42. Les limbes

Astrée n’y voyait rien, mais elle courait tout de même. L’obscurité totale succéda à la pénombre, et seules ses paumes contre les parois acérées parvenaient à la guider un peu. Mais guider vers où ? Elle n’avait souhaité que fuir. Mais si dans un premier temps son prénom s’était répercuté en écho avec urgence puis panique, à présent elle n’entendait plus rien. Était-elle finalement seule ? Les fantômes l’avaient-ils abandonné à leur tour ? Elle avait tellement prié que ce soit le cas, mais désormais totalement esseulée, complètement perdue, elle se disait qu’un peu de compagnie n’aurait pas été de trop. Où était la mégère du XIXème siècle lorsqu’on avait besoin d’elle ? Ne souhaitait-elle pas revenir critiquer sa tenue ? 

Au loin, un éclat lumineux manqua de l’aveugler. Astrée pouvait maintenant discerner le bout de cette galerie. 

— Y a quelqu’un ? s’entendit-elle demander d’une voix faiblarde.

D’une main, elle releva le bas de sa cape, et de l’autre entreprit de prendre appui contre le mur pour se diriger vers la source lumineuse qui s’amenuisait de seconde en seconde. 

— S’il vous plaît, implora-t-elle en débouchant dans un tunnel perpendiculaire au sien.

Deux silhouettes s’immobilisèrent et tournèrent en sa direction, leur visage blafard. Entre eux, un brancard sur lequel gisait un ou plusieurs squelettes. Astrée manqua trébucher de surprise, et se rattrapa de sa main contre une irrégularité de la paroi. L’éclat projeté de la torche d’un des deux hommes illumina l’orbite creuse du crâne auquel Astrée venait de se raccrocher. Brusquement, elle réalisa que ce mur n’était composé que de cela. Des crânes. Des milliers de crânes qui la contemplaient sans la voir. Son cri de terreur déchira le voile du temps. Les deux hommes avaient disparu, et avec eux la lumière.

Sa course effrénée redoubla d’intensité. Elle n’était pas bien sûre de ce qui l’animait. Ce n’était plus un simple désir de fuite, Charlotte, elle, avait bien vite été oubliée. Tel Thésée, Astrée errait dans un labyrinthe. Mais à la différence de ce dernier, elle voulait trouver la sortie sans avoir à passer par la case Minotaure. Le souffle court, la sueur froide, elle paniquait. Allait-elle mourir ainsi, perdue dans les limbes, squelettes parmi les squelettes ? 

Au loin, une lueur clignota. Aussi épileptique que son palpitant, une lampe au mur crachait son faible filet lumineux par intermittence. Elle était reliée à une autre quelques mètres plus loin via un câble électrique. Astrée s’empara de ce fil d’Ariane à pleine main, et suivit l’itinéraire qu’il lui imposait. Les lampes en cage se rapprochaient entre elles, tournaient à droite, puis s’engouffraient dans un local dont la lumière blanche éclaboussait le sol sablonneux du tunnel. Une sortie ? Non, puisqu’on était encore probablement au milieu de la nuit, et que la lumière du jour était totalement à proscrire. Mais Astrée avait depuis longtemps perdu toute notion du temps. 

Aussi s’engouffra-t-elle avec espoir au travers de cette ouverture, dépassa la porte blindée sans y prêter attention, et ne s’immobilisa qu’en se trouvant face à trois costumes noirs à la culotte bouffante et au veston amidonné ceinturé de cuir. La terreur la submergea totalement à la vue de ce bandeau rouge autour de leur bras, et la swastika en son centre. Les injonctions fusèrent immédiatement dans cette langue à laquelle elle ne comprenait rien. 

Entschuldigung… Ich bin verloren, s’entendit-elle répondre malgré tout sans la moindre pointe d’accent.

Une maîtrise parfaite qui désarçonna ses interlocuteurs un instant. Un instant seulement, car après un léger flottement, l’un d’eux tira un pistolet de son ceinturon, et braqua le canon en direction de la jeune femme. La balle ricocha loin derrière Astrée que la terreur décuplée avait rendue plus vive que jamais. Pourtant, les bottes noires la talonnaient. Elle les entendait à ses trousses, et maudissait ces lampes qui la rendaient bien trop visible. Elle tourna un nombre incalculable de fois, armée de la seule volonté de les semer. Sans jamais y parvenir. Gauche. Droite. Droite. Gauche… non, droite ! Et puis un cul de sac sous forme d’alcôve. Ils étaient là. Elle le savait. Elle les entendait, elle les sentait. Elle eut juste le temps de s’affaler au sol, en s’interrogeant sur le résultat des analyses carbone, lorsqu’on retrouverait ses ossements du XXIème siècle, une balle nazie fichée entre les deux yeux, que le SS se matérialisait déjà devant elle. Lui et son arme désuète la dominaient de toute sa hauteur d’homme. D’un ricanement sinistre il profita de sa position de force, et de cette proie à sa merci. Et bientôt, deux acolytes vinrent se flanquer à ses côtés. Ils obstruaient la sortie de l’alcôve. Astrée ne pouvait plus fuir. Si tant est qu’elle en ait encore la force. 

Le nazi arma son pistolet dans un cliquetis à gerber. Astrée, dans un stupide sursaut, tira sa seule arme personnelle, son appareil photo, de sous sa cape, arma le flash, et pressa à l’instant où l’Allemand en faisait de même sur la gâchette. La balle ricocha bien au-dessus des cheveux de la jeune femme. Elle l’avait aveuglé. Forte de ce constat, elle répéta l’opération encore et encore. Il y eut d’abord des exclamations de surprise, puis d’agacement. La rage se fit entendre enfin. Et brusquement le silence. D’un dernier coup de flash, Astrée s’assura que les nazis avaient bien rejoint leur époque, ou elle la sienne, et s’étrangla dans un sanglot d’agonie et de soulagement. 

Elle n’était pas morte. Mais pour combien de temps encore ? Les mains tremblantes, elle lâcha l’appareil au sol et s’effondra tout aussitôt. Ses larmes vinrent se mêler à l’humidité ambiante, et ses pleurs aux lamentations des damnés qui occupaient les murs. Elle pleura si fort qu’elle eut le sentiment que toutes les catacombes pourraient l’entendre. Si seulement… Elle songea à son frère, puis à Simon qui avait peut-être déjà remarqué son absence. Qu’allait-il bien pouvoir dire à Pâris ? Comment expliquer sa disparition ? Si seulement elle pouvait signaler à quelqu’un qu’elle se trouvait à proximité d’un bunker. Il ne devait pas y en avoir tant que ça dans les catacombes. Alors, elle se rappela la présence de son portable dans la poche intérieure de sa cape. Les mains agitées d’espoir, elle s’en empara avant d’hurler de frustration en constatant l’absence de réseau. Elle était ensevelie bien trop profondément sous terre. Putain de carrières ! 

Elle implora si fort son frère de lui pardonner cet énième abandon qu’au bout de quelques instants éternels, elle fut persuadée de percevoir sa silhouette se matérialiser dans la lueur faiblarde de la veille de son téléphone. Son cerveau à l’agonie lui offrait-il une dernière vision de son autre ? 

— Pardon, sanglota-t-elle en direction de l’apparition. Pardonne-moi…

— Astrée ? lui répondit cette dernière avec surprise.

Dans un élan de panique, Astrée récupéra le téléphone au sol, et braqua la torche de ce dernier en direction de la vision qui avançait vers elle. Pâris s’immobilisa, une main en visière, avant que la jeune femme n’oblique le faisceau vers le plafond. Une seconde plus tard, elle projetait son petit corps contre le sien, et s’agrippait de toutes ses maigres forces à cet être de chair et d’os. Il n’avait plus rien d’une hallucination. Il était palpable et l’ensevelissait dans une étreinte salutaire. Elle ne comprenait pas pourquoi ni comment il se trouvait là, mais l’important était qu’il s’y trouvait. Elle n’était plus seule, et en pleura de soulagement contre son cou. 

Ils échouèrent ensemble, à nouveau sur le sol, et Pâris s’employa à consoler sa sœur de ce chagrin dont il ignorait tout. Il développa des trésors de patience, s’arma de toute la douceur et la tendresse dont il était capable pour sécher les larmes, apaiser les sanglots, et remettre de l’ordre dans les battements cardiaques féminins. Rompue de fatigue, Astrée aurait pu s’endormir là, tout contre lui, protégée par ses bras rassurants et familiers. Juste fermer les yeux et se reposer un peu. Pas longtemps. Cinq minutes, seulement cinq minutes. Mais la voix de Pâris troua le silence avec une question. 

— On est où ? demanda-t-il en observant autour de lui. 

Une question ridicule qui tira instantanément Astrée de sa torpeur. Comment pouvait-il s’interroger sur l’endroit où ils se trouvaient ? Ne venait-il pas d’arpenter ces mêmes tunnels pour la retrouver ? Elle se redressa, se détacha de ce corps pour mieux observer les traits de son frère, et remarqua seulement son torse nu et ses cheveux en désordre. Était-ce du dentifrice autour de sa bouche ? Cela n’avait aucun sens. 

— Dans les catacombes, s’entendit-elle répondre avec suspicion.

Malgré l’évidence que cela aurait dû représenter, la surprise de Pâris sembla bien réelle. Et la pointe de panique qui s’ensuivit, aussi. 

— Comment peux-tu ignorer où nous nous trouvons alors que tu viens à l’instant de m’y rejoindre ? Et pourquoi es-tu torse nu ? 

D’un geste autoritaire, elle ôta sa cape pour la répandre sur les épaules de son frère. La température dans les galeries ne devait pas dépasser les quatorze degrés, et l’humidité était telle que le jeune homme serait mort de froid bien avant qu’ils n’aient le temps de trouver une sortie. 

— Tu m’appelais alors je suis venu, se contenta-t-il de répondre en évitant son regard.

— Oui, mais pour m’entendre c’est que tu ne devais pas être bien loin. Où étais-tu ? 

Il ne répondit pas et se mura dans un silence des plus inquiétants. Alors, Astrée s’empara du visage fraternel à deux mains, et planta ses prunelles dans les siennes.

— Où étais-tu ? demanda-t-elle à nouveau fermement mais doucement.

— Tu vas me prendre pour un fou.

— J’en doute, affirma-t-elle sans lui lâcher le visage. 

Les avait-il suivis, Simon et elle jusqu’à la soirée ? Avait-il fait partie de ceux qui s’encanaillaient dans l’une des salles sombres jusqu’à ce qu’il apprenne qu’elle avait disparu dans les tunnels, et ne se lance à sa poursuite ? Mais dans ce cas, comment pouvait-il ignorer se trouver dans les catacombes ? Où était-il ?

— À la maison, dans la salle de bain. Je me brossais les dents. 

Pardon ? Sous le regard interloqué d’Astrée, Pâris arracha son visage à ses doigts, et baissa les yeux vers le sol accidenté.

— Je t’avais dit que tu allais me prendre pour un fou, reprit-il d’une petite voix tandis qu’il meurtrissait sa lèvre inférieure de ses dents. C’est ce que j’ai pensé aussi, tu sais ? J’ai cru que j’étais fou. Jusqu’à ce que Benjamin constate que je ne délirais pas.

Benjamin ? Que venait-il faire dans cette histoire ? Pâris avait redressé tête et regard, et plantait ce dernier dans celui de sa sœur. Comme pour la mettre au défi de douter de lui.

— Je ne te prends pas pour un fou, lui assura-t-elle alors. Simplement, je ne comprends pas. Explique-moi. 

Comment pourrait-il en être autrement ? Elle avait passé ces derniers mois à osciller tranquillement entre présent et passés, et à s’entretenir avec des personnes depuis longtemps disparues, elle n’était pas vraiment en position de traiter qui que ce soit de fou. Ne venait-elle pas, justement, de se trouver sous la menace d’une arme nazie ? Niveau degré de folie, il existait peu de chances que Pâris puisse rivaliser.

— Parfois… commença-t-il après une légère hésitation et une profonde inspiration. Parfois, je me trouve à un endroit, et brusquement je suis dans un autre. 

Astrée redressa la tête si vivement que son front manqua d’aller cogner dans le menton de son frère. Ils étaient si proches, repliés sur eux-même au fond de cette toute petite alcôve. Leur voix n’étaient que murmure, mais celle de Pâris sembla s’éterniser dans le crâne de sa sœur. Cette confession arrachée de force faisait si pleinement écho à ce que vivait Astrée que son regard s’illumina et Pâris se rasséréna. 

— Tu te retrouves dans une autre époque ? demanda-t-elle pleine d’espoir.

— Quoi ? Non, évidemment que non. Juste à un autre endroit. 

Sous le poids des sourcils froncés de son frère, Astrée eut le sentiment que c’était elle qui passait pour folle, à présent. La flammèche de ses espoirs se trouva noyée sous des trombes d’eau glacée.

— Au début c’étaient juste des murs ou des portes que je semblais traverser, reprit-il en fixant la paroi de son regard vide. J’étais dans la chambre, je m’apprêtais à sortir, et en un seul pas je me retrouvais dans le couloir sans avoir ouvert la porte ou passé le seuil. 

Astrée revit toutes ces fois à Beynac où Pâris lui avait semblé sonné et inquiet. Elle se remémora la conversation avec Benjamin le soir du tournoi. Il l’avait prévenue, il lui avait dit que le comportement de Pâris était suffisamment étrange pour s’en inquiéter. Et elle n’avait rien fait. Trop obnubilée par ses propres soucis. Trop obsédée par le besoin d’entrer dans la tête d’un autre homme pour s’interroger ne serait-ce qu’un peu sur ce qu’il se déroulait dans celle de son propre frère. 

— Je sais, ça sonne complètement dingue, poursuivait-il. Et je t’assure que j’ai longtemps pensé l’être. J’ai rien dit à personne, je ne voulais pas qu’on me juge. Mais ça s’est intensifié, et il y a quelques semaines, en quittant mon lit, je me suis retrouvé aux pieds de celui de Benjamin. Ou plutôt aux pieds de celui de la nana chez qui Benjamin avait découché… à l’autre bout de la ville.

Benjamin. Voilà pourquoi et comment il avait été mêlé à cette histoire. Pâris n’avait pas fait le choix délibéré de l’en informer avant elle. Elle s’en trouva rassurée, et s’en voulut immédiatement de cette jalousie excessivement mal placée en pareilles circonstances. 

— Ça a débuté quand ? demanda-t-elle brusquement dans un effort de réflexion.

— Un peu après ton départ pour Beynac.

Comme pour elle et les tout premiers souvenirs de rêves. Comme pour elle et les bonds de plus en plus aléatoires dans le temps. Elle avait beaucoup songé à la question, elle l’avait même étudiée des nuits durant dans le secret de sa chambre. Pendant que les siens l’imaginaient en train de réviser son droit, elle s’occupait à relier d’invisibles points entre eux. Elle en était toujours arrivée à la même conclusion : tous les phénomènes étaient apparus en même temps que le Russe. En même temps que Syssoï.

— Tu ne me prends pas pour un dingue ? s’étonna Pâris en la tirant de sa réflexion.

— Non.

— Pourquoi ?

— Longue histoire. Mais une chose est sûre, Pâris, qu’il fasse mumuse avec mon cerveau, c’est une chose. Qu’il s’attaque au tien, ça ne va pas le faire du tout. J’ai supporté plein de choses, tu sais ? Mais maintenant, il faut que ça cesse !

Astrée s’était animée en parlant. Astrée s’était relevée en protestant. Sous le regard perdu de son frère, elle époussetait les pans de sa jupe avec détermination.

— Je ne comprends pas, l’informa-t-il en ne sachant pas très bien s’il devait la suivre ou non. 

— Moi non plus. Pas totalement. Mais ça viendra. Je vais aller chercher les réponses dont on a besoin, même si je dois les arracher de force et tout exploser sur mon passage, affirma-t-elle en le dépassant pour balayer le tunnel du faisceau de la torche de son portable. Mais avant toute chose, on va devoir sortir d’ici. J’imagine que tu ne contrôles rien et que tu ne peux pas nous téléporter à l’extérieur ?

Pâris secoua la tête en se redressant à son tour. Drapé dans la cape de sa sœur, il contemplait cette dernière dans un mélange entre incrédulité et fascination. 

— Ta capacité à simplement accepter tout ce que je viens de te raconter sans broncher est juste… prodigieuse. 

Aussitôt, elle rebroussa chemin et s’empara du menton de son frère. Elle serra si fort en maintenant son regard dans le sien, qu’un éclat de panique passa sur la rétine fraternelle.

— Ecoute-moi bien, Pâris. Tu n’es pas fou, et tu n’es pas seul.

— T’es en colère, constata-t-il.

— Pas contre toi. 

Elle aurait pu lui dire qu’elle était en colère depuis trop longtemps, peut-être même était-elle née en colère, mais le simple fait de savoir qu’il n’en était pas la cause sembla suffire à le satisfaire. 

— Est-ce qu’au moins tu peux me dire ce qu’on fait dans les catacombes ? 

Armée de sa torche qui balayait le sol avant qu’ils n’y posent le pied, elle consentit à lui expliquer la définition d’une soirée selon Simon, puis la rencontre avec Charlotte, et sa fuite éperdue dans les tunnels labyrinthiques. Si Pâris n’eut pas la moindre réaction à l’évocation de Simon, et une simple ébauche à la mention de la danseuse, il s’immobilisa en jurant lorsqu’elle fit allusion à sa stupide décision de se mettre à courir sans but et sans plan dans les méandres de Paris. 

— Et comment tu comptes nous faire sortir de là alors que tu n’as aucune foutue idée de l’endroit où l’on se trouve ? accusa-t-il après l’avoir copieusement incendiée pendant de longues minutes. 

— Je vais simplement demander mon chemin, annonça-t-elle tranquillement en observant autour d’elle.

— Astro, j’essaye très très fort de ne pas péter un boulon, mais ce que tu dis n’a aucun sens. Demander ton chemin à qui ? On est seul, bordel ! 

— Pas tout à fait, se contenta-t-elle de répondre.

Astrée ne savait rien du fonctionnement de la chose, et ignorait si ce qu’elle s’apprêtait à tenter aurait le moindre effet. Mais elle se devait d’essayer avant de se résoudre à errer dans les galeries à la recherche d’un fantôme qui daignerait bien vouloir se montrer. 

— Hé oh ! brailla-t-elle dans le couloir. Je suis dispo, les gars.

Rien. Personne. Hormis ce frère qui s’interrogeait très clairement sur ses agissements. Si seulement elle avait su comment localiser le bouton on/off. Les bonds jaillissaient toujours de manière incontrôlable et hasardeuse. Elle ne pouvait les empêcher. Et, visiblement, elle ne pouvait pas non plus les déclencher. Tant pis, il lui restait le bunker et sa possible sortie à proximité. En espérant que, cette fois, les nazis ne se montreraient pas. 

D’un geste autoritaire, elle s’empara de la main de son frère et l'entraîna à sa suite en direction de ce qu’elle avait cherché à fuir. Dans le feu de l’action, tout avait été si vite, aussi revint-elle plusieurs fois sur ses pas, en constatant avoir tourné au mauvais endroit. Et bientôt, les lampes en cage refirent leur apparition. Allumées. Cela aurait dû alerter Astrée, mais en compagnie de son frère, elle se sentait bizarrement invincible. A l’épreuve des balles. La porte du bunker demeurait ouverte et crachait toujours son rai de lumière blanche contre le sol. Il allait falloir se montrer discret. D’un index contre ses lèvres, elle intima Pâris au silence. Si lui ne pouvait les voir, l’expérience lui avait démontré qu’eux pourraient l’entendre. Sur la pointe des pieds et en longeant le mur opposé, ils dépassèrent la porte, et Astrée s’autorisa à respirer à nouveau. Pâris, docile, suivait sans comprendre. 

Maintenant, logiquement, il devait leur suffire de suivre les lampes qui ne manqueraient pas de les conduire vers la sortie la plus proche. Et prier, aussi, pour que cette dernière n’ait pas été bétonnée entre-temps par la ville de Paris. 

— Stop !

L’ordre avait jailli si brutalement, qu’Astrée se figea immédiatement. Elle avait bien conscience de ne plus être invincible, désormais. Une poigne ferme lui attrapa le haut de la manche et l’obligea à se retourner face à l’homme et à son arme. Sa dégaine, ses rangers et la cigarette qui s’accrochait négligemment à sa lèvre inférieure offrirent la possibilité à Astrée d’expirer à nouveau. Un souffle aux allures de soulagement tandis qu’elle esquissait un faible sourire. Dans le dos du soldat d’autres s’activaient à inspecter et vider le bunker.

German ? insista-t-il devant le mutisme des deux intrus.

French, lui répondit Astrée de sa voix la plus douce et innocente.

L’Américain sembla se détendre un peu, et Astrée y vit une brèche dans laquelle s’engouffrer. Dans un anglais parfait qu’elle nuança d’une pointe d’accent qu’elle n’aurait pas eu spontanément, elle prétendit s’être perdue en voulant faire la maligne auprès de son frère. Elle minauda jusqu’à ce que le soldat accepte de les escorter en direction de la sortie. Ce dernier poussa même la politesse jusqu’à les précéder dans l’escalier, puis le long du tuyau vertical qui les ramenèrent à la surface. Ils émergèrent au milieu d’un parc, tandis que le G.I retournait dans son trou. Dans un clin d'œil à l’attention d’Astrée, il referma les deux plaques qui obstruaient l’entrée du tunnel, et une fraction de seconde plus tard, à peine le temps d’une respiration, la pelouse avait remplacé la sortie qu’ils venaient d’utiliser. Au XXIème siècle, cet accès n’existait plus. 

— C’était qui ? C’était quoi ? 

A nouveau seul, Pâris avait lâché la main de sa sœur et s’autorisait enfin à s’exprimer. Astrée, de son côté, le nez en l’air, cherchait à identifier le lieu où ils se trouvaient. Un parc, comme il en existait des milliers à Paris. En pleine nuit. 

— Ils sortaient d’où ces mecs ? Tu les connaissais ? poursuivait-il.

— Des soldats américains… 1944 ou 45, je dirais. Tu les as vu aussi ? 

Si elle répondait à son frère, Astrée ne lui accordait que peu d’attention. Elle avait remonté le bas de ses jupes, et entreprenait d’enjamber les parterres de fleurs pour rejoindre le chemin de graviers du parc. Il lui en fallait sortir afin de pouvoir trouver un nom de rue ou de place qui lui permettrait d’apprendre où ils se trouvaient exactement. 

— Qu’est-ce que tu racontes ? Arrête-toi ! Explique-moi ce qu’il vient de se passer, bon sang…

Mais elle ne s’arrêtait pas. Elle avait d’autres projets plus urgents. Expliquer à Pâris pouvait attendre encore un peu. 

— Tout à l’heure si je t’ai dis que tu n’étais pas seul, c’est parce que tu ne l’es pas. Moi aussi, je vis des choses étranges, annonça-t-elle en poussant la petite grille du parc pour débouler en pleine rue déserte.

— Tu vois des gens morts ? 

— Non, je vois des vivants. Du moins le sont-ils encore lorsque je les rencontre. C’est moi, qui ne suis pas née, encore. 

Au bout de la rue, elle s’immobilisa à la recherche d’une plaque de rue, et lorsque ce fut chose faite, entreprit d’en entrer le nom dans son téléphone portable.

— Toi tu te téléportes d’un lieu à un autre, et je fais pareil, poursuivit-elle presque tranquillement. A un détail près. De mon côté, je passe d’une époque à une autre.

— Et… tu vas bien ? demanda-t-il, finalement, lorsqu’elle lui accorda enfin un peu d’attention.

— Non.

Elle ne lui mentait pas. Jamais. Non, elle n’allait pas bien, et non elle n’oserait pas lui prétendre le contraire. D’un geste tendre, elle resserra les pans de la cape autour du buste de son frère. Il faisait bien moins frais, désormais, mais tout de même. Il la dominait de plusieurs têtes, et pourtant semblait si petit et vulnérable en cet instant. Astrée força un sourire.

— Pourquoi ça nous arrive à nous ? l’interrogea-t-il.

Si seulement elle pouvait avoir la moindre réponse à lui apporter. Au lieu de quoi, elle s’était ensevelie la tête sous terre, préférant le déni tellement plus compatible à son cartésianisme, au lieu de véritablement réfléchir à la question. 

— Je vais aller te chercher cette réponse.

— Je ne viens pas avec toi ?

— Pas cette fois.

Si elle était prête à s’en ouvrir sur de nombreux points, il demeurait un aspect bien particulier de ces phénomènes qu’elle ne pouvait confier à son frère. Trop honteux. Bien trop personnel. Peut-être aurait-elle dû, peut-être aurait-il fallu qu’elle lui en parle également. Au lieu de quoi, elle le renvoya chez eux, pendant qu’elle partait de l’autre côté. 

Pâris observa sa sœur s’éloigner puis disparaître à l’angle de la rue. S’il n’était sûr de rien, il se doutait de l’identité de la personne que sa sœur s’apprêtait à visiter. Et il n’aurait pas aimé être à la place de ce dernier.

 

 

 

* Entschuldigung… Ich bin verloren - "Excusez-moi... Je suis perdue" en allemand. 

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Notsil
Posté le 25/06/2021
Coucou !

Eh bien, quelle aventure pour Astrée ! Mais ça y est, la peur laisse place à la détermination, ouf !

Surprenante révélation pour Pâris, je ne m'y attendais pas ! L'un le temps, et l'autre l'espace, du coup.... Je me suis demandée si c'était comme ça qu'il s'était retrouvé à Beynac, mais apparemment pas.

Par contre je ne vois pas à qui elle va demander des comptes.... Syssoï ? Mais elle a son adresse ? Sinon Benjamin ?

En tout cas j'aime toujours autant sa relation avec Pâris, leurs retrouvailles où le soulagement occulte les petits détails. Contente d'avoir deviné ce qui se disait en allemand grâce au contexte et mes faibles notions de néérlandais ^^ Le coup des nazis puis des Résistants / Américains c'était sympa ^^

En détail, y'a beaucoup de "mais" dans ton 1er paragraphe, si jamais.

Bon, Astrée semble en tout cas décidée à prendre son destin en main, et ça, c'est une bonne chose, ça sent le tournant dans l'histoire !
OphelieDlc
Posté le 03/07/2021
Je vais revoir le premier paragraphe pour ôter des "mais". Tu fais bien de me le dire, car contrairement au début du récit, nous sommes ici dans des "premiers jets" sur ces chapitres. Du coup bien moins de relectures et corrections, les erreurs sont plus nombreuses.

Tu ne t'y attendais vraiment pas concernant Pâris ? Pourtant depuis plusieurs chapitres tu tournes autour de cette révélation dans tes interrogations et tout. Tu sentais quand même qu'un truc se tramait du côté du frangin, c'est certain.

Contente que les petits sauts en pleine Seconde Guerre Mondiale passent bien. J'avais peur que ce soit too much, un peu.

Et quant à qui elle va voir pour obtenir des réponses... Je te laisse lire le prochain chapitre ;)

Merci pour tes précieux retours ^^
Notsil
Posté le 03/07/2021
Pour Pâris je m'attendais à ce qu'il partage plutôt le don de sa soeur, en fait, donc j'étais restée focalisée sur le temps / les visions ^^
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