Il s’était endormi. Après le soulagement réel qu’Astrée avait pu lire sur les traits jusqu’alors contractés du danseur, elle ne pouvait plus vraiment douter de sa capacité à le soulager. Syssoï ne feignait pas. Personne ne pouvait être si bon acteur. Alors, sans réellement comprendre ce qu’elle faisait, elle avait laissé ses mains agir contre son genou, jusqu’à ce qu’il soit en mesure de se mouvoir à nouveau. La jeune femme l’avait aidé à se relever et à retourner sur l’assise bien plus confortable du canapé.
Il n’était plus question de fuite. Là, en l’observant échoué sur le divan, le front perlé de sueur de douleur, elle lui avait proposé d’aller chercher les seringues. Il s’était contenté de récupérer la main féminine pour la guider, à nouveau, vers son genou. Et Astrée s’était exécutée. Elle n’avait plus posé de question, consciente qu’il n’était pas en état d’y répondre, et avait attendu, sans broncher, jusqu’à ce que le danseur sombre d’épuisement teinté d’apaisement.
Désormais qu’il ronflait tranquillement sur le canapé, elle avait récupéré sa main et déserté le salon. Poussée par son estomac, elle avait entrepris de mettre la main sur une cuisine ou au moins quelque chose à manger. Cela faisait des semaines qu’elle n’avait plus le moindre appétit, et voilà que cela la reprenait au pire endroit qui soit. Qu’allait-elle bien pouvoir trouver dans le réfrigérateur d’un danseur classique ? Du jus de canneberge et du chou kale ? Astrée ne rêvait que de viennoiseries, de pain, de beurre et d’un café avec douze sucres.
Les bras chargés de cendriers pleins et autres assiettes sales ramassés sur la table basse, elle retourna sur ses pas, à travers le long et sombre couloir. Sauf qu'à présent, pas vraiment pressée, elle prenait le temps de jeter un coup d'œil par les diverses portes croisées sur sa route. Dans un ensemble nettement plus haussmannien, avec moulures au plafond, bas reliefs au-dessus des portes et cheminées à dorure, elle tomba essentiellement sur des salons et autres pièces d'utilité très secondaire. Cela dit, vu l'immensité du logement, il pouvait se permettre de gaspiller de l'espace.
Finalement, tout au bout du couloir, elle trouva la cuisine. Grande, évidemment. Savant mélange de modernité et de tradition, comme si tout avait été fait pour ne pas dénaturer le lieu tout en lui apportant ce qu'il fallait de XXIème siècle. De la pierre et du bois, le tout dans des teintes sombres. Elle déposa son fardeau sur la longue table centrale en chêne, et s'empressa d'aller tirer les rideaux des portes fenêtres afin de s'offrir une nouvelle perspective sur l’incroyable jardin.
Un peu de lumière et brusquement le sombre tournait au chic. Astrée rangea la vaisselle sale dans l'électro-ménager prévu à cet effet, et une pastille plus tard, le silence se trouvait rompu par le ronronnement apaisant de la machine. Evidemment, le frigo était vide, et les paquets de pâtes mis à part, les placards se trouvaient à peu près dans le même état de famine avancé. Alors, elle avisa le vieux téléphone accroché contre le mur et se rappela la proposition que lui avait faite le concierge. Quel était le numéro à composer, déjà ? 515.
— Nathanael, j'ai un gros problème, j'ai faim, les placards sont vides, cet homme ne se nourrit pas, je n'ai pas d'argent, et Barbe-bleue ronfle, annonça-t-elle dans le combiné coincé entre son épaule et son oreille. Comment fait-on ? Non, parce que je tiens à vous prévenir avant toute chose, si vous raccrochez sans qu'on ait trouvé la moindre solution, y a clairement non-assistance à personne en danger, voire crime contre l'humanité qui est mienne.
— Barbe-Bleue ?
— Syssoï.
— Intéressante analogie. Souhaitez-vous que nous en parlions ? se moqua-t-il discrètement.
— Nous verrons plus tard pour ma psychanalyse. Pour l'instant je voudrais qu'on se concentre sur l'éradication de la faim dans mon monde.
— Très bien, comment souhaitez-vous que nous procédions ? Est-ce que nous parlons d'un simple repas ou bien de la réhabilitation complète et totale de la cuisine de monsieur ?
— Hum... J'aurais tendance à répondre par égoïsme et pur instinct de survie, mais il me faut penser en termes de tentative désespérée de survie de l'espèce Barbe-Bleue, je le crains...
— Bien, et si on faisait les deux, livraison de repas et de courses ?
Le ventre d’Astrée signifia son impatience de manière sonore.
— Mais je n'ai pas d'argent, Nathanael. Sérieusement, je dois avoir un ou deux euros en fouillant bien mes poches, mais rien d’autre.
Joignant le geste à la parole, elle entreprit de fouiller ses poches avant de se rappeler que son costume n’en contenait qu’une seule dans laquelle il y avait à peine la place pour son téléphone portable.
— Ce n'est pas un problème, monsieur a un compte auprès de la conciergerie.
— Comment ça fonctionne ?
— La conciergerie avance les paiements qui sont réglés par le propriétaire en fin de semaine.
C’était un monde à part, tellement éloigné du quotidien d’Astrée où chaque repas devait être anticipé en fonction des entrées et surtout des sorties d’argent. Comme il devait être doux d’être à l’abri du besoin.
— Et je peux commander n'importe quoi ? demanda-t-elle par curiosité.
— À peu près, oui, le budget est quasi illimité.
— Une robe Balmain ?
— Good Lord... Oui, tout à fait. Vous souhaitez une robe en particulier ou dois-je vous faire parvenir plusieurs d'entre elles ?
Il était sérieux ?
— Non, je vais me contenter de viennoiseries. Mais vraiment plein.
— Ce qui est assez antinomique avec la robe Balmain. Une préférence pour vos viennoiseries, mademoiselle ?
Il avait cette façon de prononcer le mot « viennoiserie » avec cette majuscule qui, dans sa bouche, n'avait rien de silencieuse, et qui rendait le tout définitivement très chic, divinement luxueux, comme si elle se trouvait en train de commander un menu des plus gourmets.
— Non, mais... Est-ce que vous pouvez ajouter du sucre et du beurre à la liste de courses ? Et mettez aussi des fruits et légumes frais, histoire qu'il ne soit pas trop dépaysé.
— Et nous ne voulons pas cela.
— Absolument pas. Il prend quoi d'habitude ?
— D'habitude une cuisinière s'occupe de ses repas.
Ah, donc cela n'avait rien d’exceptionnel.
— Où est-elle, cette cuisinière en ce moment ?
— Très certainement chez un nouvel employeur depuis que monsieur l'a mise à la porte.
— Pourquoi ? Qu'est-ce qu'elle a fait ?
— C'est monsieur qui a fait… Une dépression.
— Tout de suite les grands mots ! Non, il est juste affamé, cet homme, voilà tout.
— Evidemment. Je m'en occupe au plus vite. Tenez bon.
En raccrochant, elle se surprit à sourire de bonnes grâces, ce qui ne lui était pas arrivé depuis... Eh bien des semaines aussi, tout comme la mauvaise humeur de Monsieur. Existerait-il un éventuel rapport de cause à effet ? L'évidence ne la frappant pas, elle s'en retourna à son exploration.
Au-delà du couloir traversant, chaque pièce bénéficiait d'une porte à double-battant qui donnait sur la suivante. Ainsi elle passa rapidement d'un petit salon à une salle à manger aux improbables proportions. Sa grande table lustrée et sa grosse horloge sonore contrastaient indéniablement avec la collection de poupées russes qui s'alignaient sur la cheminée, et le mur entièrement recouvert de photos encadrées de diverses manières.
Cadres noirs minimalistes côtoyaient cadres à dorures et bois patiné. Après avoir écarté les lourds rideaux qui habillaient les trois fenêtres donnant sur cour, elle s'approcha de cette exposition permanente pour y découvrir ce qui devait être une famille. Sa famille à lui. Des hommes, des femmes, et un maelström d'époques et de modes vestimentaires. Des hommes toujours incroyablement nobles, et des femmes d'une grande beauté. Statures imposantes, dignité exacerbée pour des photos posées, et ici et là, quelques scènes de vie presque ordinaires, des sourires francs, des rires immortalisés dans leur mouvement. Elle repéra rapidement ce petit garçon joyeux dont les boucles brunes lui tombaient jusque sur les yeux, et n'eut aucune difficulté à le retrouver quelques années plus tard en adolescent sombre et solitaire, ce garçon qui ne souriait plus. Du bout d'un index, elle caressa l'ovale d'un visage avant de parvenir à s'arracher à sa contemplation pour poursuivre sa visite clandestine.
Finalement, tout au bout de cette enfilade, la dernière pièce acheva de séduire la jeune femme et mit fin à son envie de découvrir le reste. Elle se trouvait dans une immense et magnifique bibliothèque, et se fit l'effet de Belle découvrant le présent de la Bête. Rien n'aurait pu lui faire plus plaisir que ce vaste espace dont les murs dégueulaient d'ouvrages en tous genres. Du neuf, du vieux, du très très vieux, du « sa place est dans un musée ! ». Trois murs qu'on ne distinguait plus derrière ces tranches colorées, et le quatrième recouvert d'un miroir sur toute sa hauteur et toute sa largeur. Dans un coin de la pièce, deux méridiennes invitaient à la paresse, tandis que dans un autre trônait un vieux piano droit parfaitement accordé, comme elle venait de s’en assurer.
Si les autres salles sonnaient vides et creuses, celle-ci était habitée et visitée très régulièrement. La barre au sol et le mur-galerie des glaces étaient de bons indices. C’était ici qu’il s'entraînait. Pourtant, le miroir ne lui rendit pas son reflet. Il avait été dépossédé de sa fonction première à mesure que sa surface s’était trouvée recouverte de feuillets, post-it et autres notes. Quelques esquisses d’elle-même lui offraient leur regard triste, évidemment, mais Astrée ne s’y attarda pas. Au marqueur rouge contre le verre poli, on avait relié certaines des notes entre elles. Toutes les lignes semblaient avoir le même point de convergence : le feuillet central.
« Les huit niveaux de conscience », lut-elle en s’approchant. Les bords de la feuille avaient été arrachés, et le papier demeurait légèrement froissé, pourtant la prise de notes était claire et l’écriture si nette que la lecture n’en était que facilitée. Il était question de psychologues, Timothy Leary et Robert Anton Wilson et de huit degrés d’évolution neuronales. Visiblement, le premier avait fondé cette théorie dans les années 60, et le second l’avait reprise et étayée. Astrée n’y comprenait pas grand chose, mais certains mots avaient été surlignés parmi les huit niveaux bien hiérarchisés. Les quatre premiers semblaient être la norme pour les deux psychologues. Puis, à partir du cinquième on parlait de niveaux « supérieurs » inactifs chez la plupart des êtres humains.
Dans le cinquième point, justement, Syssoï avait souligné « perception d’un espace multidimensionnel ». Dans le sixième, il s’était attardé sur « la conscience des abstractions ». Le septième évoquait une « connexion aux vies passées et à l’inconscient collectif ». Quant au huitième et dernier point, le surlignage avait été laissé sur « permet d’agir en dehors de l’espace-temps sans les contraintes de la relativité ».
Astrée esquissa un mouvement de recul. Durant tout ce temps, Syssoï avait-il étudié la question jusqu’à l’établissement d’une théorie ? Une théorie scientifique qui plus est. Chaque partie mise en évidence se trouvait reliée à une autre note par un de ces fameux traits au marqueur rouge. Du bout de l’index, elle en suivit quelques-uns. Sur chaque post-it, il avait inventorié une expérience vécue. Les siennes, évidemment, mais également celles d’Astrée. Sur un morceau de page arrachée, elle lut « Castelnaud, face à face avec Aelis et Olimp » qu’il avait rattaché à la fois aux septième et huitième niveaux de conscience. Tandis que ses esquisses étaient reliées aux sixième et quatrième niveaux.
Le quatrième n’était-il pas supposé être l’échelon de normalité ? Son index fouilla le feuillet à la recherche du paragraphe qui lui était consacré. « 4. Circuit domestique : niveau socio-sexuel. » Ah, d’accord. Et, cela signifiait ? Non, finalement, elle ne préférait pas savoir.
Sur la gauche, une large composition de diverses feuilles A4 occupait toute la hauteur du miroir et attira l’attention de la jeune femme. Elle délaissa les niveaux de conscience pour se rapprocher de cette généalogie des plus détaillées. Les Romanov, comprit-elle à la lecture de quelques prénoms à évocation historique. Mais pourquoi ? L’arbre semblait plus large que long, les ramifications n’avaient rien à voir avec les généalogies en éventail dont Astrée avait l’habitude. On n’avait pas cherché à trouver tous les ancêtres d’une seule et même personne, mais plutôt l’inverse. Tout au sommet, cet individu était symbolisé par un point d’interrogation et distribuait ses branches d’ADN qui se démultipliaient par la suite, et composait diverses familles. Les Romanov, donc, mais également d’autres patronymes de diverses consonances.
Tout à gauche, Olimp Le Varègue, fils d’Erik Le Varègue, demeurait sans descendance, tandis qu’à droite, il en allait de même pour Romeo Montecchi 1214-1231. Ce dernier avait été relié à un post-it indiquant « Giulietta Cappelletti, petite-fille de Tommaso Cappelletti, bâtard d’Adhémar de Beynac vers 1148 »
Les deux mains contre ses lèvres, la jeune femme recula jusqu’à rencontrer l’assise d’une méridienne dans laquelle elle se laissa tomber. Comment ? Et pourquoi ? Comment en si peu de temps était-il parvenu à rassembler autant d’informations ? Il ne s’était pas contenté d’enquêter pour lui, il l’avait fait également pour des données la concernant directement. Brusquement, une sonnerie la fit sursauter tout en la tirant de sa torpeur. La porte d’entrée, réalisa-t-elle tandis qu’elle se relevait d’un bond. Probablement Nathanael et sa commande. Dans la précipitation, elle cogna un guéridon et fit tomber le livre sur sa tranche qui y siégeait. « Old souls : the scientific evidence for past lives » titrait-il.
*
Il fallut encore une bonne heure à Astrée pour ranger toutes les courses livrées par le concierge, ainsi que digérer tout ce qu’elle venait de lire et découvrir. Elle aurait certainement pu être plus efficace et rapide si elle n’avait pas été plongée dans ses réflexions et si, accessoirement, elle avait connu d’avance l’emplacement de chaque chose plutôt que de devoir ouvrir chacun des placards dès qu’elle voulait y ranger quelque chose.
Elle s’était installée, café à la main, sur la petite terrasse de l’atelier encadrée de fer forgé dont une série de marches donnait accès à la cour intérieure si verdoyante lorsque l’endormi émergea dans son dos. Il s’était redressé si vivement qu’Astrée manqua d’en renverser sa tasse de surprise. Il avait été si paisible jusqu’à présent qu’elle ne s’était pas attendu à un réveil si brutal.
Depuis le canapé, Syssoï repoussa le plaid dont elle l’avait couvert et fouilla l’espace du regard avec frénésie. Lorsqu’il le posa sur elle, il donna l’impression de s’apaiser légèrement, et s’affaissa à nouveau. La tête entre les mains, il chassa le sommeil de ses traits avant de s’essayer aux étirements de ses membres. Astrée ressentit son appréhension tandis qu’il tentait de plier sa jambe. Elle ressentit sa surprise également, lorsqu’il la déplia et la replia à de nombreuses reprises sans la moindre difficulté. Devait-elle ajouter « roi thaumaturge » à la définitivement trop longue liste de ses capacités étranges ?
— Merci, se contenta-t-il de souffler en quittant définitivement le sofa.
— De rien, rétorqua-t-elle dans un haussement d’épaules.
Elle n’avait fait que poser ses mains sur un genou, il n’y avait vraiment pas de quoi la remercier. Si encore elle avait su ce qu’elle avait été en train de faire… Mais même pas. Cela dit, il ne boitait plus du tout en la rejoignant sur la terrasse. Ses traits ne trahissaient plus la moindre douleur en tirant une chaise au fer blanc usé à lui. Pas plus qu’il n’eut la moindre difficulté à plier sa jambe en s’installant à la table de jardin.
— Tu es toujours là, constata-t-il.
— Tu as un jardin magnifique, répondit-elle.
C'était superbe, absolument superbe. Luxuriant et indiscipliné. Esseulé, presque oublié, insoupçonné, et tellement précieux. Totalement hors de portée, intouchable pour qui n'était pas convié... Ou pour qui ne s'invitait pas de force, en l'occurrence.
— Je craignais que tu te sois envolée.
— Combien de jardiniers sont nécessaires à son entretien ?
— Aucun. Je le laisse vivre, consentit-il à répondre dans un soupir.
Astrée songea à sa propre cour intérieure et cette unique plante en pot morte depuis plusieurs hivers, mais qu’elle laissait végéter dans son terreau desséché. Elle aussi, elle avait laissé vivre ses végétaux, mais jamais pour un tel résultat. Elle s’accorda encore un instant de contemplation, s’enivra de toute cette verdure improbable, avant de reporter son attention sur cette tasse vide dans laquelle elle entreprit de verser du café chaud, avant de la tendre au danseur en même temps que les viennoiseries.
— Est-ce que tu savais que cet atelier appartenait à Gustave Courbet, avant ? demanda-t-elle sur le ton de la conversation.
— A Charles de Steuben en réalité, mais Courbet fut son élève, en effet. Comment…?
— C’est lui qui m’a ouvert la porte de ta chambre, ou plutôt de sa chambre, répondit-elle tranquillement, le nez dans sa tasse.
— Tu as… Tu as rencontré Gustave Courbet ? Est-ce qu’il a un lien avec nous ?
Sa question était légitime, puisque le seul bond dans le temps auquel il avait assisté et participé, le tout premier, leur avait permis de revivre la mort d’Aelis. Mais l’attention d’Astrée fut toute entière à cette fin de phrase.
— « Nous » ?
Le regard qu’elle obliqua dans sa direction ne laissa que peu de place à l’interprétation. Astrée n’avait pas oublié, elle n’avait rien pardonné, et ne tolérerait aucun « nous » d’aucune sorte.
— Non, reprit-elle après qu’il ait détourné le regard. Disons que je suis apte à visiter toutes les vies d’un bâtiment, et donc à croiser ses différents occupants. Mais tu devais déjà le savoir, n’est-ce pas ? Après tout, c’est le huitième niveau, celui qui permet de s’affranchir de l’espace et du temps, ainsi que de toute contrainte liée à la relativité.
Dans un regard en coin, elle se satisfit de cette déglutition douloureuse qu’elle observa contre sa pomme d’Adam, et de cette lèvre qu’il mordillait avec nervosité. Astrée venait de parvenir à un tour de force en inversant les rôles. C’était elle qui menait la danse, à présent. Et forte de ce constat, elle avança un coude contre la table, et son menton dans sa paume, se pencha en direction du très fébrile danseur.
— J'ai une proposition à te faire... avait-elle murmuré dans un sourire en coin.
*
— Cette mise en scène est ridicule, tu en as bien conscience ?
Nonchalamment accoudé à la grande table, il promenait une grimace sur le décor autour de lui. Un décor qui était sien et qu'il semblait découvrir pour la première fois. Il ne cautionnait rien de tout cela, pourtant il s'exécutait sans broncher, se pliait aux volontés de celle qui se situait à plusieurs mètres de distance, tranquillement installée au bout opposé de cette bien trop longue table d'apparat.
— Simple mesure de précaution. Ainsi on est certain de ne pas se laisser distraire par... par tout ça, répondit-elle en désignant du bout de son Bic l'intégralité de l'être qui lui faisait face.
Un être qui passa paresseusement une main dans ses cheveux, les plaquant en arrière, tout en l'observant, elle, ouvrir un bloc-notes et faire cliquer son stylo de la pulpe d'un pouce.
— J'ignorais qu'il fallait se munir d'accessoires.
— J'attends cet instant depuis tellement longtemps, si tu savais...
— Je ne sais pas comment le prendre, avoua l'homme devant l'enthousiasme mal contenu de la brune. Pourrait-on au moins ôter cette composition florale du centre de table ?
Astrée releva le nez de sa prise de notes, tenta de reporter son regard sur lui, mais buta sur cette chose qu'il venait d'évoquer. L'énorme vase d'une autre époque, d'un autre goût aussi, dégueulait ses lilas sur son petit napperon de dentelle. C'était affreusement imposant, affreusement kitch, absolument pas lui.
— Oui, bien sûr ! s'exclama-t-elle en se redressant si rapidement qu'on l'eut cru sur ressorts. D'ailleurs... Si je peux me permettre... C'est très... Comment dire ?
— Laid ? l'aida-t-il à finir sa phrase.
Il vint à son secours, également, concernant l'énorme vase sous le poids duquel elle semblait sur le point de disparaître.
— Ça ne te ressemble pas, rectifia-t-elle en lui cédant l'énorme objet qu'il alla déposer sur un lourd buffet, lui aussi d'un autre âge.
— Je déteste cette pièce, je n'y mets jamais les pieds.
La grimace qu'il afficha à nouveau alors qu’il réintégrait son bout de table fit surgir une pointe de culpabilité dans la poitrine de la jeune femme. S'ils étaient ici, c'était à sa demande. Lorsqu’elle avait compris qu’il ne souhaitait pas la voir partir, qu’il le redoutait même, elle y avait vu une opportunité inédite pour obtenir ce qu'il lui avait toujours refusé : des réponses. Et puisqu'elle souhaitait vraiment mettre à profit cette expérience, elle avait instauré un protocole de distanciation sociale afin que le premier effleurement ne ruine pas son expérience. C'était la raison pour laquelle elle avait opté pour cette salle à manger, et cette table ridiculement immense qui, pour l'occasion, offrait un lieu de travail parfait.
— Pourquoi ? demanda-t-elle en se réinstallant à son tour.
— Je dois vraiment répondre à ça ?
Elle ne lui offrit rien d'autre qu'un haussement d'épaules. Ça ne faisait pas partie de ce marché qui n'avait pas encore débuté, mais s'il bloquait déjà sur cette question, cela ne présageait rien de bon pour la suite.
— C'est une pièce familiale, soupira-t-il malgré tout avec réticence. Une seule personne n'est pas une famille.
Son regard, qu'elle suivit avec curiosité et appréhension, s'hasarda sur les portraits au mur. Un instant, un très court instant, il reporta ses yeux d'un bleu triste sur elle, et laissa entrevoir une faille immense, avant de se dérober aussi rapidement. Elle aurait pu l'interroger à ce propos, le questionner sur l'absence de sa famille et les raisons qui l'avaient conduit à demeurer seul dans ce bien trop vaste domaine, mais elle ne voulait pas l'accabler plus qu'elle ne l'avait déjà fait.
— Très bien, je te rappelle les règles : une question chacun à tour de rôle. On y répond avec sincérité, et pas d’entourloupe… Tu commences, lui accorda-t-elle à sa grande surprise.
Syssoï ravala sa surprise rapidement et sa chaise racla sur le sol, tandis qu'il se relevait. Mince, ça commençait mal si, avant même la première question, il refusait de se plier à la plus importante des règles : garde tes distances. Contre toute attente, ce ne fut pas la direction d’Astrée qu'il prit, mais l'opposé, avant de disparaître dans le couloir attenant. Quoi ? Il abandonnait aussi rapidement ? Elle n'avait pas posé la moindre question, ni abordé aucun des thèmes à potentiel dangereux.
L'instant de confusion passé, elle s'apprêtait à lui hurler dessus, le traiter de lâche, lorsqu'il réapparut, un petit carnet à la main. Carnet qu'il posa devant lui sur la table tandis qu’il réintégrait sa chaise. La reliure de cuir s'ouvrit sous ses doigts, et brusquement Astrée se rappela où elle avait déjà vu cette petite chose. Beynac ! Sur les rives de la Dordogne. Lorsqu'il l'avait interrogé sur le contenu de son cauchemar et qu'elle avait cru qu'il se désintéressait de sa réponse.
— Est-ce que... commença-t-elle avant qu'il ne la stoppe de son index brandi en l'air.
— Chut ! intima-t-il. Ce n'est pas ton tour.
Elle allait probablement regretter amèrement cette idée de règles qui amputait toute spontanéité à leurs futurs échanges. Sur le coup cela lui avait semblé être une bonne idée de lui fournir un cadre, un canevas familier, à l'image de ses propres règles stupides et frustrantes dont il avait jalonné tout leur séjour dans le Périgord. Elle avait fait ça pour lui, pour le mettre à l'aise, et il allait retourner cela contre elle. Classique.
— A Castelnaud, tu as dit que je n'avais pas toutes les données, reprit-il après avoir tourné plusieurs pages de son carnet jusqu'à tomber sur celle qu'il consultait en cet instant. Qu'est-ce que tu entendais par-là ? Tu as fait des rêves dont tu ne m'as pas parlé ?
— T'as pris des foutues notes de chacun de nos échanges pendant un mois ? réalisa-t-elle brusquement.
— Toujours pas ton tour.
Agaçant. Prodigieusement agaçant.
— Oui, finit-elle par lâcher après un râle de frustration. Oui... La nuit de l'orage j'ai rêvé d'Aelis et Olimp. Je ne t'en ai pas parlé parce que Jeanne a débarqué, et parce que j'étais pas très sûre que ce soient réellement Aelis et Olimp.
— C'est-à-dire ?
Était-ce une deuxième question ? Avait-il droit à une deuxième question ? Ou bien devait-elle considérer ceci comme le prolongement de la première ? Elle n'avait pas réfléchi à ses règles suffisamment dans le détail… Mais si elle le stoppait maintenant et imposait son tour, alors il la poserait au prochain, et cet interrogatoire durerait une éternité. Autant se débarrasser de celle-ci de suite.
— C'était seulement la deuxième fois que je me réveillais en me souvenant de mon rêve, ça n’avait rien d’évident à ce moment-là. Il faut dire que les protagonistes, même s’ils ne parlaient pas pareil, ne s’habillaient pas pareil et ne s’appelaient pas pareil, c’était quand même toi et moi. Et surtout, il ne s'agissait pas d'un cauchemar. Alors... Je me suis demandé si... si ce n'était pas mon inconscient qui projetait mes fantasmes sur une époque dans laquelle, et tu l'as dit toi-même par la suite, j'étais immergée en résidant à la gentilhommière.
— Tes fantasmes ?
Evidemment, il fallait qu'il ne relève que ça. Cela dit, l'ébauche frémissante d'un sourire en coin témoignait du fait qu’il avait retrouvé un semblant de légèreté.
— Hop, hop, hop ! Mon tour ! le coupa-t-elle, plus que ravie d'échapper à cette interrogation en particulier. Et ma première question sera... Que peux-tu me dire sur la théorie des huit niveaux de conscience ?
— Rien que tu ne saches déjà, visiblement, répondit-il en s’affaissant contre le dossier de sa chaise. Il s’agit d’une théorie de l’évolution de l’esprit.
— Rien à voir avec Darwin, alors ?
— Non, rien. Leary, un psychologue, pensait que les capacités cérébrales pouvaient évoluer jusqu’à un niveau quantique. Il partait de l’instinct de survie comme premier niveau, et spéculait jusqu’à l’affranchissement pur et simple de l’espace-temps euclidien.
Astrée n’avait pas tout saisi, mais son explication très succincte faisait tout de même bizarrement sens à son oreille.
— Et c’est ce qui m’arrive ? J’évolue ?
— Je n’en sais rien, Astrée, je… C’est le principe même d’une théorie, elle n’est pas vérifiable. Je ne fais que chercher à comprendre.
Alors elle réalisa. Elle en eut la certitude. Il n’avait aucune réponse. Des théories, des pistes, des axes de réflexion, et probablement la même avidité à comprendre ce qui leur arrivait qu’elle, mais il n’était pas détenteur de cette explication, cette solution dont elle avait absolument besoin. Syssoï n’était pas l’instigateur, il ne l’avait jamais été. Il subissait, au même titre qu’elle. Alors qui était le marionnettiste ?
— A mon tour, reprit-il dans un sourire carnassier. Tes fantasmes ?
Et bordel ! Pourquoi n’avait-il pas oublié cette question ?
— Tu veux connaître le contenu de ce rêve ? demanda-t-elle.
Elle préférait ne pas se mettre à déblatérer sur les pensées qu'elle avait pu nourrir à chacune de leur rencontre, si ce n'était pas nécessaire.
— Je veux connaître le contenu de chacun de tes rêves, précisa-t-il.
Il avait ce truc dans la voix et le regard. Ce truc qui la força à se féliciter d'avoir instauré des distances de sécurité, et manqua de forcer son cœur à se détraquer.
— Ils s’envoyaient en l’air, répondit-elle dans le simple but de lui effacer ce sourire des lèvres.
Ce qu'il fit immédiatement, tandis qu’il ponctuait sa surprise en cassant accidentellement sa mine de crayon contre son carnet.
— A moi ! reprit-elle ravie de son effet. Ce carnet, là, c'est le même que le jour où tu as voulu me noyer ? Tu y notes quoi ?
Elle se servit un grand verre d'eau à la carafe posée sur la table, et l'observa se désintéresser dudit carnet afin de reporter son attention sur elle. Il la regardait étrangement, comme si ce qui venait de sortir de sa bouche n'avait pas le moindre sens. Ce n'était pas le même carnet ?
— Te noyer ?
— T'avais pas envie de me noyer ? demanda-t-elle, le verre au bord des lèvres.
— Tu es sérieuse ? réalisa-t-il alors. La seule chose dont j'avais envie, c'était de toi.
Verre dont elle manqua recracher le contenu, ne devant son salut qu'à sa main qui empêcha le tout de se répandre sur la belle table lustrée. Pathétique. Le danseur, lui, demeurait imperturbable, comme totalement extérieur à cette scène où il lui révélait, le plus calmement du monde, avoir eu envie d'elle dès le premier instant. Comme inconscient de l'impact que cela avait sur elle et les scénarios qu’elle développait depuis des mois, il referma le petit carnet, avant d'amorcer le bras pour le faire glisser sur toute la longueur de la table jusqu'à elle. Un carnet dont elle arrêta la progression du plat de la main, lui évitant l'eau qui s'était, malgré elle, quelque peu échouée sur le bois.
— Lis. Et pose une autre question, celle-ci était nulle.
Encore légèrement toussotante, elle ne se fit pas prier pour ouvrir le carnet et y trouver refuge, en parcourir l'écriture manuscrite soignée, noter l'organisation des notes qui l'était tout autant, en faire tourner les pages au grammage de qualité. Tout était classé par date et lieu et s'arrêtait à la date du jour. Une page noircie des dernières informations qu'elle venait de lui apporter. Des prénoms, des dates, des lieux, et beaucoup de points d’interrogation.
— J’ai vu l’arbre généalogique, également, reprit-elle après un moment de silence. Tu crois que tes… comment nommer ça ? Tes incarnations ? Tu crois que tes incarnations appartiennent toutes à une même famille ?
— C’est ce que pense Lauretta.
Lauretta ? Sa Lauretta ? La généalogiste qui avait aidé Astrée aux archives de Périgueux ? Comment diable connaissait-il Lauretta ? Et comme s’il lisait dans ses pensées, il reprit la parole.
— Après ton départ, je me suis rendu aux archives à mon tour. Je voulais en apprendre plus concernant Olimp. Lauretta était là. Elle m’a aidé à remonter la généalogie du Varègue, tandis qu’elle activait son réseau en Italie afin de vérifier la théorie de ton cousin.
— Pourquoi ? ânonna-t-elle avec surprise.
Astrée ne comprenait pas d’où lui était venue cette théorie. Elle avait toutes les difficultés du monde à se le représenter au milieu des archives à s’entretenir avec la si joviale Lauretta.
— A cause des Varègues, justement. Ce sont… commença-t-il avant qu’elle ne l'interrompt.
— Je sais ce que sont les Varègues.
Elle avait arpenté tout l’internet pendant plusieurs nuits blanches à la recherche de la moindre information concernant ce peuple. Elle n’avait certes pas tout retenu, mais elle se souvenait parfaitement qu’il s’agissait de Vikings originaires de Suède, venus s’installer entre les actuelles Ukraine et Russie. Ils avaient fondé Kiev et Saint-Pétersbourg, entre autres. Si Astrée avait eu cette piste grâce au patronyme d’Olimp, et au fait que Syssoï avait attiré son attention dessus, elle n’avait pas envisagé qu’il puisse, lui-même, entreprendre des recherches.
— Est-ce que tu sais également que le chef légendaire des Varègues, Riourik, serait l’ancêtre de Roman Zakharine ?
Roman Zakharine ? Où avait-elle entendu ce nom, déjà ? Ah oui, il s’agissait du grand-père du fondateur de la dynastie Romanov. D’où le nom Romanov, en hommage à Roman. La tête entre les mains, Astrée se massait les tempes.
— Donc, si je résume… Parce qu’Olimp s’appelait « Le Varègue », tu y as vu un lien possible avec Riourik, donc Roman, et donc toi. Et sur cette maigre intuition, tu es allé aux archives armé de rien d’autre que ton ambition, pour remonter la généalogie d’un soldat de seconde classe jusqu’à un chef viking dont l’existence tient plus du mythe que de la réalité. C’est bien ça ?
C’était totalement absurde. En avait-il seulement conscience ?
— N’est-ce pas exactement ce que tu as fait concernant Aelis ?
Si. Astrée ouvrit bien la bouche pour le contredire, mais qu’avait-elle à opposer ? Rien. Il avait raison. Lorsqu’elle avait entrepris ses recherches, elle n’était même pas certaine qu’Aelis était autre chose qu’une création de son esprit dérangé.
— A mon tour ? demanda-t-il en la voyant refermer sa bouche.
Astrée en avait presque oublié les règles, mais puisqu’il se sentait prêt à relancer les hostilités, elle lui céda la parole d’un vague geste de main. Elle s’attendait à ce qu’il l’interroge sur ses autres rêves, ceux qu’elle aurait eu en son absence. Aussi, se figea-t-elle de surprise en l’entendant demander :
— Pourquoi es-tu partie ?
Avait-elle mal compris ? Avait-il réellement le culot d’évoquer son départ de Beynac, ou bien s’agissait-il de tout autre chose ? Ce devait être tout autre chose. Ce ne pouvait être que tout autre chose. Non ? Non. Au regard qui soutenait le sien, Astrée obtint cette improbable confirmation.
— Je ne suis pas partie, j’ai pris la fuite, rectifia-t-elle, mâchoires serrées. Et si je l’ai fait c’est parce que toi, tu étais parti.
— J'étais là quand tu as fait le choix de grimper dans cette voiture en pleine nuit. Je t'ai vu faire, je t'ai vue t'y précipiter. Moi je suis resté ! Moi j'ai attendu plusieurs semaines des fois que... Et toi, où étais-tu ?
Il s'était relevé en même temps que le ton avait changé, et ses deux mains puissantes à plat contre le bois de la table, il l'accusait, la mettait au défi de répondre.
— Et toi, lorsque je me suis retrouvée complètement seule dans un grand lit vide, t'étais où ? lui décocha-t-elle. Tu crois que j'ai ressenti quoi en te voyant remonter ton pantalon pour te tirer sans un mot ? Tu peux m'expliquer pourquoi j'aurais dû rester, pourquoi j'aurais dû me soucier de toi alors que tu semblais t'en foutre royalement ? Il te vient pas une seule seconde à l'esprit que si je suis partie, justement, c'est parce que je ne supportais pas l'idée d'affronter ton indifférence après ça ?
— Tu pleurais !
— Et alors ? C'était une raison pour me prendre dans tes bras, pas pour m'abandonner à mes émotions comme le dernier des salauds.
Elle s'était redressée elle aussi. Certes, même debout elle n'en imposerait jamais autant que lui, mais assise c'était pire. Elle ne voulait pas avoir l'air d'une petite chose ramassée au fond d'une chaise quand lui faisait démonstration de toute sa splendide colère. Une colère qui le déserta pour de bon sur ces derniers reproches.
— J'avais besoin de réfléchir, trouva-t-il tout de même le courage de répondre.
— À quoi ?
— À ce que je venais de faire.
— Tu dis ça comme s'il s'agissait...
— D'une erreur ? acheva-t-il à sa place. C'est le cas.
Un uppercut en plein nez. Voilà la puissance de la gifle virtuelle qu'elle venait de recevoir. Un poing qui s'abattait sur elle, sur son estomac et qui, emporté par la violence de l'acte, finissait par s'y enfoncer, déchirant l'épiderme pour venir chatouiller ses organes vitaux.
— J'sais pas à quel jeu tu joues, mais j'en suis pas ! cracha-t-elle en ramassant bloc, carnet et stylo, prête à tirer sa révérence.
— Tu veux bien me laisser finir avant de t'énerver ?
Il avait entrepris un mouvement, infime. Il avait quitté la table de ses paumes pour se redresser un peu plus et pivoter légèrement. Astrée l'interrompit immédiatement, de son bras s'élevant, de sa voix tout autant.
— Ne t'avise même pas d'essayer de contourner cette table ou je pars en courant, le prévint-elle.
Il la rattraperait sans nul doute en moins de quinze secondes. Les petites jambes de la jeune femme et sa petite condition physique ne pouvaient rivaliser avec le format géant d'un danseur dont le genou allait bien mieux. Cependant, il sembla prendre la menace au sérieux, et s'immobilisa sur le champ.
— Si tu me laissais parler au lieu de m'interrompre toutes les quinze secondes ! Ce n'est pas toi l'erreur, c'est le reste.
— Et c'est quoi le reste ? La literie ? La météo ? La pression atmosphérique n'était pas à ta convenance ?
— Tu veux bien essayer de te mettre à ma place juste pour une fois ? Tu rêves d'une personne pendant la moitié de ta vie, elle devient ta seule constante, une sorte de partenaire de vie que tu idéalises, et… marmonnait-il entre ses dents tandis que sa grande paume s'en venait plaquer ses cheveux en arrière. T'étais sacrée à mes yeux, Astrée ! Je n'avais pas le droit de te toucher ! Pas comme ça, pas comme un vulgaire plan cul, en vitesse, au détour d'une dispute, juste parce que tu m'as suffisamment foutu hors de moi pour que je perde le contrôle !
Aurait-elle eu quelque chose à répondre qu'elle n'aurait pas pu. Sa respiration anarchique née de la colère puis de la surprise empêcha toute prise de parole de sa part. Ce qui l'arrangeait bien en cet instant où rien de très spirituel ou d’intelligent ne lui venait à l'esprit. Que pouvait-elle répondre à cela ? Elle ne savait même pas très bien ce que ça pouvait signifier. Elle comprenait juste que, contrairement à ce qu'elle avait pu imaginer jusqu'à présent, chacune des décisions du Russe, aussi débiles soient-elle, n'était pas animée par le mépris, mais par son exact opposé.
— J'ai une dernière question, retrouva-t-elle sa voix alors qu'elle se remettait en mouvement.
— Ne me suis-je pas suffisamment ridiculisé ? expira le Russe dans une forme de résilience.
— Tu es énormément de choses, mais tu n'es pas ridicule. Pas même un peu.
S'il ne répondit rien, il la suivit du regard sans broncher. Il l'observa contourner cette table définitivement trop longue, opérer ce rapprochement qu'elle lui avait pourtant interdit quelques instants plus tôt, avant de s'immobiliser à moins d'un mètre, les deux mains prenant appui sur le dossier d'une chaise latérale.
— Si tu pouvais revenir en arrière, reprit-elle après un instant d'hésitation occupé à malmener sa lèvre inférieure. Si tu pouvais retourner au début de l’été et ne jamais venir à Beynac, est-ce que tu le ferais ?
Syssoï sembla hésiter un court instant avant de saisir le sens réel de cette question. Astrée ne l’interrogeait pas sur sa propension à se rêver en Marty McFly, mais bel et bien sur sa volonté à s’infliger tout cela. Il y avait le vouloir et le pouvoir. S’il n’y pouvait rien, est-ce qu’au moins le voulait-il ? S’il avait été apte à s’épargner tout ceci, aurait-il fait ce choix ? Parce qu’après tout, qu’importe par qui, qu’importe par quoi, elle lui avait été imposée.
— Non, se contenta-t-il de répondre.
— Non ?
Surprise, elle baissa sa garde. Ses doigts relâchèrent le dossier de la chaise qu'ils meurtrissaient depuis de longues minutes. Comme par mimétisme, son corps s'harmonisa au sien, corrigeant inconsciemment sa position pour lui faire face. Elle avait même amorcé un nouveau pas en sa direction lorsqu'il éleva un bras et stoppa net sa progression.
— Ce n'est plus ton tour. C'est le mien.
— Tu as encore des questions ? lui fit-elle part de sa surprise.
Était-ce véritablement le moment de relancer l’interrogatoire ? Ca ne pouvait pas attendre ?
— Une seule, précisa le Russe en accrochant la taille de la jeune femme d’un mouvement brusque.
L’instant suivant, Astrée se trouvait soulevée jusqu’au bois lustré. Carnet, stylo, napperon, tous terminèrent contre le sol tandis que du passé, le danseur faisait table rase.
— Elle se retire aisément, cette robe ? souffla-t-il, tout de même, de ses lèvres contre son cou.
Etrangement ce long chapitre ne m'a pas dérangée, mais lire sur écran ne me pose pas trop de souci (on en reparle après plusieurs heures, mais ce n'est pas encore la durée de ton chapitre ^^).
J'ai eu un peu de mal avec l'entrée en matière, parce que le fait qu'il dorme, bon, ok, mais le fait que ça soit après qu'elle "le soulage"... bon, j'avoue, j'ai pas pensé à un massage du genou en 1er lieu ^^ bref il a fallu que je relise un peu remettre ça dans le bon ordre ^^
Après j'ai aimé comment elle s'approprie les lieux, le coup de fil au concierge et les légumes :p J'ai pensé un peu à l'adage "fais en sorte qu'une femme te nourrisse et elle sera à toi" (en fait je ne sais pas si c'est un adage mais je l'ai vu dans au moins une série de fantasy ^^).
Le lien se fait avec Olimp et le reste. Je m'attendais à ce que Syssoï fasse une réflexion un peu plus outrée sur la bouffe :p (genre "j'aime pas tel ou tel fruit/légume" qu'elle aurait pris en quantité ^^).
J'ai beaucoup aimé leur "jeu" de question/réponse avec toute la distance qu'elle impose et qui se réduit petit à petit.
Syssoï se montre vraiment différent de son arrogance habituelle, est-ce parce qu'il est chez lui ? Mais leur discussion à coup de compréhension / incompréhension est mignonne comme tout ^^
En tout cas il a l'air de son côté - et ne semble nullement douter de son futur consentement, alors que pour ma part j'hésite sur sa réaction à elle, dire oui ou le frapper :p
Hâte de les retrouver au prochain chapitre ^^
Et oui, j'avoue que le "soulage" m'a fait ricaner bêtement à la relecture, mais j'ai simplement pensé que j'avais l'esprit mal tourné. Puisque tu me renforces dans ma théorie de "on a tous l'esprit mal tourné" je vais modifier "apaiser" ou "calmer", enfin un truc du genre.
Du coup, je vais lire ton commentaire sur le précédent chapitre (tu me tues ! hahaha)