43. Les beaux quartiers

Dans l’aube, la petite silhouette dans son improbable tenue couverte de poussière d’os et de calcaire matraquait le bitume comme une va-t-en-guerre. Si Astrée savait où elle allait, elle n’avait absolument pas la moindre idée de comment elle le savait. Juste une intuition diffuse, présente depuis des semaines, qu’elle vivait comme un BatSignal bien trop lumineux, bien trop agaçant. Si elle avait cherché à l’ignorer jusqu’à présent, aujourd’hui elle suivait cet appel presque machinalement. Sous son crâne, elle cherchait à mettre de l’ordre dans la tempête, et regroupait les récentes informations dans les cases préalablement établies. 

Les fantômes du passé ne pouvaient pas être convoqués. Ils pouvaient voir quiconque la touchait, mais si Syssoï et Pâris les percevaient également, ce n’était pas le cas de Charlotte. Quelle était la différence entre elle et eux ? Pas un utérus, en tous cas, cela aurait été trop simple et parfaitement abject aussi. Pâris était en proie à un phénomène, également. Était-ce la raison pour laquelle il pouvait entrer avec elle dans ses bonds ? Parce qu’il était comme elle, finalement ? Mais qu’était-elle, au juste ? En quoi cette habilité pouvait-elle lui être utile ? Habilité… Non, c’était une malédiction. Astrée le percevait ainsi depuis des mois, des années. Dès les premiers rêves. Si elle l’avait accepté, c’est parce que quelque part, peut-être estimait-elle le mériter. Mais Pâris ? Pâris avait le droit au meilleur. Pas au pire. 

Le bourdonnement à ses oreilles l’informa qu’elle approchait du but. Cela avait été comme déterminer la source d’une nuisance sonore. Comme une musique un peu trop forte qu’on cherche à localiser en se dirigeant à l’oreille. Sauf que là, il ne s’agissait pas d’une télévision qu’on aurait oublié d’éteindre, ni d’une maison à arpenter. C’était tout Paris qu’elle traversait depuis des heures. Astrée ne ressentait plus la fatigue, la faim ou la soif. Elle se trouvait, comme ce premier matin en prenant la direction du petit salon à Beynac, téléguidée et assaillie d’interrogations aussi stupides que contradictoires. 

Astrée leva le nez pour découvrir le quartier de la Madeleine où ses pas l’avaient conduite. Il était encore très tôt, et pourtant toute la capitale semblait déjà dans la rue. Elle scrutait les imposantes façades, le nez en l'air, le corps chahuté par les nombreux passants trop pressés. Elle devait avoir l'air d’un spectre dans cette tenue, mais qu'importait, elle se laissait charrier de droite et de gauche, au rythme des coups de coudes, d'épaules et de hanches qu'elle croisait sur sa route. Ainsi, il vivait à un jet de pierre de la place Vendôme ? Rien dans ce constat ne semblait réellement surprendre Astrée. Quelque part, c'était logique, ça collait bien au personnage. Un quartier esthétique et chicissime pour un homme qui l'était au moins autant.

Le bourdonnement se fit trompettes de l’apocalypse et Astrée sut qu’elle touchait au but. Lorsque le numéro 115 lui fit face, le silence s’imposa dans son crâne. C’était là. Cela avait toujours été là, et lui apparaissait comme une évidence. 

Sous le soleil qui s’éveillait paresseusement, ridicule dans sa tenue déplacée pour le quartier, toute petite dans l'ombre immense de cet immeuble, elle ferma les yeux et prit une profonde inspiration. La lourde porte qui s'ouvrit dans un bourdonnement sonore l'obligea à rouvrir les paupières sur un illustre inconnu qui s'échappait du monstre de pierres. Il observa avec surprise cette jeune femme immobile devant son logis, mais trop pressé pour s'en inquiéter plus que de raison, s'empressa de tourner les talons et de s'éloigner dans la rue. Le battant toujours entrouvert apparut à Astrée comme un signe, une invitation, et sans plus s'accorder le moindre temps de réflexion et d'hésitation, elle se précipita dans l'ouverture avant qu'il ne claque définitivement. Elle venait d'entrer, sans y avoir été invitée, dans l'une de ces propriétés privées dont le prix justifiait qu'on tire sans sommation sur le moindre intrus. Cependant, maintenant qu'elle était à l'intérieur, avec la fausse impression d'avoir fait le plus dur, il était hors de question de reculer. 

Alors elle avança, dépassa l'entrée couverte encombrée de vélos du dernier cri, et même d'une moto, avant de découvrir l'insoupçonnable suite. Passé le hall et une petite cour autour de laquelle gravitaient diverses portes d'entrée, un grand portail noir semblait s'ouvrir sur un autre monde, un monde exclu du reste, ou plutôt un monde duquel tout le reste se trouvait exclu. On ne distinguait pas réellement ce qui pouvait se trouver derrière, si ce n'est une branche verte qui s'en venait frôler l'acier noir, et la continuité de l'immeuble qui s'étendait par-delà cette délimitation peu naturelle. C'était curieux, inédit et improbable, et l'œil de l'apprentie photographe avait été immédiatement attiré. Mais qu'importe, ce n'était pas la raison de sa présence en ces lieux, et la quête de la bonne porte d'entrée allait s'avérer déjà suffisamment délicate pour qu'elle ne s'ajoute pas, en plus, la difficulté supplémentaire d'une improbable fascination pour un portail, ou plus précisément ce qui se dissimulait derrière. 

Deux portes vitrées se trouvaient dans le hall, en plus des trois autres donnant sur la cour, et puisqu'elle n'avait pas eu la présence d'esprit de s'informer de l'emplacement des uns et des autres sur le digicode, elle errait sur les pavés sans aucune idée de la bonne marche à suivre. Elle s'apprêtait à faire confiance à son instinct, lorsqu'une voix au subtil accent anglais retentit derrière elle. Une voix essoufflée et pour le moins agitée, tandis qu'elle s'immobilisait immédiatement, dos à son interlocuteur.

— Je peux vous aider, jeune fille ? scandait l'homme dans son dos avec contrariété. Il s'agit d'une propriété privée, comment êtes-vous entrée ?

— Je dois voir un... commença-t-elle tout en pivotant sur ses talons pour lui faire face.

Un quoi, au juste ? Il n'était pas un ami, il n'était plus son locataire, on ne pouvait pas dire non plus qu'ils étaient amants, elle l'aurait bien qualifié de « flaque », mais elle n'était pas certaine que l'homme soit en mesure d'apprécier cette référence. Cela dit, elle n'eut pas l'occasion de poursuivre son explication, ni même de chercher une définition qu'elle n'avait pas de toute manière, le petit homme grisonnant à l'uniforme discret, venait de plisser des paupières en la découvrant enfin face à lui, avant d'arrondir ses sourcils de surprise.

— Alors ça ! s'exclama-t-il entre stupéfaction et amusement. Si je m'attendais à ça. Incroyable !

Il n'en finissait plus de la scruter, et se décalait de droite et de gauche pour un meilleur angle.

— Je vous demande pardon ? souffla-t-elle.

Peu rassurée, ses bras vinrent automatiquement se nouer autour de son buste toujours recouvert de ce stupide corset de cuir.

— Venez, suivez-moi... Mademoiselle ?

— Astrée, répondit-elle en lui emboîtant le pas.

L’homme extirpa un énorme trousseau de clefs de sa poche, tandis qu’il se dirigeait vers le fameux portail.

— Excusez-moi, mais qui êtes vous ? Et où m'emmenez-vous ? reprit-elle sur la défensive, cette fois. Si vous comptez prévenir la police, je préfère vous informer que j'ai failli passer le barreau de Paris.

— Très impressionnant, vraiment, se moqua-t-il discrètement tout en faisant jouer une clef dans la serrure du portail. Mais c'est auprès de Monsieur Syssoï, que je vous amène. Et je suis le concierge de l'immeuble.

— Comment avez-vous su que... ?

Au vu du nombre de vélos et de portes vitrées, il ne pouvait pas être le seul et unique locataire de l’immeuble. Comment le gardien avait-il réussi à en déduire où elle se rendait ?

— C'est une évidence, jeune fille, la coupa-t-il dans sa question, comme vexé qu'elle puisse ne serait-ce que se la poser.

— Pourquoi ? Et n'êtes-vous pas censé l'avertir de ma présence plutôt que... ?

— Si vous souhaitez passer votre journée face à une porte close, alors oui, en effet, ç'aurait été la meilleure option, dit-il en poussant l'un des battants du portail.

Se dévoila alors au regard de la jeune femme, une improbable, insoupçonnable oasis en plein Paris. Là, derrière cet ultime rempart se trouvait une cour intérieure pavée et arborée. Un écrin de verdure inimaginable depuis la rue, un véritable jardin loin de l'agitation, loin de la circulation. Un court rectangle composé de persistants autour duquel s'orientait un morceau de bâtisse en forme de L sur deux étages, en plus du rez-de-chaussé donnant sur cour. Façade haussmannienne pour la plus longue partie du L, élément quasi industriel pour le reste, le tout dans une improbable harmonie. 

Le concierge se dirigea sur la gauche, en direction de cette large porte qui contrastait avec la série de fenêtres qui lui succédaient contre le mur. Astrée lui emboîta le pas, trop impressionnée et craintive pour se laisser semer. Non, vraiment, désormais qu'elle y était, que le mal était fait, elle s'en rendait bien compte : c'était une très mauvaise idée. Se rendre jusqu'à cette adresse l'avait déjà été, mais se laisser conduire dans le saint des saints sans y avoir été invitée, sans même avoir été annoncée, frôlait le paroxysme de la connerie. Comment allait-elle pouvoir justifier ceci ? 

— Combien de personnes vivent ici ? demanda-t-elle.

Astrée cherchait à savoir combien d’individus exactement pourrait lui reprocher son intrusion ou s’interposer entre elle et l’objet de son courroux.

— Seulement une. Monsieur Syssoï, lui répondit-il sans cesser d'avancer. Les deux étages ici, et ici, lui appartiennent. Le troisième n'est pas utilisé, ni même utilisable, me semble-t-il.

Tel un guide touristique, il lui désigna le L d'un mouvement de bras, puis abaissa la poignée de ce qui devait être la porte d’entrée avant de s'en décaler légèrement pour lui céder le passage.

— C'est immense... s'extasia-t-elle en retardant l'inévitable, son regard balayant chaque fenêtre avec appréhension.

— Pour un jeune homme seul, en effet. Ils étaient bien plus nombreux, ici, à une autre époque. C'était autre chose, affirma-t-il.

Ses yeux d'un bleu très pâle fixèrent le vide, avant qu’il ne se reprenne. 

— Empruntez la porte sur la droite. Là, il vous suffira de suivre le long couloir jusqu'à l'ancien atelier. Vous pourrez probablement y trouver Monsieur. Sinon, prenez l'escalier en colimaçon, il vous mènera à l'étage.

— Attendez, quoi ? Vous ne venez pas avec moi ? s'étonna-t-elle sans bouger d'un pouce.

— Je ne m'y risquerais pas, non. J'aime assez l'idée de conserver mon emploi, si ça ne vous dérange pas.

— Peut-être devrions-nous le prévenir que je suis là ? soupira-t-elle toujours hésitante depuis les pavés sur lesquels elle semblait prendre racine.

— Serions-nous en train de nous dégonfler, Mademoiselle Astrée ?

— C’est juste que… C’est pas du tout ce que j’avais imaginé.

— Et qu’aviez-vous imaginé, si ce n’est pas indiscret ?

Non, ça ne l’était pas.

— Des portes fermées qu’on doit fracasser façon série américaine bien kitch, et puis le combo habituel, grêle, sauterelles, et mort des premiers nés. 

— Rien que ça ? 

Il se moquait. Ouvertement, qui plus est.

— Je crains juste que ma venue ne fasse qu'empirer les choses... confia-t-elle en observant les façades du L.

— Cela me semble très difficile compte tenu du contexte actuel, avoua-t-il dans une grimace, son regard suivant le sien avec curiosité. Écoutez, je ne verse pas dans les potins et bruits de couloir, et j'ai pour règle d'or de toujours garder pour moi mes diverses observations, mais je connais monsieur Syssoï depuis qu'il est haut comme trois pommes, et je n'aime ce qui se passe ici depuis son retour. C'est un bon garçon, vous savez. La vie n'a jamais été tendre avec lui, alors si quelqu'un peut lui épargner une épreuve supplémentaire, il est grand temps qu'il se montre. Et si ce quelqu'un est vous, mademoiselle, alors ne perdez pas de temps en hésitations. Qu'est-ce que vous avez à perdre ?

Rien, en effet. Absolument rien. Un peu de fierté, peut-être ? Cela dit, après leur dernière rencontre, elle n'était pas certaine d'en posséder encore une once. Mais sa crainte d’envenimer les choses, elle ne l’avait pas projeté sur lui. Elle ne comprenait même pas le « contexte actuel » qu’évoquait le gardien. Elle craignait pour elle. Astrée était venue armée d’une certaine légitimité, en position de force, afin d’obtenir les réponses qu’il lui devait. Désormais qu’elle progressait sans obstacle, de manière bien trop facile, sa démarche redevenait illégitime et dérangeante. En plus de l’exposer.

Mais puisqu'elle s'était déplacée jusqu'ici, reculer maintenant serait ridicule. D'autant que Pâris ne manquerait pas de l'interroger à son retour, et qu'aurait-elle à lui répondre alors, si ce n'est évoquer sa propre lâcheté ? Semblant constater la prise de décision dans son regard, l'homme ébaucha un mince sourire, avant de s'éloigner de la porte pour rejoindre le portail, clairement décidé à l'abandonner ici.

— Si vous avez besoin de quoique ce soit, il vous suffira de décrocher n'importe quel téléphone, de composer le 515 et de demander Nathanael. Je ne serais pas loin.

— Merci... souffla-t-elle vaguement.

Puis elle pénétra dans la bâtisse dont elle laissa la porte d'entrée ouverte derrière elle. Sait-on jamais…

Conformément aux indications du concierge, elle suivit le couloir sombre à la multitude de rideaux tirés, dépassa un certain nombre de portes vitrées donnant sur des pièces qu'elle distinguait mal dans la pénombre, avant de déboucher dans ce qu'il avait qualifié d’atelier. La pièce ne conservait plus de ce terme que l'escalier en colimaçon en acier plié en son centre. Le parquet avait fait place au béton ciré, les moulures avaient délaissé les murs et le plafond incroyablement haut, alors que tout le long du mur donnant sur cour, couraient d'épais rideaux qui empêchaient la lumière du jour de s'inviter dans ce qui ressemblait à un salon. La table basse croulait sous les magazines, journaux, enveloppes toujours cachetées, et tasses de café froid délaissées depuis des lustres. Le canapé se trouvait parasité par des coussins en vrac et ce qui devait être un plaid roulé en boule, tandis que régnait dans tout l'espace une infernale odeur de tabac froid.

Astrée s'apprêtait à contourner le canapé pour atteindre l'escalier lorsque l’écho d’une conversation lui parvint depuis l’étage. 

— … et c’est non négociable, disait la voix féminine. Il ne s’agissait que de quatre à six semaines maximum, tu m’avais donné ton accord. Si tu t’obstines à ne faire aucun effort, je ne pourrais plus rien pour toi, et il te détruira.

Pourquoi Nathanael ne l’avait pas prévenue que Monsieur Syssoï ne serait pas seul ? La voix féminine distillait ses menaces armée d’un timbre si doux et chaleureux qu’il en devint immédiatement insupportable à Astrée. On répondit quelque chose, mais elle n’en saisit pas la substance. Poussée par la curiosité, elle chercha à tendre plus l’oreille et posa son pied sur la première marche de l’escalier. Elle s’immobilisa en entendant la voix féminine reprendre, beaucoup plus proche.

— Très bien, puisque tu veux gérer seul, eh bien gère seul ! Les seringues sont sur la commode, tu sais ce qu’il te reste à faire. 

Astrée eut tout juste le temps de se dissimuler dans l’ombre de l’escalier avant qu'une brune filiforme n’émerge du premier étage, et fasse claquer ses derbys en sautillant d'une marche à l’autre. Mutique et immobile depuis sa cachette de fortune, Astrée l'observa la dépasser et récupérer une veste féminine sur le dossier d'un fauteuil Chesterfield, avant de disparaître par ce même couloir qu'elle-même venait d'emprunter à l'aller. Si elle avait imaginé de nombreux scénarios, aucun d'eux n'impliquait une autre femme, ni des seringues et des menaces de destruction. Brusquement, elle regretta cette impulsivité qui l’avait menée jusqu’ici. N’aurait-elle pas mieux fait de réfléchir un peu en amont plutôt que de venir se jeter dans la gueule du loup de la sorte ? Hormis le concierge de l’immeuble, personne ne savait où elle se trouvait. Pas même Pâris.

L’espace d’un instant, elle envisagea de reproduire l’expérience des catacombes, et de crier très fort le prénom de son frère afin de le faire apparaître. Puis elle se rappela qu’elle avait un téléphone portable dans la poche de sa jupe, et que c’était quand même bien plus pratique. Elle lui envoya sa localisation exacte et la consigne d’attendre de ses nouvelles. Parce qu’elle n’était pas encore résolue à rebrousser chemin. Si partir sur la pointe des pieds avant qu’il ne remarque sa présence sonnait comme la bonne chose à faire, Astrée semblait en avoir assez de toujours s’efforcer de faire ce qu’il fallait. A présent, elle souhaitait faire ce qu’elle voulait. Et ce qu’elle voulait, c’était confronter le loup, l’obliger à répondre à ses questions et à solutionner le problème. Parce qu’il était la clé de l’énigme, c’était l’évidence même. Il avait déclenché les phénomènes, c’était à cause de lui qu’ils en étaient là. A cause de lui que Pâris traversait tout cela.

La rage au ventre, elle grimpa l'escalier, martela chacun de ses pas, puis suivit son instinct pour se diriger. À croire que la colère était dotée de son propre sens de l'orientation, elle tomba directement sur le bon couloir menant à la bonne pièce, celle du fond, la seule dont la porte entrouverte laissait échapper un peu de luminosité. Sans une once de discrétion, elle fit craquer le parquet sous chacun de ses pas enragés, avant de se figer sur le seuil dont la porte venait de lui claquer au nez. 

Cela avait été si soudain et imprévisible qu’elle avait à peine eu le temps d’un mouvement de recul, comme une intuition. Qu’était-elle supposée faire à présent ? Frapper à la porte ? Voilà qui la privait de son entrée théâtrale, ou même de son effet de surprise.

— Rentre chez toi, Astrée.

Bon, eh bien pour l’effet de surprise, cela semblait compromis, de toute manière… Comment avait-il su ? Qu’importe, les doigts sur la poignée, elle était déterminée à entrer. Une poignée qui lui résista. Elle imagina sans mal la main masculine qui l’immobilisait de l’autre côté, mais ne se l’expliquait pas pour autant. 

— Ouvre cette porte ou je la défonce, s’entendit-elle répondre pleine d’aplomb.

Une menace si peu crédible qu’elle déclencha un ricanement ténu depuis l’autre versant de la porte. Un ricanement bref et dénué de toute forme d’amusement. 

— Je suis prête à camper devant s’il le faut, reprit-elle. Il te faudra bien sortir à un moment ou à un autre. 

Joignant le geste à la parole, elle se laissa glisser contre la porte et acheva sa descente au sol. Elle était épuisée, mais déterminée à ne pas se laisser faire, cette fois. Aussi, peu importait le nombre d’heures qu’elle s’imposait dans ce siège de cette pièce, elle tiendrait. Elle était résolue à tenir. Il aurait faim avant elle. Il aurait soif avant elle. Il en aurait marre bien avant elle.

— Fais pas ça, répondit la voix étouffée par le bois. J’ai rien à t’offrir, Astrée. Je ne suis rien de ce que tu recherches.

Si la première partie et le ton employé étaient parvenus à faire naître une ébauche de début d’empathie, la fin raviva la colère d’Astrée. Qu’était-il en train de s’imaginer, bordel ? 

— Ce que je recherche ? Il va se calmer tout de suite, le Casanova de la Toundra, là. Je ne suis pas là pour toi, je suis là pour les réponses que tu vas très gentiment me fournir. 

Silence de l’autre côté. L’avait-elle mouché ? S’était-il réellement imaginé qu’elle revenait en rampant pour quémander un chapitre deux à leurs expériences nocturnes ? 

— Et après, tu partiras ? 

Non, elle ne se vexerait pas de sa propension à la désirer n’importe où ailleurs qu’ici, lorsqu’elle se faisait violence depuis un mois pour résister à l’envie de le voir, de l’appeler, de… Merde, avait-il raison ? Était-elle ici pour lui ? Certainement pas, elle était ici pour Pâris, pour elle, mais surtout pas pour lui.

— Oui, répondit-elle alors.

— Et si je n’ai pas de réponse ou qu’elles ne te conviennent pas ? 

— Ce n’est pas envisageable. Tu as les réponses. Il faut que tu aies ces réponses.

Elle avait eu beau retourner le problème dans tous les sens, il était le seul dénominateur commun. Tout avait commencé avec lui. Tout était supposé s’arrêter avec lui. Il n’y avait pas d’autre option. Astrée ne pouvait accepter qu’il le lui refuse. Il avait été clair depuis le début qu’il en savait plus qu’elle. Il était plus que temps qu’il se révèle.

— Tu ne devrais pas être ici, poursuivait-il comme pour mieux chercher à la convaincre. Tu dois garder tes distances. Je n’apporte que des problèmes.

Syssoï insistait, comme totalement inconscient du fait qu’ils ne se trouvaient pas dans une négociation. Il n’était pas question de compromis ou même de tenter de lui faire entendre raison, Astrée ne changerait pas d’avis. Il était trop tard pour cela. 

L’apparition d’un homme d’une autre époque à la chemise tâchée de peinture, palette de couleurs à la main, qui s’approchait d’elle dans le couloir en direction de cette porte close, lui donna raison. 

— Grande nouvelle, tonna-t-elle alors. Les choses ne s’améliorent pas en ton absence, au contraire. 

Si l’homme derrière la porte demeura silencieux, celui qui s’approchait releva les yeux avec surprise. Ses cheveux longs et bruns en désordre, ses traits fins, sa moustache travaillée et ce regard écarquillé ne semblaient pas totalement inconnus à Astrée. Cet artiste revêtait des airs de vieille connaissance, sans qu’elle ne parvienne à tirer le fil de ses souvenirs jusqu’à un nom ou un prénom.

— Je peux t’aider ? interrogea le familier inconnu. 

Astrée repensa au G.I américain et cette sortie disparue qu’il avait ouvert pour elle, plus tôt dans le parc. Alors oui, en effet, ce peintre d’une autre époque allait peut-être pouvoir l’aider, finalement.

— Peux-tu m’ouvrir cette porte ? lui demanda-t-elle dans un sourire.

Un énième « non » se fit entendre depuis l’autre côté de la porte, tandis que le serviable fantôme au visage si connu, hochait la tête en la dépassant. Pour l’occasion, Astrée se redressa prestement, et ravala son excitation déplacée tandis qu’elle observait la main crottée de couleurs faire tourner la poignée au creux de sa paume. Sans difficulté, la porte pivota sur ses gonds, et l’homme s’effaça contre le battant de cette dernière pour laisser Astrée le précéder. 

La pièce de bonne dimension n’abritait qu’un lit simple de mauvaise facture et une malle qui vomissait les tissus qu’elle contenait jusque sur le parquet poussiéreux. De part et d’autre, les fenêtres aux rideaux grands ouverts se trouvaient encombrées de chevalets. Celui de droite était vide. Celui de gauche, face à un miroir posé au sol, s’ornait de l’ébauche d’un futur chef-d'œuvre. Un autoportrait de l’homme qu’elle venait de dépasser. Astrée y retrouvait le même regard écarquillé, les mêmes mèches ébènes, et ces mêmes doigts fins et puissants qui s’accrochaient à sa chevelure sur toile. « Le désespéré » inachevé. 

— Gustave Courbet, réalisa-t-elle brusquement.

— Oui ? répondit ce dernier depuis le seuil qu’il n’avait jamais franchi.

— Je… Enchantée, se contenta-t-elle de lui offrir.

Inutile de se ridiculiser plus encore devant l’un de ses artistes préférés. Impossible de lui témoigner son admiration alors que, au vu de l’âge qu’il affichait, il n’était encore personne à cette époque-là. Le regard que l’artiste posait sur elle était déjà suffisamment lourd d’interrogations. Après tout, à ses yeux, elle n’était rien d’autre qu’une inconnue demandant à pénétrer dans la chambre de l’artiste. D’ailleurs, pourquoi l’avait-il laissé entrer aussi facilement ? Astrée n’eut guère le temps de l’interroger à ce propos. Gustave Courbet referma la porte, et son époque s’évapora en même temps que lui. 

Astrée fixait toujours cette porte close, lorsqu’un glapissement de stupeur attira son regard vers le pas de celle-ci. Elle eut presque le sentiment de se trouver, à nouveau, devant la toile « le désespéré » tant l’homme au sol lui renvoyait le même regard, la même expression, le même désespoir. Sauf que ce n’était plus Gustave Courbet qui campait ses traits, mais un Syssoï qui semblait ne pas avoir fermé l'œil depuis des jours. 

— Comment ? balbutia-t-il en cherchant à se redresser.

— Mon pote Casper, éluda-t-elle en l’observant peiner à se remettre debout.

Il maintenait une jambe bien droite, comme incapable de la plier. Ce qui fit dire à Astrée que l’état de son genou ne s’était pas vraiment amélioré. Néanmoins, à peine sur ses deux pieds, il entreprit de déverrouiller la porte pour la lui ouvrir. Il allait remettre cela ? N’avait-il pas encore compris qu’elle n’obéissait plus ? 

Afin d’entériner cet état de fait, elle recula jusqu’au centre de la pièce, et pivota sur elle-même pour mieux en apprécier la décoration pas si différente de lorsqu’elle appartenait encore à Courbet. Le lit avait doublé de taille, et son confort semblait s’être très nettement amélioré. La malle avait été remplacée dans sa fonction par une armoire et plusieurs commodes au style très épuré. La décoration sommaire n’accrocha pas vraiment son œil, contrairement à ce bureau en lieu et place du miroir dans lequel l’artiste du XIXème siècle s’était observé pour son autoportrait. Le meuble massif croulait sous les feuilles volantes noircies au fusain. Des esquisses.

Des esquisses qui colonisaient le mur au-dessus du bureau. Des esquisses punaisées, clouées, scotchées parfois les unes par-dessus les autres. La peinture blanche disparaissait sous les portraits, sous ces traits, toujours les mêmes, reproduit un milliard de fois et qui jetaient leur regard triste sur elle. Son regard. Immobile au centre de la pièce, Astrée scrutait tout autour d'elle ces portraits absolument partout. Des dizaines. Probablement une centaine. Et toujours un seul et même sujet : elle-même. 

Différents angles, différentes positions, mais toujours cette mélancolie sur les traits. Une mélancolie abyssale. Des esquisses somptueuses. Des esquisses inquiétantes et douloureuses. Astrée aurait voulu bouger, fuir, mais elle n’y parvenait pas. Malgré le malaise, malgré l'angoisse que cela faisait naître en elle, ses pieds, ses jambes, et à peu près tout le reste de son corps refusaient de lui obéir, tandis que son regard ne parvenait à s'arracher à cette contemplation paniquée.

Du moins, jusqu’à ce que la porte ne claque dans son dos. Sa grande paume à plat contre le battant, Syssoï venait de la refermer et bloquait de tout son corps la seule sortie existante.

— Je te l’ai dit. Tu n’aurais pas dû venir ici, résonna sa voix réfrigérante.  

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Notsil
Posté le 03/07/2021
Coucou !

Ah, elle est donc "guidée" jusqu'à Syssoï ! Intéressant. Comme ce Nathanael et ses petites phrases sont très intéressantes aussi...

Je ne sais pas qui est la petite dame, mais je pencherai pour une kiné ou assimilé. Les seringues, ça soit être pour les infiltrations d'anti-douleur pour son genou. Bon Astrée n'en est pas encore là, je pense.

Par contre, la dernière phrase.... c'est pas gentil de nous laisser là-dessus sans la suite ^^ Un vrai Syssoï en tout cas, qui semble souffrir le martyre (ça semblait ne pas être si pire que ça à Beynac, d'ailleurs....).

En tout cas ça va discutailler, et j'espère que Astrée aura quelques réponses à ses questions ! Lui à côté semble être quand même un poil obsédé par elle, et je peux comprendre qu'elle ait peur ^^ Je me demande s'il a commencé les portraits avant ou après la connaitre "en vrai"...

Bon, du coup, pas le choix, faut que j'attende la suite ^^
OphelieDlc
Posté le 05/07/2021
Désolée pour ce twist final bien frustrant, mais il n'y avait pas d'autre meilleur endroit où couper la scène, haha !

Encore une fois et comme toujours, très pertinente dans toutes tes interrogations et pistes pour la suite. Cela dit, quand je parviens à te surprendre un peu (cf Pâris), je n'en suis que plus satisfaite !

Evidemment, je ne te spoile pas, et te laisse découvrir par toi-même vendredi prochain (promis, je ne serais pas en retard pour poster, cette semaine).

Merci de tes retours ;)
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