profondément. Il expira de la même façon et tira. Il vit la boule de matière noire s’envoler au ralenti. Elle traversa la distance qui les séparait, trop grande au goût de Jacques.
Le garçon ne bougea pas d’un centimètre, mais la balle se ficha entre les clavicules figées de l’Australienne. Son amie s’écroula en observant le corps s’évaporer et hurla de désespoir. Jacques en profita pour se camoufler de nouveau derrière son rocher. Lucas remarquerait rapidement sa présence.
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