Le calme avait doucement repris le dessus. Nous étions retournés au refuge et, à la fin de la journée, adoptants et bénévoles étaient rentrés chez eux, nous laissant le bureau. Dans la pièce qui servait de salle commune, on avait déposé un oreiller et une couverture sur un vieux canapé tandis qu'un matelas avait été disposé sur le sol, à la place d'une table repoussée dans un coin. Je sortis de mon sac nos rations de camping qui me rappelèrent les souvenirs d'une semaine volée à la vie. À ce moment-là aussi, nous sortions d'une dispute.
- Bonbon à la menthe ?
Sacha me tendait une petite boîte en plastique vert.
- Arrête de penser aux mêmes choses que moi, maugréai-je.
- Je t'ai pas fait de bisous aujourd'hui, dit-il en se fourrant une friandise sous la langue, transgressant le règlement du dîner selon lequel les bonbons ne peuvent constituer ni une entrée, ni même un apéritif.
- J'en veux pas.
- C'est nouveau, ça.
Je ne pouvais plus les accepter, même si j'en mourais d'envie. Comme Sacha avait apparemment besoin que je lui explique le problème, me fixant curieusement avec sa sucrerie qui tournait dans sa bouche et heurtait bruyamment ses dents, je pris une grande inspiration pour me justifier :
- Tu ne m'aimes pas.
- C'est faux ! me contredit-il.
Il jeta la boîte de bonbons dans le sac où il l'avait prise et, bien que le tissu étouffât le choc, je perçus la force qu'il avait mise dans son geste.
- Tu n'es pas ‘‘follement amoureux’’ de moi, lui répétai-je ses propres paroles. Il n'y a aucun mal à ça. Ce sont juste les faits.
- Entre ne pas t'aimer et être follement amoureux, il y a une demi-mesure. De toute façon, je vois pas pourquoi je devrais avoir des sentiments pour quelqu'un que ça n'intéresse pas.
J'avais l'impression qu'il se foutait de moi, mais je n'avais plus la force de me battre avec lui.
- J'ai l'air de quelqu'un que ça n'intéresse pas ? soufflai-je seulement, déjà épuisé de cette discussion.
Je me sentais même trop fatigué pour changer de position alors qu'un douloureux engourdissement commençait à me courir dans les jambes. J'avais les remous du crépuscule dans les muscles, des lambeaux de nuages broyés par les braises du jour mourant. Personne n'avait pris la peine de baisser les stores mais la nuit se chargeait d'obstruer les fenêtres ; nous étions pris dans une cage à deux verrous : Sacha et Martin.
- Ce ne serait pas bien de t'aimer alors que tu n'as pas envie qu'on nous prenne pour un couple.
Il tenait son visage baissé sur ses mains qui à présent trituraient une cuillère, en remplacement des bonbons. Son nez se plissa à plusieurs reprises et je l'entendis renifler, comme si quelque chose dont il ne parvenait pas à se débarrasser lui piquait les narines.
- Qu'est-ce qui te fait penser ça ? le questionnai-je, trouvant sa réflexion étrange.
- Tu te rebiffes toujours quand des gens font une allusion au fait qu'on a l'air de sortir ensemble. Tu ne veux pas qu'on pense que tu es gay. D'ailleurs, la plupart du temps, tu évites de m'embrasser en public.
Une expression de grand scepticisme se peignit sur mon visage, les sourcils relevés très haut.
- Effectivement, quand je t'ai bécoté dans le métro, j'essayais désespérément de me cacher.
- Ça ne compte pas. Tu venais de voir des œuvres d'art, ça t'avait rendu saoul.
Mes sourcils firent une descente vertigineuse pour prendre le pli de l'exaspération.
- Peu importe, Martin, tu n'as jamais été très clair.
- T'es pire que moi.
Je me demandai comment nous pouvions prononcer autant de mots pour ne rien dire. Je ne savais toujours pas ce qu'il éprouvait pour moi, il n'avait pas l'air satisfait non plus et pas une seule fois nous n'avions évoqué le sort de celle qui se tenait malgré elle au beau milieu de notre relation.
Elle n'était pas très loin, quelque part dans ce vide, invisible, bouffée par un silence qui n'existait pas à Paris.
Nous commençâmes à manger : nos bruits de mastication dans le mutisme du monde valaient mieux que toutes les plaintes que nous aurions pu continuer d'émettre.
- Tu sais ? fit Sacha après sa dernière bouchée.
J'aurais voulu l'empêcher de relancer le moulin, mais sa rhétorique ne me le permettait pas.
- Non, je sais pas, répondis-je aussi bêtement qu'il me fut possible de le faire.
Alors, il partagea une pensée qui me surprit, car elle n'avait plus rien à voir avec nos échanges houleux :
- Ça me fait bizarre de pas être à la maison.
- Tu ne te sens pas bien ? m'enquis-je, songeant que nous passions vraiment le pire des week-ends.
- Si, me surprit-il encore. J’ai pas peur, j'ai envie de goûter l'inconnu. Parce que t’es avec moi. Et je suis content d'être là avec toi.
Il me fallut du temps pour trouver une réponse, une réaction. Je ne m'attendais pas à cela. Bien sûr, j'étais touché, mais surtout impressionné. Je me demandais comment il était capable de dire quelque chose d'aussi bienveillant à mon égard dans cette ambiance de tension. Ne l'irritais-je pas autant qu'il m'irritait ?
En détaillant les lieux, je compris ce qu’il voulait dire. Il avait raison, l’endroit était déroutant. Nous n'étions pas dans un foyer chaleureux. La bâtisse était un lieu de passage. Des gens venaient ici quotidiennement. Sans doute avaient-ils beaucoup ri tous ensemble. Peut-être, aussi, avaient-ils été tristes ou en colère, comme Sacha et moi. Mais toutes ces émotions étaient fugitives ; il avait fallu scotcher au mur des clichés pris sur le vif pour espérer en garder une trace. Et là encore, les photos avait quelque chose d’impersonnel. D’interchangeable. Les mêmes expressions se répétaient d’une image à l’autre et ceux qui les affichaient, humains ou animaux, n’étaient jamais les mêmes. Pour nous qui ne reconnaissions pas un seul visage, ces photos, qu’elles montrent ou non des sourires, avaient toutes quelque chose de froid. Le mobilier ne dégageait pas plus d’émotions : standard, démodé, il ne disait rien des gens qui l’utilisaient. Personne n'avait d'attachement particulier pour les dossiers qui garnissaient les étagères, ni pour l'ordinateur qui remplissait chaque jour ses fonctions machinales, ni pour le vieux canapé sur lequel Sacha venait de s'asseoir.
Sacha, en revanche, avait la clarté d’un phare dans ce décor obscur et je sentais, au fond de moi, mon attachement pour lui.
- Eh, soufflai-je, en ayant assez de tourner autour du pot.
C'était un peu comme son « Tu sais ? ». Il posa son attention sur moi.
- Quand je te murmure « mon amour » et qu'en plus je dis que je le pense, je peux difficilement être plus clair.
Il sourit légèrement, toujours un peu tristement, ses yeux encore rivés sur ses mains, m'empêchant de croiser son regard. Je l'incitai activement à me dire à son tour ce qu'il ressentait :
- Sacha ?
Il se mordillait l'intérieur de la joue et je compris que j'attendrais vainement une réponse. J'essayai de ne pas montrer ma déception et m'assis à côté de lui. Des lèvres, j'effleurai la commissure des siennes d'où peut-être gouttaient quelques bribes de ses pensées intérieures. Il me laissa faire sans me repousser ni m'attirer contre lui. Je préférai ne pas m’attarder et allai remettre de l'ordre dans les affaires étalées. Pendant un instant, le souci de ne pas réussir à fermer mon sac me détourna des autres tracas. Il me fallut ensuite sonder le sol à la recherche d’un bouchon de bouteille qui était parti rouler dans un coin.
- À côté du matelas, m'indiqua Sacha.
- Ah oui, merci.
Enfin, j’installai ma couchette sur ledit matelas. Me voyant à l’œuvre, mon compagnon m'imita avec le canapé.
- Bonne nuit, Sacha, dis-je une fois que les lits furent faits.
- Bonne nuit, Martin.
L’interrupteur se trouvait près de la porte. J'allai éteindre la lumière avant de rejoindre ma couchette à tâtons et de me glisser sous la couverture. Quelques minutes plus tard, quelque chose, quittant la place qui lui était attribuée, se faufilait à mes côtés. Je l'entendis grogner :
- Zut, j'ai oublié mon oreiller sur le canapé…
Je poussai un soupir d'indulgence et me tournai sur le dos, présentant mon ventre, mon torse, mon épaule pour remplir cet office. Tout de suite, un poids se déploya à la surface de mon être. Sans doute était-ce celui de la réconciliation.