Lucas
Ce matin-là, le 23 mai 2017, la lumière se levait progressivement sur l’Entre-Deux. Lucas bâilla par réflexe, sans se sentir fatigué. Il avait fait plusieurs tours de garde pendant l’obscurité avec les Grandes Occupantes qui se trouvaient là. Louise et Jeanne avaient également patrouillé sur tout le rempart, surveillant les alentours. Seules deux jeunes femmes, qui semblaient particulièrement proches, étaient restées avec lui devant le premier tank. L’une était élancée et sa chevelure dorée éclairait son visage souriant. Elle s’était présentée sous le prénom Mia et avait introduit son amie, ou peu importe la relation qu’elles avaient, Gyanada. Plus petite, cette dernière avait la peau hâlée et semblait originaire d’Inde ou du Pakistan.
Ils avaient observé toute la nuit les machines de guerre au loin. Les chars n’avaient pas bougé d’un pouce. Lucas se demandait ce que Jacques attendait. Il essayait peut-être de les endormir pour amorcer un effet de surprise, jouant la montre, à moins qu’il fasse monter la tension. Cette dernière possibilité fonctionnait particulièrement sur la jeune Princesse et la femme originaire de Russie.
Pendant ce temps, le Créateur avait tenté de reposer son esprit, de ne pas penser à la souffrance que lui infligeait la perte de son frère. Ses parents devaient ressentir la même chose sur Terre : le cœur émietté, l’estomac qui se contracte et qui semble remonter le long de la gorge. L’envie de tout casser et en même temps de se rouler en boule pour pleurer jusqu’à mourir déshydraté le hantait à chaque seconde. Seulement, il ne pouvait pas périr une seconde fois. C’était pourtant l’impression que cela lui faisait, comme si Tom s’était éteint de nouveau. Mais cette fois-ci, Lucas n’avait pas pu le protéger. Même cela, il avait échoué.
Durant ces quelques jours, depuis qu’ils étaient revenus des plaines vides, Lucas s’était obligé à s’occuper l’esprit. Il avait vite compris que s’il ne faisait rien, sa tristesse le submergerait. Dans cette situation, il déversait des torrents de larmes ou frappait des objets sans défense. Jeanne s’en était visiblement aperçue puisqu’elle lui avait demandé de l’aide pour ériger ce haut mur d’acier. Ils devaient ralentir le plus possible Jacques. Si ce dernier voulait atteindre le château et les Occupants, il devrait traverser une barrière électrique, deux remparts et une grande quantité de personnes volontaires et déterminées.
Lors de ses isolements, pour garder son esprit dirigé sur autre chose que sa peine, Lucas s’était entraîné à voler. Après avoir dépassé le chagrin qui l’envahissait en voyant ses imposantes ailes, il avait décidé de les utiliser. Il avait commencé au sol, puis s’était élancé d’une des tours les plus perchées du château. Il avait alors senti l’air caresser sa peau et ses plumes, l’envahissant d’une sensation de liberté et de plénitude. Il avait perçu de la fraîcheur en s’élevant toujours plus haut et avait cherché à découvrir ce qui se trouvait au-delà des nuages de brume pâle. À sa grande surprise, il avait rencontré un mur, un véritable plafond immaculé. Avec la vitesse de son élancé, il avait subi le choc de pleine face et s’était évanoui. Il s’était réveillé à terre alors que ses os se ressoudaient de l’atroce chute qu’il avait faite.
Après cet événement, il s’était simplement entraîné à maîtriser des figures, faisant progresser son agilité. Il avait discuté du ciel avec les Créatrices qui n’avaient pas été épatées par sa révélation. Des Occupants avaient déjà fait la découverte des années avant lui. Alors le garçon s’était réfugié dans sa deuxième passion post-mortem, il s’était servi de la Création 2.0 pour inventer de nouvelles choses.
Lucas aimait imaginer des gadgets, des objets futuristes, qui leur permettraient de vaincre l’homme devenu fou. Il y avait les jumelles, qui facilitaient le discernement de l’horizon. Il avait ajouté la vision thermique ainsi que celle effaçant les éléments voulus invisibles. Cette option s’avéra utile pour apercevoir les tanks cachés derrière les maisons. Il avait créé un seul petit drone, au début pour s’amuser et filmer au-delà de l’enceinte de métal. Puis il en avait fait plusieurs sur la même base avec de nouvelles capacités, comme celle d’être connectés à sa carte.
Chaque Grand Occupant et habitant qui les aideraient sur la muraille avaient été munis d’une oreillette télépathique. Il en avait créé des plus performantes, permettant d’amplifier le signal, puisque le rempart de métal s’étendait sur plusieurs dizaines de kilomètres. Il avait fait des tests avec sa bille personnelle, essayant de contacter Sibylle où elle était. Peut-être se trouvait-elle avec Tom. Mais aucune voix douce et sensuelle, comme il l’avait connue, n’avait répondu à son appel. Peu importaient la fréquence ou la distance qu’il utilisait, le silence était la seule chose qui résonnait à ses oreilles. Elle ne résidait plus dans l’Entre-Deux. Il était même probable qu’elle ait cessé d’exister, tout comme son pauvre frère.
Il ne se passa rien pendant plusieurs heures sur le mur de métal. Les deux conseillères avaient essayé de lui parler, mais il était resté dans son coin. Il préférait de loin la solitude aux regards emplis de pitié. Voir qu’une personne était triste par sa faute avait pour conséquences de le mettre davantage en colère. Personne ne comprenait ce qu’il pouvait ressentir, excepté les quelques Occupants qui avaient perdu des membres de leur famille.
Un mouvement à l’extérieur lui fit tourner la tête. À travers le mur transparent, il put voir le premier char avancer. Les autres restaient immobiles, comme s’ils attendaient quelque chose.
« Ça commence. », pensa Lucas pour toutes les personnes équipées d’une bille de télépathie.
« Ici aussi. », remarqua Jeanne.
« De même de mon côté, enchérit Louise. Il y en a seulement un qui s’approche. »
« C’est toujours particulièrement calme dans la gare, annonça Tadjou qui était en compagnie de Hans. Aucun tank en vue. »
« Qu’attendent les autres ? », fit la voix de Roan, le gérant des souterrains, ramenant la conversation sur le rempart du château.
« Je ne sais pas, répondit Lucas. Préparez les armes, au cas où ils passeraient la barrière de Louise. »
Chaque groupe acquiesça avant de replonger dans le silence. La machine de guerre, devant le jeune Créateur et les deux conseillères, avançait très lentement, laissant une tension s’installer en chacun d’eux. L’obstacle, que la Princesse avait positionné avant le haut mur, était invisible. Lucas savait où il se trouvait, de mémoire, et le tank s’en approchait. Dans quelques instants, il allait le toucher.
L’attente ne fut pas longue. Des étincelles apparurent alors que le véhicule déformait la barrière à présent distincte à l’impact. Il était possible de voir des croisillons de fils bleutés et parcourus d’arcs voltaïques suspendus à quelques centimètres du sol. Ceux qui n’étaient pas en contact avec le tank disparaissaient dans la blancheur de l’Entre-Deux.
Le char d’assaut força la clôture électrique. Après plusieurs minutes, une fumée ocre en sortait à l’avant. Le véhicule ne semblait plus bouger. La barrière redevint invisible, toujours déformée par la machine inerte. Lucas ressentit un instant du soulagement, tandis que les deux jeunes femmes se tapèrent dans la main en riant. Le rapport des autres groupes de surveillance fut assez rapide. Chaque tank, qui s’était engagé, avait subi le même sort que celui qui crapotait devant eux.
Alors que tout le monde se réjouissait, Louise fit remarquer du mouvement devant elle. Le jeune Créateur avait aussi observé que des dizaines et des dizaines de machines de guerre s’engageaient à la suite des premiers. Ils formaient un cercle tout autour du rempart. Au même rythme, ils atteignirent l’obstacle électrique. Lucas s’attendit à ce qu’ils subissent tous un sort identique. Il les vit être bloqués par la barrière et, néanmoins en avançant tous, elle ne cassa pas à cause de ceux-là.
Ce fut le tank qui arriva derrière le premier, à présent inanimé, qui détruisit l’enceinte créée par Louise. En poussant le morceau de tôle, ils réussirent à déchirer la membrane. D’après les autres groupes, il se passait la même chose de leur côté. C’est alors que les chars, immobilisés par la barrière, explosèrent. Une grande vague d’onde vint frapper le rempart de métal, qui ne subit aucun dommage. Mais ceux qui s’y trouvaient durent se couvrir les oreilles à cause du son de la détonation qui raisonna dans les parois d’acier.
Assourdi un moment, Lucas se releva avec une migraine presque insoutenable. Heureusement qu’il guérissait tout comme ses compagnons.
— Tout va bien ? demanda-t-il aux deux jeunes femmes qui peinaient à se redresser.
Mia, la première debout, acquiesça de chef. Elle aida son amie, qui semblait s’être évanouie. Un instant inquiet, le Créateur testa son invention. Peut-être les billes de télépathie avaient été endommagées par la déflagration.
« Tout le monde va bien ? », répéta-t-il à l’intention des autres défenseurs.
Il reçut des réponses positives et quelques grognements. Son système de communication était donc intact. Le jeune homme se concentra de nouveau sur l’attaque. Il ne restait des chars qu’une trace noire et brune de brulé, là où ils s’étaient trouvés l’instant d’avant, contrastant avec la propreté du sol blanc. Une nouvelle vague de tanks s’avança. Ils se postèrent à quelques dizaines de mètres de l’enceinte métallique et levèrent leur canon.
« Ne les laissez pas toucher le mur, ordonna Lucas, à tout le monde. Tirez en premier, ce ne sont que des machines. »
Les groupes obtempérèrent. Les trois Créateurs s’étaient répartis sur le rempart avec le conseil et les Occupants qui s’étaient portés volontaires pour les aider. Lucas, Mia et Gyanada se positionnèrent alors devant un poste de commandement. Il y en avait un tous les kilomètres, pouvant accueillir jusqu’à cinq personnes. Un siège les présentait à un tableau de bord tactile. Plusieurs boutons lumineux, sur la façade qui s’offrait à eux, activaient différentes armes qui sortirent du mur.
« Le fusil qui tire très vite ne fonctionne pas contre ces monstres. », fit remarquer Jeanne.
« C’est une mitraillette. », rectifia la voix d’un jeune homme.
« Le gros canon les détruit. », reconnut Cohmghall.
« C’est un bazooka. », reprit une nouvelle fois le garçon.
« On a compris, Ugo. Merci. »
Gyanada était intervenue et Lucas la remercia d’un signe de tête.
« On se concentre et on les vise avec le bazooka, qui est plus un lance-roquette. », conclut-il, connaisseur de ce qu’il avait conçu.
En effet, pendant leur échange mental, les chars d’assaut n’avaient pas attendu qu’ils définissent le meilleur terme pour leurs armes. Ils avaient commencé à attaquer le mur de leur propre canon. Chaque impact provoquait des secousses qui se répercutaient dans l’acier. Malgré la solidité que Jeanne et Lucas avaient donnée au rempart métallique, des fissures lézardèrent sur l’écran transparent face à eux.
Le jeune homme tira sur l’engin qui venait de créer la craquelure. Celui-ci explosa dans un nuage de fumée ocre. Mia et Gyanada l’imitèrent. Plusieurs chars subirent le même sort, mais ils étaient trop nombreux. Le rempart essuyait à présent de sérieux dégâts.
« Le mur s’est écroulé de notre côté. », rapporta Roan.
« Ici aussi. », relégua la voix d’une Occupante.
Lucas tenait un bon rythme, mais les jeunes filles n’avaient pas dû pratiquer autant que lui à des jeux de guerre. Elles paraissaient submergées. Ce devait être le cas pour tous autour du rempart, d’autant plus qu’ils n’étaient pas assez face aux tanks qui avaient dû détruire les parties non surveillées. Pourquoi n’avaient-ils pas équipé plus d’Occupants afin d’être aidés le long de tout le rempart ? L’organisation des Créatrices laissait à désirer, pensa le jeune homme, discrètement.
Il grogna lorsque son arme fut démolie. Il examina le véhicule qui avait son canon dirigé vers lui. Il semblait différent des autres. Lucas attrapa ses jumelles et observa le char. Comme il s’en était douté, une silhouette rouge apparut à l’aide de son filtre thermique. Il effaça le tank de sa vision et put apercevoir Jacques, le regard fixé sur lui. L’homme replaça ses lunettes, qui se tintèrent d’orange l’espace d’un instant, et tira sur une manette que le jeune Créateur ne pouvait plus voir puisqu’il avait rendu l’engin invisible.
Lucas lâcha les jumelles et se jeta au sol. La seconde suivante, le mur métallique explosait. Il se protégea le visage, à l’aide de ses ailes, des débris qui volaient dans tous les sens.
« Jacques est devant nous. », cria-t-il à l’intention de tout le monde.
Mia l’aida à se relever. Un vent frais se glissa dans l’ouverture qu’avait créée le canon. Lucas avait un morceau de métal fiché dans ses plumes. De rage, il l’arracha avec un râle de douleur. La fureur coulait dans ses veines, il avait sa revanche à prendre face à ce monstre. Lui planter des aiguilles et des couteaux dans le corps n’avait pas suffi à l’apaiser. Il ne lui pardonnerait jamais ses actes. Il s’avança vers la brèche et regarda le responsable.
— Alors, Jacques, hurla-t-il à l’intention de l’homme dans le véhicule. Tu as appris à tirer depuis la dernière fois ? Vas-y ! Je suis déjà mort !
Un énorme lance-roquette apparut dans ses mains. L’arme était assez lourde, mais il la positionna sur son épaule. Il y avait apporté quelques modifications. Il appuya sur la détente. Une torpille, plus grosse que l’appareil lui-même, en sortit, s’élargissant de plus en plus jusqu’à presque faire la taille du char. Lucas admira la bombe exploser en reculant pour ne pas être brûlé ou soufflé par la déflagration.
Lorsque le nuage de poussière retomba, une bonne partie de l’armée de tank avait été détruite autour de celui visé. Cependant, ce dernier était intact, il n’avait subi aucun dégât.
« Un champ de force. », entendit le jeune homme dans sa tête.
La grande blonde se tenait à côté de lui et pointait du doigt le véhicule. Il observa ce qu’elle lui montrait et aperçut l’effet d’un bouclier presque invisible. Il n’eut pas le loisir de l’admirer, Jacques attaquait à son tour. Un large laser rouge sortit de son canon et se dirigea droit sur les deux jeunes. Lucas poussa à temps Mia et se jeta à l’écart. Le rayon bougeait lentement et découpait la tôle du rempart.
« Nous devons nous replier. », fit l'Australienne.
Le Créateur acquiesça. Ils coururent vers les marches métalliques qui les menaient à l’extérieur du haut mur, presque entièrement détruit.
***
Louise
De leur côté, Louise, Irinushka et Ugo étaient complètement noyés par l’attaque. Ils n’avaient pas à affronter Jacques, mais seul le jeune Allemand s’y connaissait en armes. Il avait essayé de leur expliquer, sans grand succès. La Princesse soupira. Pourtant, Lucas avait passé du temps avec elle, mais tout cela était si nouveau et si étrange pour elle.
Ils avaient entendu l’ordre de repliement et avaient arrêté de se battre dans le vide. Ils étaient sortis et avaient couru jusqu’au plus petit rempart. Il était tenu par Pétronille et William, deux Grands Occupants plutôt peureux et quelques habitants peu farouches. L’obscurité commençait déjà à tomber. L’attaque avait duré plusieurs heures. Louise se mit d’accord avec les deux autres Créateurs pour aménager des spots de lumières, afin de repousser les ombres terrifiantes. Bien qu’elles ne soient pas dangereuses, elles insufflaient de la peur. Et cela pouvait les handicaper face à Jacques et ses machines de guerre.
Les grandes lampes installées, Louise pensa à Lucas et seulement à lui.
« Comment allons-nous survivre à cette nuit ? », demanda-t-elle, faiblement.
« Nous sommes déjà morts, Princesse, répondit-il impassiblement. Il ne peut rien contre nous. »
La jeune femme étouffa un sanglot dans sa gorge.
« Il peut nous envoyer en Enfer. », répliqua-t-elle.
Elle dut attendre un instant avant d’entendre :
« Nous y sommes déjà en Enfer… »
Elle n’ajouta rien à cela. Une partie d’elle le savait. S’ils perdaient, et c’est ce qui allait se passer, Jacques serait au pouvoir. Soit elle serait envoyée dans le monde du Mal, soit il lui ferait vivre les pires tortures dans l’Entre-Deux. Mais elle voulait croire qu’il leur était encore possible de remporter cette guerre. L’homme était seul. Il avait une armée de tank, mais il n’avait personne d’autre. Il s’était même débarrassé de son unique alliée, Sibylle. Eux, ils étaient trois Créateurs, dix Grands Occupants et un nombre important d’habitants. Pourquoi n’arrivaient-ils pas à le repousser ?
« Parce qu’il n’a rien à perdre. », fit la voix rassurante de Jeanne.
Louise releva la tête. Elle aperçut son amie quelques centaines de mètres plus loin. Elle crut la voir lui sourire et elle le lui rendit. Elle savait que la femme faisait tout pour l’apaiser. Et c’était ce dont elle avait besoin, mais sa joie s’effaça vite de ses propres lèvres. Il y avait en effet beaucoup trop d’enjeux pour les deux Créatrices. Elles avaient tout un peuple à défendre. Elles ne pouvaient pas se permettre de perdre un seul Occupant de plus, c’était inconcevable.
Sur le petit rempart de pierres blanches, devenues grises par l’obscurité, Louise observait les chars. Ils s’étaient arrêtés, juste derrière les débris du mur de métal. La jeune femme se tendit. Elle s’attendait au pire venant de Jacques. Irinushka et Ugo, à ses côtés, semblaient aussi inquiets qu’elle.
C’est alors que les véhicules explosèrent de la même façon que plus tôt dans l’après-midi. Une nouvelle vague de déflagration rouge brique souffla les deux remparts. La lumière s’éteignit, tandis que Louise était ensevelie sous les gravats de l’enceinte du château. Un peu sonnée, elle attendit le calme, sans pouvoir empêcher les crises de toux la faisant cracher de la poussière. Elle ne voyait rien et sentait quelque chose la tirer, lui rappelant le phare damné et ses souffrances.
— Levez-vous, Louise, fit une voix enrouée.
Elle reconnut la Grande Occupante qui l’accompagnait. Elle avait perdu sa chapka dans l’explosion et sa tignasse blonde grisonnante était toute ébouriffée. Ugo se relevait tant bien que mal derrière elle. Son visage était couvert de plâtre cendreux et de poudre pourpre, cachant ses nombreuses taches de rousseur.
— Tout va bien ? s’inquiéta Irinushka.
« Louise ? Est-ce que vous allez bien ? », s’écria Jeanne, dans son esprit.
La Princesse ne put s’empêcher de lâcher un petit sourire. Elle rassura les deux femmes et épousseta sa tenue de combat. Elle avait gardé le confort et la souplesse d’une matière qui se porte près du corps, tout en restant dans un style très floral, sombre, mais avec des motifs de son époque. Sa combinaison était complétée de deux grandes bottes de cuir noir qui lui montaient jusqu’au genou. Elles étaient lacées à l’arrière à l’aide d’un cordon de soie, tout comme le dos de son corset. C’était la première fois qu’elle portait un pantalon et elle ne trouvait pas cela inconfortable.
Louise perçut un froissement à quelques mètres de son petit groupe. Cela crissait, dégoulinait, rampait. Plusieurs sons désagréables et répugnants se mêlaient autour d’eux.
« Vous avez entendu ça ? », demanda Ugo, peu rassuré.
Ses coéquipières acquiescèrent. Les ombres étaient là. Il n’avait pas à avoir peur, Louise allait recréer de la lumière. Elle imagina un nouveau spot qui les éblouit le temps de quelques secondes. Puis il s’éteignit lui aussi. Elle réitéra, mais l’éclairage s’affaiblissait puis disparaissait. Chaque tentative était suivie d’un échec.
« Ça ne sert à rien de persévérer, Louise, fit Lucas dans sa tête. On dirait que Jacques a installé quelque chose qui nous laisse dans le noir. »
Après un silence, il reprit la parole, pour tout le monde cette fois-ci :
« Tendez tous votre main devant vous. », ordonna-t-il.
Louise s’exécuta et devina que ses compagnons bougeaient également dans la pénombre. Elle sentit le poids d’un petit objet se poser dans le creux de sa paume.
« Placez-les sur vos yeux, indiqua le jeune Créateur. Ce sont des lentilles qui vont s’adapter à votre vue et vous permettre de voir comme si vous étiez en plein jour. »
Louise essaya d’observer ce qui se trouvait au creux de ses mains, mais elle ne percevait que les contours arrondis d’une boîte. Elle l’avança vers son visage et colla les deux cercles sur la circonférence de ses iris. Elle sentit un petit souffle frais lui chatouiller la cornée, la faisant fermer les paupières. Lorsque la gêne passa, elle put les ouvrir. Lucas avait fait un merveilleux travail. Elle avait l’impression de se trouver en pleine journée sous la lumière de midi.
La Princesse reporta son regard devant elle. Irinushka était en train de poser ses propres lentilles et Ugo hochait la tête pour lui indiquer que les siennes étaient en place. Louise remarqua alors la présence des ombres. Elles étaient aussi noires que l’obscurité et paraissaient d’autant plus effrayantes éclairées de la sorte. Il y avait des masses informes, des humanoïdes portant comme des torches de feu couleurs pétrole, ou encore des araignées géantes.
Alors qu’habituellement les monstres semblaient se déplacer aléatoirement, comme lui avait expliqué Lucas, elles se glissaient à présent vers eux. Louise sentait leurs yeux invisibles dirigés vers le petit groupe.
« Surtout, ne les touchez pas ! », intervint Jeanne.
« Que se passe-t-il ? », s’inquiéta son amie.
« Cohmghall a tendu un doigt vers une ombre, haleta Roan. Il a été… »
Sa voix fut perdue dans le silence pesant des environs.
« Il a été quoi ? », s’énerva Ugo.
« Cohmghall et Roan sont pétrifiés, expliqua Jeanne, de la peur dans le ton. Je… Je suis toute seule, ils ne bougent plus. »
« Mia a été touchée ici aussi. », s’exclama Gyanada, de l’émotion dans la voix.
Louise vit le jeune Allemand se tendre. Elle posa une main sur son bras. Il fallait trouver une solution, et vite. Les monstres s’approchaient d’eux. Malgré leur lenteur, ils les avaient encerclés. Le petit groupe ne pouvait s’enfuir. Ugo qui avait récupéré une arme ressemblant à un fusil au canon plus court le pointa vers une ombre près de lui. Il tira dessus à plusieurs reprises, mais les balles traversaient la masse sans l’arrêter, ni même la ralentir. C’est alors que Louise pensa à l’invention du jeune Créateur, la veille, dans la salle d’entraînement.
« Lucas ! », s’exclama-t-elle, un peu fort.
Elle vit ses coéquipiers grogner et porter leurs mains à leurs tempes. Elle s’excusa puis enchaîna, sans attendre la réponse du garçon.
« Ce que tu as créé, reprit-elle, plus doucement. Hier, le laser qui détruit les ombres. »
Elle chercha d’autres mots pour décrire son propos, mais elle n’en eut pas besoin. Trois armes, comme celle que le jeune homme avait confectionnée la journée précédente, apparurent dans les bras des équipiers. Louise s’en saisit, mais ses connaissances en matériel de guerre étaient très limitées.
« Suis ton instinct, Princesse. », crut-elle entendre.
La vision claire, elle braqua le fusil sur un octopode poilu. Son doigt trouva facilement le bouton qu’elle poussa. Une lumière aveuglante s’échappa du canon et s’élança vers l’ombre effrayante. Le monstre n’eut aucune chance de s’en sortir, il fut désintégré par le tir. De petits éclats brillants et sombres s’envolèrent là où l’araignée noire s’était trouvée l’instant d’avant.
Louise sautilla de joie et ses compagnons l’imitèrent. Encore une fois, ils étaient en sous-nombre face à la quantité d’ombres qui glissaient. Mais ils pouvaient s’en sortir. Si Jacques n’avait que cela pour les blesser, ils pouvaient encore gagner. Être paralysé n’était pas si grave, tant qu’ils réussissaient à neutraliser l’homme égaré et déséquilibré.
La Princesse se rappela alors les explications de Lucas quant à l’arme qu’elle tenait dans les mains. Elle la posa au sol et ferma les yeux. Tandis que ses coéquipiers la couvraient, elle imagina autre chose, les fusils à laser ne lui correspondaient pas. Une poignée de cuir noir se matérialisa au creux de sa paume. Elle la secoua devant elle et un arc électrique en sortit. D’une belle couleur bleutée, le fouet claqua à travers une masse menaçante qui s’avançait vers la jeune femme. Le monstre éclata, tout comme les cinq qui se trouvaient derrière lui.
Louise s’engagea ainsi dans une danse déchaînée. Elle tournoyait, jetant son filament vers les ombres et les repoussant dans l’obscurité d’où elles venaient. Autour d’elle, il n’y avait plus que des éclats bicolores qui voletaient avant de s’évanouir.
C’est alors qu’un cri déchira l’air. La Princesse se retourna. Ugo semblait avoir reconnu la personne qui avait hurlé. Il se précipita entre les ombres, les détruisant sur son passage. Inconsciemment, la Créatrice était sur ses talons. Elle trouva Lucas occupé à réduire ses ennemis en paillettes noires et blanches. Il protégeait une jeune fille, recroquevillée en boule au sol. Elle pleurait et criait de désespoir. Louise reconnut Gyanada.
— Que s’est-il passé ? s’écria Ugo, en se jetant auprès de sa partenaire. Gya, il s’est passé quoi ?
Des larmes roulaient sur les joues de la jeune femme au teint hâlé lorsqu’elle releva la tête.
— Mia, souffla-t-elle. Mia…
Le garçon la prit dans ses bras et se mit à pleurer avec elle. Alors que la quantité de monstres commençait à diminuer, Lucas se tourna vers Louise et Irinushka, qui attendaient une explication.
— Jacques s’est pointé, annonça-t-il. Il a tiré sur Mia…
Lui aussi semblait ému.
— Elle a disparu dans un nuage de fumée grise. Comme Sibylle, finit-il, presque en murmurant.
***