43. Le réveil

Par tiyphe

Jeanne

Jeanne était nerveuse. Cacher la vérité n’était pas dans ses habitudes et mentir à Louise la tiraillait. Elles étaient devenues si proches depuis les derniers événements. L’aînée avait le sentiment de trahir son amie. La Princesse serait furieuse lorsqu’elle l’apprendrait de la bouche de quelqu’un d’autre.

Frottant ses mains, comme si elle avait froid, la femme torturée poussa un juron. Elle hésita à faire demi-tour. Peut-être lui pardonnerait-elle si elle revenait tout lui dévoiler. Mais Jeanne avait passé dix heures à aider les Occupants sur les douze que le Bien lui avait laissées. Elle devait à tout prix se rendre à la gare. Elle expliquerait la situation à Naïra et ferait face à son destin qu’elle n’avait pas choisi.

Dans une voiture confortable qui la conduisait au hall de l’Entre-Deux, Jeanne se sentait manipulée par des entités bien trop importantes pour qu’elle puisse les contredire. Elle ne comprenait pas la décision du Bien. Pourquoi était-elle punie ? Elle avait toujours été une femme exemplaire, une dirigeante aimante, une bonne amie. Quelque chose avait dû faire pencher la balance. Avait-elle commis une grave erreur ? Si oui, laquelle ? La grande Créatrice avait beau se remémorer les derniers moments en boucle, elle ne saisissait pas ce qui pouvait être son délit.

L’immense arche blanche se dessinait à présent devant elle. Bientôt, elle s’assombrirait avec le ciel tandis que la luminosité diminuerait. L’Entre-Deux avait été fondé par les Êtres Supérieurs 472 ans plus tôt. La journée appartenait au Bien et la nuit au Mal. C’était ce qu’en avaient déduit les Premières Occupantes devenant alors leur vision simpliste du Paradis et de l’Enfer. Était-ce la raison pour laquelle le Bien n’était pas intervenu plus tôt ?

Jeanne demanda à son chauffeur d’accélérer. Même s’il lui restait un peu de temps, elle ne voulait pas le passer dans une berline. Le véhicule qui avait miraculeusement échappé à la bataille atteignit les différentes protections qui avaient été élevées autour de la gare, au cas où Jacques décidait de s’y rendre. Il y aurait dû y avoir une barrière électrique et un mur de métal. Mais à la place, il n’y avait qu’un trou béant, menant à l’arche. C’était la raison pour laquelle, la femme l’avait vue d’aussi loin. Le Bien avait dû détruire les défenses en passant par la Porte d’Argent.

Inquiète, Jeanne sortit de la voiture et se hâta à l’intérieur du grand porche. Elle courut entre les morceaux de métal éparpillés au sol, sans y faire attention. Elle n’avait qu’une chose en tête.

— Naïra ? cria-t-elle, une pointe de désespoir et de peur dans la voix.

Il y avait là plusieurs personnes, assises sur des bancs, à même le sol ou qui patientaient simplement debout. Tous se retournèrent vers elle. Ils devaient la prendre pour une folle, mais la Créatrice ne s’en inquiéta pas. Elle cherchait la gracieuse brune au teint de miel. Ses yeux gris affolés parcouraient chaque visage qui lui était inconnu jusqu’à présent.

— Jeanne ? fit une petite voix étonnée.

Une tignasse, noire et bouclée, apparut derrière un groupe d’enfants. La grande femme reconnut la Gardienne et se précipita vers elle. Elle allait se jeter dans ses bras, mais se retint au dernier moment. Elle ne voulait pas se montrer en spectacle, même si les nouveaux Occupants ne la verraient jamais comme une des dirigeantes. Alors Jeanne prit la main de son amie et la tira à l’écart.

— Je suis heureuse de constater que tu n’as rien, lâcha-t-elle finalement.

Ne pouvant plus se contenir, la grande femme déposa un baiser sur les douces lèvres de Naïra. Elle savait que ce serait la dernière fois qu’elle pourrait y goûter. Elles s’abandonnèrent un instant à leurs sentiments, profitant des agréables sensations que procuraient les embrassades et les caresses. La ravissante Maghrébine se détacha finalement de l’étreinte et regarda la torturée de ses yeux sombres. Elle semblait essayer de lire en elle.

— Qu’y a-t-il, Jeanne ? questionna la Gardienne, inquiète.

— Je…

L'intéressée s’arrêta et baissa la tête, observant ses pieds. Comment faisait-elle pour la connaître aussi bien ? La grande Créatrice n’avait jamais douté de la sincérité de son amie. Et à présent, elle regrettait de devoir quitter ce merveilleux monde et cette femme éblouissante.

— Raconte-moi ce qui s’est passé ici, préféra-t-elle changer de sujet. Est-ce que chacun est en sécurité ?

Naïra soupira avant de poser son index gauche sous le menton de la Créatrice, lui faisant relever le regard vers elle. La Gardienne sourit à la dirigeante, maintenant son emprise sur elle.

— Rien de notable. J’ai recensé un peu plus d’un million de nouveaux Occupants ces derniers jours, raconta-t-elle. C’était assez calme jusqu’à ce matin.

Jeanne se tendit. Naïra dut le sentir puisqu’elle posa son autre main sur le bras raide de son amie.

— Ne t’inquiète pas, chuchota-t-elle. Le Bien est passé en coup de vent, si je puis dire. Il a démoli le mur et la barrière, puis il s’est dirigé vers le château. Tout ça, sans se préoccuper de nous. Quelques enfants sont apeurés, mais j’ai réussi à les rassurer.

La Créatrice relâcha ses épaules. Un soupir de soulagement s’échappa de ses fines lèvres. Un fauteuil apparut dans son dos alors qu’elle s’y affaissait. Naïra fit résonner son joli rire cristallin tandis qu’elle s’installait dans le second qui se matérialisa.

— Il va falloir arrêter cette manie de semer des sièges un peu partout, se moqua-t-elle gentiment.

Elle réussit à lui arracher un semblant de rictus amusé qui s’éteignit rapidement. Jeanne s’enfonça dans le cuir et posa ses yeux sur ses mains.

— Je dois partir, lâcha-t-elle d’un bloc.

Elle osa relever le regard vers son amie. Son délicat sourire avait également disparu. Naïra avait à présent les traits du visage tirés, paraissant surprise et préoccupée. Ce qui n’était pas habituel chez elle, toujours très optimiste. Jeanne s’y attendait et elle repoussa les exclamations de la Gardienne d’un revers de main.

— Ne dis rien, je t’en prie, implora la Créatrice. C’est assez difficile pour moi. Je n’en ai même pas parlé à Louise, elle va me détester.

— Où vas-tu ? prononça finalement la jeune femme, de plus en plus déstabilisée.

— Je ne sais pas vraiment, répondit Jeanne. C’est ce qui m’inquiète le plus.

Elle fit une pause, observant les réactions de son interlocutrice. Cette dernière semblait attendre la suite, les lèvres quelque peu serrées.

— Dis à Louise que je reviendrai, s’il te plaît, reprit la Créatrice. Je ne sais pas dans combien de temps, ni même si ce sera possible, mais je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour revenir. Pour elle, pour mon peuple et pour toi.

Une perle d’eau coula sur la peau hâlée de la Gardienne. Jeanne se leva pour l’essuyer, laissant traîner son pouce sur la pommette douce. Elle s’agenouilla devant son amie et lui prit les mains.

— Naïra, j’ai tenu tête au Bien, expliqua-t-elle, la voix enrouée. Il veut me punir, mais je ne sais pas de quelle façon. Je ne suis pas non plus sûre que ce soit mon insolence qui en est vraiment la cause. J’ai peur, Naïra. Je suis effrayée à l’idée de ne jamais te revoir. Je venais seulement d’accepter mes sentiments pour toi, je n’avais pourtant jamais laissé quelqu’un faire battre mon cœur, mais tu y es parvenue.

Jeanne enfouit sa tête dans les petits doigts fins de la femme aux prunelles sombres et humides.

— Je t’attendrai, ma belle Créatrice, murmura la Maghrébine.

Elles restèrent ainsi de longues minutes, étrangement enlacées. La dirigeante refusait de bouger, incapable d’affronter les remarques ou le regard de son amie. La Gardienne retira une de ses mains délicatement et commença à caresser paisiblement les cheveux de la femme devant elle.

Profitant de ce moment de douceur, Jeanne laissa les larmes s’échapper de ses paupières fermées. Plusieurs émotions se disputaient en elle : le chagrin, la peine, la déception, la peur, l’angoisse, l’excitation. Elle ne savait pas comment les gérer et préférait alors s’y abandonner. Tant de questions sans réponses venaient à elle. Qu’allait-il se passer ? Où allait-elle se retrouver ? Pourrait-elle revoir un jour Louise ? Et Naïra ? Elle désirait par-dessus tout rester auprès de ces merveilleuses personnes qui peuplaient ce monde, son monde. Pourquoi le Bien était-il intervenu ? Tout se déroulait idéalement avant qu’ils ne débarquent, lui, le Mal et leurs cadeaux. Les pauvres Lucas et Tom n’avaient rien demandé également. Et Jacques ? Que lui était-il arrivé ? Cet homme qui avait été si droit et si honnête.

Les deux femmes discutèrent pendant plus d’une heure. Elles passèrent les derniers moments de Jeanne dans l’Entre-Deux ensemble. Parfois dérangées par la cloche indiquant l’arrivée d’un nouvel Occupant, elles s’étaient tout de même détendues et avaient partagé leurs angoisses. Elles avaient convenu de proches retrouvailles, peu importe le sort de la Créatrice.

Après un énième baiser d’adieu, cette dernière se leva finalement alors que son monde se teintait de gris. Elle sourit franchement à son amie et se dirigea, en sa compagnie, jusqu’à la Porte d’Argent. Devant le regard effaré des Occupants, Jeanne accueillit l’immense masse de fumée. Ses globes oculaires étaient entourés d’argent, montrant le calme qu’éprouvait l’Être Supérieur.

Sans attendre de commentaires de sa part, la grande femme s’avança et franchit la Porte d’Argent. Une sensation de brûlure envahit sa poitrine. Les battants se refermèrent sur elle, tandis que le Bien s’emparait d’elle. La brume grise s’infiltra dans sa bouche et dans ses narines, prenant possession de ses poumons et de son cœur. Alors qu’il ne restait que deux gros yeux, globuleux et vides, face à elle, Jeanne perdit connaissance.

***

Louise

Inquiète, Louise était restée quelques instants le regard posé sur la silhouette de son amie. Son attitude était étrange et l’intuition de la Princesse la poussait à la suivre pour découvrir ce qu’il en était. À ce moment-là, une personne derrière elle toussota. En se retournant, elle aperçut Honoré qui se triturait les mains, préoccupé.

— Qu’y a-t-il ? demanda la Créatrice, d’un ton un peu sec.

Le vieil homme se recroquevilla sur lui-même, le regard sur ses chaussures.

— Mademoiselle Louise, bégaya-t-il. Nous avons besoin de vous pour… euh… vous savez…

La jeune femme s’excusa pour sa brutalité avant de lui indiquer de prendre les devants. Elle jeta un dernier coup d’œil au petit point noir qui avait maintenant disparu dans une longue voiture et s’engagea à la suite de l’hôtelier. Honoré avait accouru depuis le dortoir dès la fin du combat avec plusieurs citoyens afin d’aider ceux prisonniers des ruines.

Louise présenta son bras au vieil homme pour qu’il s’y appuie. Il fut d’abord surpris, puis il accepta d’un sourire. Le dirigeant du lieu où résidait une grande partie d’Occupants l’emmena jusqu’aux gravats du château que certaines personnes dégageaient à la main. Mais le travail était long et laborieux. Même si les otages de la roche ne pouvaient mourir, ils devaient souffrir d’asphyxie.

La Princesse se positionna devant les décombres et demanda à tous les citoyens, capables de bouger, de s’éloigner. Elle croisa le regard, plein d’espoir, d’une petite fille. Peut-être de la famille ou des amis se trouvaient sous les lourdes pierres. Louise observa l’amas de débris avec les jumelles qui pendaient à présent à son cou. Quelques individus étaient coincés à des endroits effectivement difficiles d’accès. Elle allait devoir se concentrer pour ne pas les blesser davantage.

La jeune femme ferma les yeux et ressentit la sensation, devenue habituelle et agréable, de fourmillements dans ses doigts. Louise prit une grande inspiration et leva ses bras devant elle. Ses paupières s’ouvrirent sur le même spectacle que l’instant d’avant, qui ne cessait de l’étonner. Des éclairs, sortant de ses paumes, se faufilaient entre ses phalanges et détruisaient les briques, les pierres, les poutres. Ces dernières se désintégraient entièrement, disparaissant dans un petit nuage de poussière.

Quelques Occupants intrépides s’élancèrent là où leurs congénères apparaissaient, les extirpant rapidement. Louise visait les pièces les plus volumineuses et attendait de voir son peuple secouru pour réitérer. La démarche dura toute la soirée et toute la nuit sous des projecteurs à présent opérationnels sans les appareils de l’ancien ingénieur. Au petit matin, seuls les murs tenaient toujours debout. Le reste avait été nettoyé par la magie de la Princesse. Les habitants de l’Entre-Deux étaient saufs et ceux qui s’étaient protégés dans les souterrains purent en sortir. Chacun commençait à rejoindre son logement.

Dans ce moment d’inactivité, Louise ressentit un vide au creux de son ventre. C’était étrange et particulièrement désagréable. Cette impression était apparue au coucher de la lumière, mais elle n’en prenait conscience que maintenant. Quelque chose n’allait pas, mais elle ne savait pas quoi. Était-ce lié à son pressentiment concernant Jeanne ? se demanda-t-elle.

Louise voulut se rendre dans sa chambre pour dénouer les nœuds dans sa tête, mais celle-ci avait été détruite pendant l’orage céleste. Certaines choses y avaient résisté. L’escalier au centre du château était resté plus ou moins en bon état. Le plus étonnant était l’immense tableau qui surmontait les marches. La dirigeante s’arrêta devant, abasourdie. Comment la toile pouvait-elle être intacte alors que la moitié du bâtiment n’existait plus ? Elle s’en détourna rapidement. Elle voulait trouver Lucas.

Elle chercha un moment, demandant à son peuple où pouvait être le jeune Créateur. Ce fut dans les jardins ravagés qu’elle l’aperçut seul. Il était assis sur une balancelle et se berçait doucement, un objet à la main. Ses magnifiques ailes sombres étaient repliées dans son dos. Louise admira un instant le plumage parsemé de quelques reflets bleutés. Puis elle porta son regard émeraude sur le visage du garçon. Sa peau semblait délicate et elle avait envie de glisser des doigts dans sa chevelure cendrée et décoiffée.

La Princesse s’avança silencieusement et s’assit à ses côtés, sans perturber le balancement. Lucas ne leva pas la tête, mais elle savait qu’il l’avait reconnue. Il tenait un ours en peluche entre ses bras. Louise l’identifia facilement. Elle posa une main sur son coude et il osa enfin la regarder. Ses yeux bleus, aussi clairs que la glace, étaient emplis de larmes qui ne voulaient plus s’écouler.

Sans un mot, Louise s’approcha de lui. D’abord timide, elle déposa ses lèvres sur celles du garçon. Mais lorsque Lucas répondit à son baiser, elle se laissa aller dans ses bras et ils mêlèrent toutes leurs émotions et leur chagrin à cette étreinte.

***

Conan

Ce 25 mai 2017, dans le monde de l’Entre-Deux, une âme s’éveillait. Au moyen d’un simple baiser entre sa révolue bien-aimée et son descendant, la conscience ouvrait des yeux imaginaires pour la première fois depuis plus de 472 ans. Enfoui au plus profond du jeune Lucas, son ancêtre étendit son contrôle dans ses entrailles et dans son crâne. Il s’imposa à son esprit sans lui laisser le moindre choix.

Ce 25 mai 2017, Conan s’éveillait.

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