44. Beherzt

Par Hinata

Beherzt entrouvrit légèrement les paupières. Sans vraiment voir quoi que ce soit encore, il sentit le reste de ses sens s’éveiller. Sa tête reposait sur une matière douce, des voix ronronnaient doucement près de lui, suivant le cours rassurant d’une conversation dont il n’entendait pas le propos. Surtout, un mouvement régulier le berçait, avec cette brutalité légère et involontaire de quelqu’un qui vous portait dans les bras tout en marchant. Il était redevenu un enfant, blotti contre son parent. Cette certitude le fit sombrer derechef dans les abysses d’un sommeil sans rêve.

Quand il sortit à nouveau de l’inconscience, ses yeux s’ouvrirent vraiment cette fois. Le tissu contre son visage lui était familier. Cet habit lui était familier. Il reconnut la chemise de Fenore en même temps qu’il réalisait où exactement était appuyée sa joue endormie. Sa pudeur l’extirpa tout à fait des brumes du sommeil et il s’éloigna vivement de la poitrine de son amie.

Il se sentit basculer sur le côté mais la main de Fenore lui agrippa l’épaule pour le retenir. Beherzt ne comprit la situation qu’à ce moment-là. Il faisait nuit noire, et il était assis à califourchon sur le dos d’un âne énorme et très poilu dont Fenore tenait les rênes. Elle chevauchait comme lui, une jambe de chaque côté, mais elle au moins était tournée dans le bon sens. Assis face à elle, il ne voyait pas où ils allaient.

− Salut, toi ! le salua doucement Fenore.

Elle affichait un sourire ravi. Pourtant, Beherzt ne put s’empêcher de lui trouver l’air vraiment mal en point. Cela venait certainement du fait que tout un côté de ses longs cheveux blancs avait disparu, réduit sur la gauche à une grosse touffe de mèches sales et inégales.

Délaissant pour le moment ce mystère de cheveux manquants, il lança autour de lui un regard circulaire. Il n’eut aucun mal à reconnaître sur la monture de droite, la chevelure volumineuse de Domy, qui ne parvenait pas cependant à cacher la silhouette élancée de Nesli, assise derrière elle. À leur gauche, sur une autre monture, se tenait bien sûr Atkos avec ses grandes ailes. Tous ses amis étaient là. Pour un peu, le soulagement qui l’étreignit aurait pu le faire retomber derechef dans un sommeil tranquille. Une découverte soudaine lui en coupa tout à fait l’envie et il écarquilla des yeux plus alertes que jamais. De chaque côté de Fenore et lui, ses amis n’étaient pas perchés sur des ânes, mais bien sur ce qu’il aurait juré être des mammouths de l’Ancien Temps.

− Beherzt ! se réjouit Nesli. Tu es réveillé !

− Hé Beherzt ! l’interpella aussitôt Atkos en lui faisant tourner la tête de l’autre côté. Regarde comme on a parfaitement géré la situation pendant ton absence. Pas mal, hein ? Uh’ak est loin derrière nous et on chevauche des mammouths.

− Des bébés mammouths, souligna Domyrade en tapotant affectueusement la toison de la grosse tête qui oscillait tranquillement devant elle.

Les informations atteignirent Beherzt avec une lenteur étrange. Puis plusieurs interrogations lui passèrent fugacement par l’esprit sans franchir ses lèvres.

Son regard inquiet revint sur Fenore assise juste devant lui. Alors il posa la question, sans aucun doute la moins importante de toute, mais qui l’intriguait peut-être le plus dans l’immédiat :

− Fenore, qu’as-tu fait à tes cheveux ?

− Comment ça, qu’est-ce que j’ai fait à mes …

Son amie s’interrompit dans un gémissement plaintif. L’air tout à fait atterré, elle passait la main sans comprendre dans ce qu’il lui restait de cheveux. Dès qu’elle descendait en dessous de l’épaule gauche, ses doigts ne saisissaient que le vide, ou, dans le meilleur des cas, quelques résidus noircis qui pendaient encore à leur racine blanche.

– Ne me dis pas que tu n’avais pas remarqué ! s’ébahit Domy.

Fenore semblait au bord des larmes et elle balbutia une ribambelle de mots incompréhensibles.

− Elle s’est un peu roussi le poil dans les souterrains du fort, expliqua Nesli qui se retenait difficilement de rire. C’est en voyant les bébés mammouths, je crois, que son Don a eu un petit sursaut de chaleur.

– Ne t’inquiète pas, Fenore, dit Atkos, je te couperai l’autre côté pour égaliser.

Beherzt prit le parti lui aussi de la rassurer, car elle avait l’air vraiment chagrinée.

– Tu sais qu’à part chez les elfes et les nymphes, un tas de gens ont les cheveux courts, et ils ne s’en portent pas plus mal.

– Tu te distingueras du reste des elfes, renchérit Nesli.

Fenore sembla plus dépitée encore si c’était possible.

  • Non, non, non, assena-t-elle avec un air d’enfant têtue. Hors de question que je me coupe les cheveux !

− Comme tu voudras, soupira Domy. Personne ne va te forcer.

Nesli posa alors ses deux grandes mains sur les épaules de leur amie humaine.

− Hé, qu’est-ce que tu fais ?

− J’ai eu peur que tu tombes, répliqua Nesli. Pourquoi tu te mets en tailleur ? Ce n’est pas une position stable.

– J’ai froid aux orteils, marmonna Domy. La fourrure de son cou me tient chaud.

− Tu pourrais aussi porter les bottes qu’on a volées pour toi au fort.  

− Elles étaient beaucoup trop grandes. De toute façon, on ne va pas marcher, donc ce n’est pas si gênant d’être pieds nus.

Nesli leva les yeux au ciel mais n’insista pas. Fière d’avoir eu le dernier mot, Domy lova un peu plus ses pieds dans les poils gris de leur monture. 

− Ces bébés mammouths sont si faciles que ça à diriger ? demanda-t-il finalement. J’ai l’impression qu’ils vous obéissent vraiment bien.

Sa question sembla sortir Fenore de l’atterrement où sa découverte l’avait plongée.

− On leur a donné des navets à manger, raconta-t-elle, et heureusement pour nous, ils ont beaucoup aimé. Pendant qu’ils digéraient, Nesli leur a enfilé à chacun un mord métallique. À partir de là, ils ont été très dociles, comme des espèces d’énormes chevaux, plus rapides et plus confortables.

− On ne s’est pas arrêtés d’avancer, compléta Atkos, et maintenant, Uh’ak est loin. On est libres et en sécurité.

− Tu oublies quand même que ce mammouth a failli plusieurs fois te brouter les poils des pattes, le railla Domy en désignant la bête de Beherzt et Fenore.

− Les bannis n’ont lancé personne à votre poursuite ? s’étonna Beherzt. 

− Si, lui répondit Nesli, mais surtout dans les collines rocheuses autour de la ville. On en a aperçus quand on s’éloignait. Il y avait aussi un groupe à pied qui venait vers l’enclos, mais ils arrivaient beaucoup trop tard pour nous arrêter. On pense que personne ne nous est tombé dessus après la deuxième escouade parce que personne n’a imaginé qu’on ferait un détour par l’enclos.

− Ne t’en fais pas, conclut Atkos. Avec les mammouths, on les a tous distancés très facilement et ils ont disparu à l’horizon comme des petits points noirs ridicules. Il n’y a plus de souci à se faire de ce côté-là.

C’était plus fort que lui. Son inquiétude à l’égard des dangers que ses amis avaient pu négliger lui remettait machinalement les méninges en route. Il ne pouvait plus s’empêcher de poser des questions.

− Il n’y avait que trois bébés mammouths ?

Ils secouèrent tous la tête en signe de dénégation.

− Et si les bannis décidaient de faire comme vous et finissaient par nous tomber dessus un de ces jours pendant la nuit ?

− Bonne chance à eux pour les rattraper maintenant qu’ils sont tous dans la nature, lâcha Domyrade.

− Et puis s’ils avaient décidé de se lancer après nous à dos de mammouths, trancha Fenore, ils n’auraient pas attendu deux jours. Donc on les aurait déjà repérés derrière nous depuis un moment.

− Deux jours ?

− Et bien, oui : toute la journée d’hier et maintenant celle d’aujourd’hui qui est bientôt finie.

− Beherzt, appela Nesli d’une voix douce mais un peu préoccupée. Tu ne te rappelles pas la nuit dernière, c’est ça ?

Il secoua la tête, inquiet à son tour de ce qu’il avait encore bien pu faire. Heureusement, à en juger par l’expression que prit le visage de Nesli, ça n’avait pas l’air d’être quelque chose de grave. Pas comme…ce que personne pour le moment n’avait osé mentionner, et qui était un sujet que Beherzt le premier souhaitait encore éviter. Tout le monde laissa Nesli lui raconter ce qu’il s’était passé la nuit précédente :

− Tu t’es réveillé tout à fait, comme maintenant, et tu as demandé où tu étais. Il faisait nuit, donc tu ne reconnaissais pas la brousse, ce qui est bien normal. Pendant un bon moment tu es redevenu toi-même, pas très lucide mais assez conscient pour boire, manger et parler, ce qui nous a beaucoup rassurés parce qu’on avait peur que…que ce coma ait un gros impact sur toi. Mais tout allait bien. Et puis tu t’es endormi, tranquillement cette fois, sans perdre brutalement connaissance. À partir de là, tu as dormi sur Fenore, tout le reste de la nuit jusqu’à maintenant.

− Heureusement que tu n’as pas trop bougé dans ton sommeil, apprécia Fenore.

La honte d’avoir dormi avachi contre elle lui revint brusquement. Il se sentit rougir et détourna les yeux de l’elfe pour regarder à nouveau Nesli. Depuis son mammouth, son amie l’examinait attentivement de ses beaux yeux verts. Assise devant elle, Domyrade dardait également sur lui son regard, bleu cette fois, mais non moins intense que le premier.

− Je ne me souviens de rien du tout, avoua-t-il très sincèrement. J’étais persuadé n’avoir pas ouvert les yeux jusqu’à maintenant.

− Et de quoi te rappelle-tu exactement avant ton coma ? s’enquit Nesli.

Malgré sa bienveillance évidente, Beherzt sentit la tension sous-jacente, chez elle comme chez tous les autres d’ailleurs. Ils avaient peut-être peur qu’il ait oublié jusqu’à l’explosion de son Don, peur d’avoir à lui raconter quelque chose d’aussi horrible et difficile à croire. Il se devait de les rassurer sur ce point.

− Mon dernier souvenir remonte au moment où j’ai contrôlé des plantes pour attaquer les bannis.

Personne ne fit de commentaire. Alors il continua maladroitement :

− En réalité, même ça, ce n’est pas très net. Il y a eu comme une grande lumière quand mon Don s’est …réveillé. Pour le reste, je ne me rappelle que de quelques images un peu hachées. De la scène après coup, et de vous, surtout. Vous étiez tous là, sains et saufs. Après ça, je n’ai plus rien vu de vraiment distinct. Du flou, surtout. Puis beaucoup de noir. Oui, après c’est le noir total.

Il y eut un bref silence.

− Tu es un Révélé comme nous, s’exclama Domy, l’air étonnamment réjouie. Toi aussi, tu as un Don complètement hors norme !

− Vous pensez que c’est contagieux ? s’inquiéta Atkos.

Cette idée effleura un instant leur esprit à tous, sauf lui bien sûr. Toutefois, il ne se permit pas de rire de cette hypothèse. Après tout, de leur point de vue, Atkos et lui avaient tous deux fait la découverte de leur Don anormal seulement après avoir côtoyé les trois Révélées aux pouvoirs déréglés.

− Non, pas du tout, leur certifia-t-il presque à regret.

Puis avec plus d’assurance, il avoua enfin ce qu’il aurait sûrement dû leur dire depuis très longtemps :

− Mon Don est apparu il y a plus de cinq ans.

 Il y eut un nouveau silence, bien plus long et pesant que le précédent. La pulsation assourdissante du sang dans ses veines faisait écho au pas lourd mais régulier des mammouths sur le sol poussiéreux de la brousse. Aucun d’eux ne le disait, mais tous le pensaient : il leur avait menti tout ce temps.

Comment était-il censé leur expliquer les raisons de son silence ? Était-il seulement capable d’évoquer tout ça à voix haute ? Il aurait voulu le leur raconter. Ici. Maintenant. Mais il ne savait même pas par où commencer.

Dans son esprit au moins, tout était soudain d’une clarté étonnante. Sa mémoire endormie lui revenait et semblait prendre plus de couleur et de chaleur que la réalité même. Une clarté lumineuse déchira peu à peu la nuit étoilée qui les enveloppait. Pour la première fois depuis des années, Beherzt laissa revenir ses souvenirs.

Il venait d’avoir seize ans. Il n’avait aucune idée ce qu’il voulait faire de sa vie. Il savait lire et écrire depuis une décennie, ça ne le passionnait plus comme avant. Il ne voulait passer ni pour un garçon à marier ni pour un fainéant qui ne voulait pas travailler. Alors il partit.

Il aurait pu aller au sud, vers les villes côtières et vers Arogh, la capitale qui concentrait le plus de merveilles en Edelstein, voire dans le monde entier. À la place, Beherzt voyagea vers le Nord, sans savoir précisément ce qui l'y attirait.

Il erra six mois en Helmer, puis ses pas le conduisirent jusqu’à un énième village d’humains. Un jeune bûcheron cherchait quelqu’un pour l’aider. Il s’appelait Devan. Son frère ainé était parti se marier dans une autre contrée d'Helmer et avait emporté avec lui leur sœur et leurs vieux parents. Devan était resté. Beherzt n’avait jamais su pourquoi.

Ce grand homme blond et barbu se prit rapidement d’affection pour lui, et la sympathie était réciproque. En revanche, contrairement aux attentes de Beherzt, Devan refusa d’emmener son protégé dans la forêt avec lui. Le travail de bûcheron n'était pas fait pour les nains, encore moins aussi jeune et maigrichon que lui. Beherzt fut donc chargé de nettoyer la maison et d’aller faire le marché. Il aidait parfois Devan à hisser les tronçons sur la charrette ou à les ranger en tas derrière la maison. La première hache que le bûcheron lui mit dans les mains, Beherzt l’utilisa pour ébrancher les troncs que son ami abattait. C'était un travail ridicule à côté de celui de Devan, mais qui était à sa portée.

Pendant des mois, ils vécurent comme ça. Beherzt armé d'une hachette contre les branches, Devan massacrant les colosses de la forêt, seul et sans aide. Tout ce temps, son ami n’avait pas cherché à se trouver un autre assistant plus compétent. La situation actuelle leur convenait bien. Ils appréciaient de n’avoir de compte à rendre à personne. Leur existence n’avait rien d’exceptionnel, Beherzt s’en rendait bien compte, et pourtant il était heureux de se lever chaque matin. 

Un jour, Devan décida de l'emmener avec lui dans les bois. Il n'avait sûrement pas vraiment besoin de lui. C’était probablement pour lui faire plaisir. Cela ne rata pas : Beherzt était surexcité, même s’il essayait de le cacher. Devan aussi souriait en préparant leur sac pour la journée. Sur le chemin, il plaisanta beaucoup, se moquant gentiment de la moustache rouge que Beherzt s’efforçait de laisser pousser.

Pourquoi le voir sourire et plaisanter le rendait aussi triste ? Beherzt n’avait aucune raison d’être triste, au contraire c’était probablement le plus beau jour de sa vie. Le soleil baignait la forêt de couleurs chatoyantes, les oiseaux chantaient dans les branches, sautillaient sur le sentier. Devan riait dans sa barbe dorée.

Puis brusquement le soleil se mit à briller plus fort. Non, pas le soleil. La forêt elle-même, les troncs, la mousse et la moindre feuille irradiaient avec une intensité croissante, au point que l’éclat de la lumière lui soit insoutenable. Beherzt ferma les yeux, cacha son visage dans ses mains, mais rien de ce qu’il fit n’atténua cette clarté qui l’éblouissait de toute part. Il ne comprenait pas, il eut peur, il cria.

Quelque chose l’attrapa. Aveuglé, terrifié, Beherzt se débattit mais la chose ne le lâcha pas. Il appela au secours. La chose l’étreignit plus fort, s’agrippa à lui et finalement lâcha prise. Il recula précipitamment, le cœur prêt à exploser. Tout à coup, la lumière blanche autour de lui s’estompa. Au même moment, une voix ténue se fit de plus en plus forte. Il vit Devan. Il l’entendit hurler son nom, l’appeler à l’aide. Une armée de bras tiraient son ami en arrière, l’éloignait de lui. Non, pas des bras. Des serpents. Non, des racines. Non, des formes brunes et vivantes enroulées autour de ses bras, son torse, ses jambes, et qui le plaquèrent en arrière contre un tronc centenaire.

Beherzt trébucha en avant pour aller agripper la main désespérée que Devan lui tendait. Mais il était trop loin, et déjà son corps commençait à disparaître, avalé par le tronc qui prenait vie lui aussi. Non, ce n’était pas possible. Il attrapa le bras de son ami, s’y cramponna comme si sa propre vie en dépendait. Devan l’attira près de lui et Beherzt sentit les larmes de son ami se mêler aux siennes. Puis tout à coup sa main puissante le repoussa avec force et Beherzt atterrit brutalement sur le sol. Il comprit, hurla, vit le visage de Devan se fondre à son tour dans l’écorce. Le cri de Beherzt s’étrangla et il faillit s’assommer contre l’arbre en se précipitant là où son ami avait disparu. Il n’y avait plus rien, rien. Rien qu’un tronc dur comme de la pierre. Il eut beau frapper le bois du poing encore et encore, plus rien ne bougea.

Il hurla, s’étouffa dans ses larmes, se calma le temps de regarder autour de lui, de chercher ailleurs des yeux la silhouette de son ami. Il n’y avait rien, rien que la forêt qui scintillait timidement. Beherzt cria encore, appela, supplia. Une présence était apparue autour de lui, il le sentait. Il pouvait sauver son ami, il devait le ramener.

− Aide-moi, implora-t-il en griffant le tronc à s’en faire saigner les mains.

La forêt l’entendit. Une douce lumière l’enveloppa, des fleurs s’enroulèrent tendrement autour de ses bottes, de la mousse apparut sous ses paumes. Un espoir atroce envahit la moindre fibre de son corps. Il attendit comme il n’avait jamais attendu quelque chose auparavant. Il guetta, ses sens exacerbés à en avoir le tournis. Mais rien ne se produisit. L’arbre ne bougea pas, Devan ne ressurgit pas. Beherzt essaya encore, il mit toute sa volonté dans cet unique but. Il ne demanderait plus rien de la vie après ça. Rien d’autre n’avait d’importance.

Il attrapa sa hache et frappa le tronc. Il ne voulait pas d’une présence de la forêt. Il frappa plus fort. Il voulait qu’on lui rende son ami. Il frappa encore. C’était lui le responsable de sa mort. Il frappa à en avoir mal aux bras. Sa propre peur s’était retournée contre Devan qui voulait l’aider. Tout était de sa faute. Il n’eut rapidement plus la force de soulever son arme. Une vague de chagrin et de culpabilité menaçait à tout instant de le mettre en charpie. Alors il fit ce qu’il savait faire de mieux. Il partit. Et il fit tout pour oublier. Quel monstre.

− Beherzt ?

Il releva la tête. Fenore le fixait dans un mélange d’apitoiement et de perplexité, de même que le reste de leurs amis. Beherzt voulut parler mais se retrouva au lieu de cela à se râcler pitoyablement la gorge. Il renifla et essuya rapidement ses yeux humides tout en cherchant ses mots.

− C’était dans une forêt d’Helmer. Mon Don est apparu assez violemment, je n’ai pas tout de suite compris ce que c’était… J’ai eu peur et il y a eu un accident.

C’était bien plus que ça. Devan… Son souvenir l’envahissait désormais avec une vivacité qui semblait vouloir rattraper toutes ces années passées dans l’oubli. Et avec lui affluait de nouveau le chagrin, aussi insurmontable qu’au premier jour.

− Il a voulu m’aider et moi, je… Je n’ai pas pu…

Il aurait pu. Si un Révélé pouvait utiliser son pouvoir pour faire quelque chose, alors il pouvait aussi l’utiliser pour le défaire. Mais il n’y était pas arrivé, il avait misérablement échoué. Tout ce qu’il pourrait faire désormais et dans le futur n’y changerait absolument rien.

− Après ça mon Don s’est éteint.

Autre chose s’était aussi éteint. Plus jamais, pendant son errance, il ne s’était attaché à une personne comme Devan, ni à une maison comme celle qu’ils avaient habitée. Il avait voyagé beaucoup en Helmer, en Edelstein aussi, et même traversé seul la forêt d’Auël et parcouru plusieurs fois la Plaine. Jamais cependant il n’avait osé s’aventurer près du royaume elfique, ne s’approchant pas même des cités de la lisière. Même si son Don ne s’était plus jamais manifesté, une part de lui avait continué de le craindre. Il ne pouvait pas courir le risque que la présence des Révélés elfiques réveillent ce pouvoir semblable au leur. La simple forêt de ce peuple l’effrayait. Il ne voulait pas être Révélé, il n’avait rien demandé. Alors il ferait comme si de rien n’était.

− J’aurais dû vous en parler, mais…

Il avait la suite de ses excuses en tête au moment de commencer la phrase, mais elle venait de se déliter. Les mots restaient coincés dans un nœud d’émotion inextricable.

− Je n’ai jamais raconté ça à personne, je…

Une poigne invisible se serra autour de son cœur. Il avait encore plein de choses à dire. Devan lui manquait. Il regrettait tellement. Il s’en voulait plus que jamais, pour tout. Il avait caché la vérité à ses amis pendant si longtemps. Sa vie ne servait qu’à gâcher celle des autres et à le faire souffrir.

Sans prévenir, Fenore le serra soudain dans ses bras. Le visage enfoui dans son épaule, Beherzt ne pouvait presque plus respirer, mais il s’en fichait. Il lui rendit son étreinte et laissa ses larmes couler pour de bon.

− Ces pouvoirs ne sont pas faciles à vivre, déclara lentement Fenore. Mais maintenant nous sommes ensemble pour les apprivoiser.

Elle fit une pause puis compléta :

− Le hasard nous a mis tous les cinq dans le même bateau, et même si notre bateau est un peu cabossé, on va continuer de le faire avancer. Tout ira bien.

Non, ça n’allait pas du tout. Il leur devait plus que ces bribes d’explications. Sauf qu’en dire plus pour le moment était tout simplement hors de sa portée. Malgré tout, il se sentait soulagé d’un énorme poids. Pour la première fois, il se sentait prêt à avancer dans la lumière, sans fuir avec angoisse l’horreur de son passé. Peut-être pas dès aujourd’hui. La souffrance et l’angoisse restaient encore bien réelles. Mais un jour… 

− Moi aussi, je veux lui faire un câlin, bougonna Domy depuis le mammouth voisin.

Un rire nerveux secoua Beherzt entre ses sanglots. Il se détacha de Fenore et s’essuya le visage d’un revers de manche.

− Tu n’es pas énervée ? osa-t-il demander à Domy.

Elle s’accorda un soupir pensif.

− Si, très. Mais je suis aussi triste pour toi. Je n’aurais pas cru que tu avais vécu quelque chose comme ça. Je suis désolée.

Elle s’étira comme pour reprendre contenance et reprit la parole avec une certaine nonchalance :

− Et puis, bon, ton Don nous a quand même sauvé la vie dans cette histoire, alors disons qu’on est quitte.

Le regard qu’il posa successivement sur Nesli et Atkos sembla confirmer qu’ils éprouvaient à peu près la même chose. Beherzt aurait parfaitement compris qu’ils lui en veuillent affreusement. Cela dit, il était très heureux qu’ils choisissent de lui pardonner, ou en tout cas de ne pas trop lui en vouloir. Maintenant qu’il y pensait, il ne savait vraiment pas ce qu’il ferait de sa vie sans eux. Bien sûr ils ne resteraient sûrement pas pour toujours ensemble, mais il avait au moins jusqu’au bout de ce dernier voyage pour y réfléchir.

Comme il commençait à se ressaisir, Fenore l’aida à changer de sens sans tomber du bébé mammouth. Beherzt se retrouva enfin face à la route invisible qu’il leur restait à parcourir. Il sentait la présence rassurante de ses amis près de lui, mais ne voyait plus que l’immensité du ciel étoilé et des dernières dunes crayeuses hérissées de buissons.

Ils avançaient encore dans la brousse, mais plus pour longtemps. Déjà, on apercevait à l’horizon les ombres plus troubles des marécages. Deux jours seulement s’étaient écoulés, et ils arrivaient déjà à cette étape du voyage. Cela tenait du miracle. Est-ce que vraiment le hasard donc Fenore avait parlé avait sa place dans tout cette histoire ? Il ne voyait pas trop quelles autres forces pourraient être à l’œuvre. Finalement, la question qu’il s’était déjà posé un certain nombre de fois ne trouverait sûrement jamais de réponse : pourquoi eux ?

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_HP_
Posté le 06/12/2020
Hellooo !

"Il était redevenu un enfant, blotti contre son parent" Je trouve ça adorable, d'autant plus que Beherzt est un personnage plutôt fort, et tout et tout 🥺🥰
"Sa pudeur l’extirpa tout à fait des brumes du sommeil et il s’éloigna vivement de la poitrine de son amie." Mais j'adoooore, je sais que ça l'est pas du tout et pourtant je trouve ça mi-amusant mi-mignon 😂🥺😅

"il était assis à califourchon sur le dos d’un âne énorme et très poilu" Un... âne, t'es sûr ?? Je crois que tu en tomberais vite si tu savais ce qu'était cet âne xD (ce que je ne te souhaite pas évidemment 🙄 (de tomber, pas de découvrir que c'était un mammouth (et je sais pas pourquoi je sens le besoin de me justifier à chaque fois xD)))

"la chevelure volumineuse de Domy, qui ne parvenait pas cependant à cacher la silhouette élancée de Nesli, assise derrière elle" Tiens, Domy a abandonné son nouvel ami ? 🤔

"Pour un peu, le soulagement qui l’étreignit aurait pu le faire retomber derechef dans un sommeil tranquille" C'est vrai que t'as pas assez dormi tiens 🙄😜

"C’est en voyant les bébés mammouths, je crois, que son Don a eu un petit sursaut de chaleur" Désolée, je n'ai pas été aussi forte que Nesli, j'ai ri xDD
Je pensais que Fenore savait pour ses cheveux 🤔 C'était assez amusant, et en même temps je me sentais un peu coupable, parce que je sais qu'à sa place j'aurais été au moins pareille 😅😂

"Tu oublies quand même que ce mammouth a failli plusieurs fois te brouter les poils des pattes" Ooooh je suis mi-morte de rire, mi-morte de choupitude 🥺😂 (oui, je suis beaucoup partagée entre deux émotions dans ce chapitre xD)

"Vous pensez que c’est contagieux ? s’inquiéta Atkos" Pardon, je ris même quand c'est pas drôle xD (je crois que j'ai vraiment craqué XDD)

J'ai trouvé ça vraiment cool (enfin, cool...) qu'on plonge dans les souvenirs de Beherzt, et que ce ne soit pas lui qui le raconte ^^ C'est vraiment trop triste T-T

"Le hasard nous a mis tous les cinq dans le même bateau, et même si notre bateau est un peu cabossé, on va continuer de le faire avancer" J'aime vraiment beaucoup cette métaphore, elle les représente à merveille <3
"Moi aussi, je veux lui faire un câlin, bougonna Domy depuis le mammouth voisin" 🥺😍😂😭

J'ai adoré ce chapitre, très touchant mais d'une certaine façon beaucoup plus détendu que les précédents ^^ On retrouve la Domyrade têtue qui n'écoute pas les autres, par exemple 😄
Et j'ai adorééééé cette ambiance "famille", tout le soutien qu'ils lui apportent (et en même temps j'ai aimé la réponse honnête de Domy quand il lui demande si elle est en colère ^^)
Bref, j'ai aimé ce chapitre, aussi merveilleux que les autres. Et maintenant que leur aventure est "finie", j'ai très hâte (non je ne l'ai jamais dit) de voir comment tout ça va finir ^^

***

• "Non, non, non, assena-t-elle avec un air d’enfant têtue" → encore une puce au lieu d'un tiret ^^
• "Et de quoi te rappelle-tu exactement avant ton coma ? " → tiens, un petit verbe à la deuxième personne du singulier... 😜
• "Il ne pouvait pas courir le risque que la présence des Révélés elfiques réveillent ce pouvoir semblable au leur." → plutôt "réveille", vu que c'est "la présence des Révélés elfiques" ^^
• "Est-ce que vraiment le hasard donc Fenore avait parlé avait sa place dans tout cette histoire" → dont plutôt que donc ^^
Hinata
Posté le 06/12/2020
ah ! j'ai oublié de répondre à celui-là ! alors que je l'ai adoré !
Go y remédier RIGHT NOW.

Haha, en effet Beherzt est souvent mi-mignon mi-amusant, à ses dépends bien sûr XD

Aaah mais c'est normal d'être ambivalent niveau émotion, c'est le relâchement de la pression ^^

Yeees, contente que le flash-back t'ait plu ! J'ai pas mal hésité à la manière d'amener toutes ces infos, et je suis trop trop heureuse que le résultat choisi fonctionne bien ^^

Mouaaaah toutes ces gentilles choses, je fonds T^T

Notsil
Posté le 21/11/2020
Coucou !
Quand j'ai vu le point de vue, je me suis dit, tiens, on va avoir des réponses !!

Et en effet, whaouh !
On comprend mieux comment il a pu nier totalement son Don pendant toutes ces années. Cette solitude à laquelle il a du faire face, si jeune !

J'ai aimé qu'il revive le souvenir et n'en parle pas en entier à ses amis ; nous on sait :p eux pas ont l'essentiel. C'était sympa d'avoir le côté émotionnel, les larmes et tout (oui bon j'aime les perso masculins qui pleurent ^^), et puis tout le monde inquiet/soudé autour de lui...

Alors détail, tu dis qu'il a évité les forêts des elfes du coup, mais on est d'accord qu'il a rencontré Domy (il me semble bien que c'est elle) genre dans une forêt ? Ils y ont passé plusieurs jours si je me souviens bien, et je crois sans accident...

Un petit point de détails, éventuellement.

"On ne s’est pas arrêtés d’avancer," -> y'a un truc qui me gêne dans la formulation sans que je puisse vraiment dire quoi ^^ même un "on n'a pas arrêté d'avancer" reste bizarre ; bref un détail et c'est peut-être que moi, mais si jamais.... ^^

Voilà, sinon j'ai beaucoup aimé ce chapitre, encore une fois. Et la question de Behertz à la fin reste très pertinente ^^

Cette fin de voyage sans encombre, alliée à l'explication du Don du dernier d'entre eux, donne très clairement le signal d'un grand chamboulement imminent pour clôturer ce 1er tome ^^
Hinata
Posté le 22/11/2020
Hey hey ^^

Ooow trop contente de ta réaction =D J'avais déjà rajouté le flash-back dans une première réécriture mais il était très bancal, alors c'est trop bien si maintenant il suscite de la compassion et explique bien certaines choses !

Oui, je tenais à ce qu'il ne déballe pas tout tranquillement après des années de secret et de refoulement même. Et le flash-back fait mieux remonter les émotions héhéhé (d'ailleurs je suis vraiment soulagée que cet aspect du chapitre ait un peu fonctionné, parce que je pleure facilement et souvent mes personnages aussi, donc j'ai toujours un peu peur d'en faire trop avec le côté larmouilles XD Enfin ce qui est sûr c'est qu'au moins fille ou garçon, y en a pour tout le monde haha )

Oui, tu as parfaitement raison : Beherzt rencontre Domy dans la forêt d'Auël, qui fait partie du royaume des humains : il ne s'y passe rien (malgré ses craintes évoquées brièvement à plusieurs reprises dans ces chapitres là) et en réalité, vu la force de son déni, il ne se serait probablement rien passé non plus même s'il était allé s'aventurer dans celle des elfes. Il s'empêche d'y aller parce que ce royaume elfique combine à la fois une forêt qui s'étend non stop sur tout le territoire, et aussi la présence des Révélés du végétal. Mais en fin de compte c'est juste une peur irrationnelle.
Voilà, je sais pas si ça t'éclaire un peu ^^"

Je prends note pour la phrase un peu étrange !

Merciiii pour ce retour si gentil, si cool =D
Haha pour le chamboulement, je te laisserai juger après les deux derniers chapitres ;)
Xendor
Posté le 21/11/2020
Coucou Hina !

J'ai été touché par le chapitre. J'ai été surpris par le côté maternel, presque, de la situation. Enfin, tout cela montre que désormais, ils forment un groupe soudé ; et à ça c'est vraiment chouette pour l'histoire. C'est comme si c'était une petite famille. Je ne suis pas certain qu'il aurait porté aussi proche de son coeur s'il avait été un inconnu, et pour moi c'est révélateur aussi de l'intention et de l'implication qu'ils ont envers chaque membre du groupe.

J'ai été aussi étonné qu'eux de savoir que Fenore ne s'était rendue compte de rien par rapport à sa chevelure. C'était d'ailleurs presque drôle de la voir à moitié dans le déni. x)

Pour revenir à Behertz, quelle histoire il a eu ! On comprend qu'il ait eu marre de son don. Je suis quand même surpris qu'aucun ne lui ait dit que c'est normal de ne pas maîtriser son don lorsqu'on débute. C'est un truc tout bête à dire qui l'aurait soulagé encore plus qu'il ne l'a été dans ce chapitre. Il ne l'aurait pas intégré tout de suite, mais à force de temps l'idée aurait fait son chemin.

En parlant de chemin et de convoi, je retrouve la Domryade adolescente du début, un petit peu. Ce côté d'adolescent qui prend plaisir à vivre dangereusement malgré les conseils des adultes.

Un bon chapitre de la presque fin ! Bon courage pour les quelques restants ;)
Hinata
Posté le 21/11/2020
Salut Xendor !

Yees, tes impressions sur le chapitre me font grave plaisir ^^

Haha oui c'est une belle phase de déni qui s'annonce pour Fenore XD mais ça lui passera ;)

Aaah je suis contente que la back-story de Beherzt soit convaincante ! Et surtout qu'on comprenne mieux le pourquoi du comment de tout ce silence ^^" Ta remarque fait du sens, mais je vais te dire ce qui m'en a empêché : concrètement, même si Fenore et Atkos notamment on été amené à mettre des gens en danger à cause de leur manque de maîtrise au début, aucun d'eux n'a jamais tué quelqu'un. Sans compter que Beherzt s'est même retrouvé à commettre une nouvelle série de meurtres involontaires pendant leur fuite (même si bon, on peut peut-être considérer ça plus comme de la légitime défense, mais bon, ça reste assez vener quand même)... Donc je sais pas si ça aurait vraiment soulagé Beherzt que ses amis minimisent ce qu'il a fait (même si clairement, c'est pas sa faute <3) en le rapportant à leurs propres galères de débutants.

Aw, moi aussi j'ai eu l'impression de pouvoir les faire redevenir un peu eux-mêmes dans ce chapitre à l'ambiance un peu plus détendue, notamment Domy ^^

Merci merci pour ce commentaire encourageant et pertinent comme à ton habitude ! Je suis contente que ce chapitre t'ait plu, à bientôt pour les derniers !! =D



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