Le chant du coq, ou plutôt des coqs qui se mirent en action l'un après l'autre, comme des rappels programmés sur le réveil, nous tirèrent du sommeil. Peu après, j'entendis des bruits de moteur et des claquements de portières : les bénévoles commençaient à arriver. Je forçai Sacha à s'activer en le secouant un peu.
- Il faut qu'on se lève.
Je sautai dans mon pantalon et enfilai un pull tandis qu'il s'étirait en bâillant. Quelques minutes plus tard, une tête se risquait par l'entrebâillement de la porte dans notre chambre de fortune. Je reconnus un agent spécialiste des ânes dont j'avais fait la connaissance le jour précédent. Ma mauvaise mémoire des noms me jouait des tours, mais j'étais presque sûr qu'il s'appelait Adrien.
- Vous avez passé une bonne nuit ?
J'acquiesçai en espérant qu'aucune trace de la querelle n'était plus visible sur mon visage.
- Je vais aller nourrir les chevaux, vous voulez m'accompagner ?
Rien ne s'opposait à ce nous le suivions.
- Tu viens, Sacha ? appelai-je.
- Hum !
Il arriva derrière moi, les cheveux en bataille, se montrant à nouveau incapable de prononcer une vraie réponse, tel un enfant de cinq ans. Face à des inconnus, il n'était plus le garçon avec qui j'avais passé la soirée. En un sens, cette attitude le rendait mignon, mais elle sonnait aussi terriblement faux.
Le soleil pointait tout juste le bout de son nez, colorant les nuages de rose. Adrien, qui avait pris un peu d'avance, revint vers nous avec une brouette chargée de foin. Nous prîmes tous les trois le chemin des boxes. Notre arrivée fut acclamée par le hennissement des bêtes. Adrien livra le petit-déjeuner à l'aide d'une fourche, un cheval après l'autre.
- S’il te plaît, tu pourrais prendre le balai posé là et pousser dans les boxes ce qui tombe à côté ? demanda-t-il.
J'ignorai auquel de nous deux il s'adressait, mais je m'empressai de chercher des yeux le balai dont il parlait pour ne pas rester à le regarder les bras ballants.
Quand nous arrivâmes au boxe de Symphonie, je constatai que son antérieur blessé était serré dans un plâtre.
- Eh non, on peut pas lutter contre la nourriture ! se mit à rire Adrien.
En me retournant, je vis qu'il parlait à Sacha et je me demandai quel geste ou quelle tête mon ami avait bien pu faire pour que le soigneur lui dise cela.
- T'inquiète, je suis sûr qu'elle s'intéressera à toi une fois qu'elle aura fini de manger, ajouta ce dernier.
Je n'avais rien manqué, sinon la tentative – ratée – de Sacha de caresser la jument. Il lui restait de son essai encore un peu de rose aux joues.
- Traînez pas ! On a encore du pain sur la planche.
Adrien lançait ses encouragements à la cantonade, comme si nous étions une armée de bras réellement utiles. Il nous emmena dans une partie du centre que nous n'avions pas encore découverte, située à l'arrière des écuries. Là s'offrirent à notre vue des prés de plusieurs hectares. Le soleil passa pour de bon entre les nuages de l'aurore, faisant briller l'herbe rase de fin d'hiver. Je regardai tout cela la bouche ouverte, aspirant en moi l'étendue scintillante. Comme un idiot, je tenais encore mon balai à la main.
Adrien s’approcha de la clôture. Il attrapa la poignée qui tenait le cordon le plus proche du sol, l'accrocha à celle qui se trouvait juste au-dessus et répéta l'opération avec la dernière pour soulever tous les fils d'un coup, nous ouvrant le passage d'une main de maître. J'eus la présence d'esprit de remettre le balai entre les mains de Sacha afin de pousser librement la brouette à l'intérieur du pré.
Au loin, un troupeau de chevaux hétéroclite leva la tête en nous voyant approcher de leur râtelier. L'un deux, un petit noir, se décida à venir vers nous d'une démarche nonchalante. Le reste de la troupe lui emboîta le pas. Le poney noir passa sans s'arrêter devant le tas de foin. Le voyant tendre l'encolure vers lui, Sacha eut enfin le plaisir de toucher le poil soyeux d'un équidé. Mais l'objectif du malicieux poney était tout autre : ses poches.
- Il se demande si tu as des friandises, traduisit Adrien. Si tu veux, tout à l’heure, on ira couper des pommes et des carottes.
L'idée eut l'air de plaire à Sacha qui émit un petit « hum » avec une lueur d’intérêt dans les yeux. Je pouvais donc me rassurer : il serait entre de bonnes mains pendant que j'irais faire des courses. Il était prévu qu'Eva m'y emmène en voiture après le déjeuner. L’heure de casser la croûte arriva rapidement. Adrien nous traîna derrière lui toute la matinée, d’enclos en remises et d’étables en poulaillers et, avant d’avoir eu le temps de réaliser, j’avais le ventre qui gargouillait. Nous retournâmes nous restaurer à l’office où je profitai d’être assis à une table pour dresser une liste de tout ce que je devais acheter.
- Tu fais quoi ? voulut savoir Sacha, me voyant raturer et réécrire trois fois le même mot.
Je lui exposai mes plans pour l'après-midi. Une vague d'inquiétude sembla monter en lui.
- Tu vas revenir, hein ? Martin ? dit-il, presque gémissant.
J'étais si absorbé par ma liste que je ne relevai pas l'incongruence de sa question, répondant évasivement :
- Ouais.
- Promis ? T'es pas en train d'essayer de partir sans moi ?
Il parlait trop, je n'arrivais plus à me concentrer. Je lâchai des yeux mon papier pour écouter ce qu'il me racontait et lui répondre une bonne fois pour toutes.
- Je comprends pas où tu veux en venir. Qu'est-ce que tu veux savoir, en fait ? lui demandai-je en fronçant les sourcils.
- Ben…
- Quoi ?
- On est dans un refuge, ici. Alors tu pourrais…
Ce qu'il sous-entendait était si extravagant que je crus, pendant de longues secondes, ne pas avoir compris. Mes yeux se firent tout ronds et un excès d'attendrissement déborda de mon cœur. J'ébouriffai ses cheveux déjà coiffés avec un pétard.
- Tu n'es pas un petit chien !
Il se laissa grattouiller le sommet du crâne, gêné de son adorable bêtise.
- Tu es prêt ? demanda Eva qui arrivait justement derrière moi.
- Oui, cheffe !
Avec un clin d'œil, j'adressai un dernier mot à Sacha avant de partir :
- Je te quitte deux ou trois heures mais, après ça, tu me verras tellement que tu en auras marre de moi.
Il fallut faire plusieurs magasins avant que je ne trouve mon bonheur. La patience de mon accompagnatrice fut une fois de plus mise à rude épreuve. Elle parvint malgré tout à mettre de côté son exaspération pour m’aider à choisir ce dont j’avais besoin et me donna même plusieurs bons conseils. Toutefois, la scène que Sacha et moi lui avions jouée le jour d’avant avait confirmé ses craintes et elle ne se priva pas de m’interroger sur nos désaccords :
- Vous aviez un problème, hier ?
- Tout est rentré dans l'ordre.
Je n'en étais pas bien sûr, mais je me voulais rassurant.
- Vraiment ? insista la jeune femme. Le cheval, ça n’avait pas l’air d’être dans ses plans.
Je poussai un soupir et m’efforçai de tempérer :
- C'est juste qu'il ne s'y attendait pas.
- Tu as eu toute la semaine pour lui en parler ! Pourquoi tu n’as pas…
- De toute façon, c’est moi le propriétaire, la coupai-je en plantant mon regard dans le sien.
Loin de se laisser impressionner, Eva revint à la charge :
- Il n'empêche que tu veux l'impliquer dans cette affaire. Avec tout ce que ça va entraîner.
Pour ne pas répondre, je fis mine de comparer deux étiquettes. La jeune femme intervint d’une voix lasse, l’air de se dire qu’il ne lui restait plus qu’à limiter les dégâts :
- Prends pas ça. C’est pas assez solide.
- Tu crois ?
- Oui, j'en ai eu une comme celle-là et elle n'a pas tenu longtemps.
Comme la discussion s'était reportée sur les articles que nous examinions, je pensais qu'elle ne se mêlerait pas davantage de nos affaires et je fus pris au dépourvu lorsqu’elle demanda :
- Sacha… C’est ton petit ami ?
À cette idée, une vague de chaleur s'épanouit dans mon ventre, la même que celle qui se diffusait par exemple quand je me disais que je lui avais pris sa virginité et qu'il avait pris la mienne. Je répondis après avoir lentement dégluti :
- Pas vraiment. Disons plutôt mon « colocataire ».
Je me raclai la gorge en réalisant l’ambiguïté de mes mots. Eva ne chercha pas à creuser la question, mais rétorqua sournoisement :
- Eh bien, j’ai le pressentiment qu’il ne va pas rester ton colocataire très longtemps.
« Et ce sera bien mérité », ajoutait son regard. Je pris le plus grand plaisir à la détromper :
- Sacha n’a pas d’autre endroit où aller.
Immédiatement, je sus que j’avais fait une erreur en révélant cette information.
- Il s’entend mal avec sa famille ? voulut savoir Eva.
- Il n’a pas de famille, grinçai-je, bien forcé de dire la vérité.
Mon interlocutrice en resta bouche bée. Alors que je commençais à dériver vers un autre rayonnage, elle me tira violemment par la manche. Elle attendait la suite.
- Je l’ai rencontré… par hasard…
À l’idée de revenir encore sur cette histoire, je me sentais épuisé d’avance. Mais Eva ne me lâchait pas et je dus obtempérer.
- C’est pire que ce que je pensais, dit-elle quand j’eus terminé, sans préciser si elle parlait de la situation ou bien incriminait ma santé mentale.
- Y a pas de quoi en faire un drame, m’irritais-je tandis qu’elle clignait des yeux, comme cherchant à s’extraire d’un cauchemar.
- Tu te fais passer pour un adulte responsable, mais t’es juste un putain de narcissique.
- Pardon ?!
- Tu crois que tu peux trimballer Sacha comme un objet ? T’es déjà bien gentil de le loger et de le nourrir, alors il n’a pas à donner son avis, c’est ça ?
- C’est faux. C’est complètement faux.
- Ah oui ? Alors laisse tomber. Tout de suite. Signe les papiers d’abandon.
Ma respiration se bloqua. C’était trop tard. J’avais déjà pris certaines dispositions qui m’empêchaient de revenir en arrière. Et puis, ça n’aurait eu aucun sens de tout arrêter maintenant. À la fac, tout le monde voulait me voir vivre cette aventure. D’abord, j’avais promis d’aider à payer les soins de Symphonie…
Eva avait de plus en plus de mal à se maîtriser.
- Mais qu’est-ce que tu foutais sur ce champ de courses ? Qu’est-ce que tu…? Bordel !
Cette fois, je m’apprêtais à esquisser un début de réponse lorsqu’elle me coupa tout net :
- Je veux pas le savoir. Je veux rien savoir. Vous vous débrouillez entre vous.
Je bouclai mes achats et nous regagnâmes le refuge dans un silence de mort. Quand, une fois de retour, j'eus finis d'installer mes nouvelles affaires, la nuit était presque tombée. J’allai retrouver Sacha qui me fit la fête, aussi heureux de me revoir que s'il avait gagné à la loterie. Sa joie contrastait bizarrement avec l’abattement qui m’avait gagné. Face à lui, je fis de mon mieux pour ne pas laisser transparaître les marques de ma dispute avec Eva.
- Tu t'es pas ennuyé ?
- Aurélien m'a montré comment panser Symphonie.
- Aurélien ?
Sacha me désigna Adrien qui se dirigeait vers sa voiture en nous faisant un signe de la main.
- Ah, enregistrai-je une preuve de plus de ma mémoire défectueuse.
- C'est dommage, dit Sacha, j'ai l'impression qu'on n'a pas vraiment profité du week-end ensemble.
Je ne pouvais que l'approuver et m'en mordais les doigts. J'aurais tout donné pour assister à son premier contact avec la jument, pour le voir la rencontrer, du bout des doigts. Même si ça n’avait plus de signification particulière. Je m’efforçai de cacher ma déception :
- Je suis content que tu aies pu t’occuper un peu du cheval.
Sacha acquiesça d'un sourire. Puis, il leva les yeux vers le ciel assombri :
- On ne devrait pas rentrer, maintenant ? Tu as cours, demain.
- Te soucie pas de ça. On va remédier à ce week-end un peu pourri.
Délicatement, je le pris par la main et le menai vers un espace reculé du refuge.
- Martin ?
Installée derrière un bâtiment qui la protégeait du vent, aussi solidement arrimée que les mauvaises herbes qui l'entouraient, nous attendait, orange pétant, notre nouvelle maison.
- Une tente ?!