Le vertige. Le sol s’ouvrait sous ses pieds. Tout n’était plus que menace. Dans les regards des esquisses. Dans sa voix. Dans cette main bien à plat qui lui bloquait la sortie. Astrée avait tant voulu entrer. Désormais, elle ne souhaitait plus que fuir. Ses rétines ne trouvaient plus aucun point de chute, et passaient des fenêtres à la porte, de la porte aux esquisses, des esquisses aux seringues bien alignées sur la commode. Etait-ce pour elle ? Non, bien sûr que non. Il n’avait eu aucun moyen de savoir qu’elle viendrait. Alors pourquoi l’envisageait-elle ?
Elle ne raisonnait plus efficacement. Il fallait qu’elle se calme. Qu’elle réfléchisse. Et vite. Syssoï n’avait pas souhaité qu’elle pénètre dans cette pièce, alors pourquoi s’obstinait-il à l’y maintenir désormais ? Parce qu’elle venait d’avoir accès à l'étendue de sa démence obsessionnelle ? Probablement. Était-elle encore en position de force ? Astrée savait bien que non. Elle était incapable de forcer le retour de Gustave Courbet ou n’importe quel autre fantôme apte à lui faire passer les portes. Mais le danseur l’ignorait, lui.
— Laisse-moi sortir, lâcha-t-elle finalement dans un effort colossal pour contrôler sa voix.
— Je ne peux pas faire ça, lui assura-t-il presque à contre-coeur.
Il ne la regardait pas, fuyait son regard, et se contentait d’être un obstacle entre elle et sa fuite.
— Ne sois pas ridicule, soupira-t-elle dans un ricanement qui sonnait faux. Je traverse les portes et toi tu boîtes. Que comptes-tu faire ? Me poursuivre à cloche-pied ?
A corps perdu, elle se jetait dans une tentative désespérée de défense par l’attaque. Volontairement cruelle, Astrée imaginait au pire gagner du temps, au mieux l’observer rendre les armes et lui céder le passage. Elle s’espérait suffisamment convaincante, néanmoins pas assez impressionnante pour le faire bouger du moindre millimètre. Pourtant il souffrait. Cette position debout et statique martyrisait son genou fragilisé. Ses traits crispés de douleur se relevèrent et se révélèrent à elle. Et cette pointe de culpabilité en son sein… Pourquoi ne parvenait-elle pas à réfréner ses pulsions empathiques et protectrices à son propos ? Cela ne faisait pas le moindre sens ! Elle ne ressentait que de l’effroi et pourtant devait lutter de toutes ses forces pour ne pas se surprendre à lui proposer une chaise et une poche de glace. Ridicule.
— Alors qu’est-ce que tu attends ? rétorqua-t-il. Traverse cette porte à nouveau.
Il n’était pas dupe. Il savait, et loin de se montrer moqueur ou cynique, le danseur estropié semblait bien las. Si elle avait noté la fatigue sur ses traits quelques minutes plus tôt, à présent elle constatait à quel point elle avait sous-estimé l’étendue de cet abattement. Tout, de son attitude altière et sa superbe avait déserté l’homme qui n’était plus qu’une version très primaire de lui-même. La discipline l’avait quitté, il était comme à l’état sauvage.
— C’est bien ce que je pensais, constata-t-il face à l’inertie d’Astrée.
Elle ne maîtrisait pas ses sauts dans le temps. Il le savait aussi bien qu’elle et venait d’en obtenir la preuve. Elle aurait tellement aimé faire apparaître Pâris à ses côtés, juste pour obliger Syssoï à ravaler ses certitudes. Mais ça non plus, elle ne le maîtrisait pas, et préférait s’épargner le ridicule de se mettre à brailler en vain le prénom de son frère au milieu de cette chambre.
— Qu’est-ce que tu vas faire ? Me séquestrer ? Tu comptes me faire quoi avec tes foutues seringues ?
Dos au mur, au propre comme au figuré, Astrée renonçait à son masque de guerrière insubmersible. Telle le Titanic, malgré un titre bien ronflant, après l’incendie elle prenait l’eau.
— Mes seringues ? répéta-t-il avec incrédulité.
Finalement, elle était parvenue à le surprendre. Pas comme elle l’aurait souhaité, cela dit.
— Cortisone et acide hyaluronique, reprit-il en désignant tour à tour les deux seringues sur la commode à moins d’un mètre. Pour mon genou.
Oh. Astrée eut le réflexe de se sentir stupide, avant de se rappeler la présence de la centaine d’esquisses d’elle-même sur les murs de cette chambre. Comment ne pas extrapoler et sombrer dans sa mauvaise habitude des scénarios catastrophes en pareilles circonstances ?
— Laisse-moi m’expliquer et après tu pourras partir, reprit-il en avançant d’un pas. N’est-ce pas justement pour ça que tu es venue ? Pour des réponses ?
Astrée n’était plus certaine de vouloir les entendre. Par instinct, elle fit un pas en arrière face à son pas en avant, et tendit son bras devant elle comme pour mieux imposer une distance de sécurité.
— Désolée de ne pas m'extasier devant tes talents de dessinateur, ni de saisir l'hommage rendu à ma personne. C'est pas à moi que tu as besoin de parler, c'est à un pro du cerveau.
— C'est déjà fait... Depuis longtemps. Ils ne t'ont pas attendu pour ça, soupira-t-il plus pour lui-même que pour quiconque. Je vais descendre, je serais dans le salon et je ne t’empêcherais pas de partir... Mais avant cela, s'il te plaît, dans le tiroir de gauche se trouve un dossier à mon nom. Ouvre-le et lis-le.
A gestes lents, très lents, il s’approcha du bureau dont il tira le tiroir en question. De l’index, il tapota le dossier avant de reculer vers la porte qu’il avait à peine quitté.
— Lis-le… S’il te plaît.
Et il avait quitté la pièce. La porte était demeurée légèrement entrouverte, et Astrée avait pu suivre l’écho de sa démarche douloureuse contre le parquet, puis sur l’acier de l’escalier en colimaçon. Alors, elle s’autorisa à rompre son apnée. Les jambes flageolantes, elle se laissa choir au sol, ses bottes ridicules dérapant contre le parquet lustré avec soin. Cette nuit n’allait-elle donc jamais prendre fin ? Dans un regard hasardé en direction de la fenêtre ouverte, elle se rappela qu’il s’agissait du matin. Et tout à côté de cette fenêtre ouverte sur cour, le bureau.
Dans un soupir, la jeune femme se redressa et se dirigea vers l'endroit que le Russe lui avait indiqué. Dans le tiroir ouvert, le dossier à son nom se trouvait au sommet de la pile. Un dossier en carton avec son nom de famille sur une étiquette collée à l'onglet. Lorsqu'elle le consulta elle comprit pourquoi elle avait eu le sentiment d'un dossier médical. C'en était un, comme le stipulait l'en-tête du médecin sur la première page. Un psychiatre.
Il s'agissait de notes et conclusions datant de plus de dix ans, sur plusieurs années de suivi psychologique. Bipolarité ou dysthymie, trouble de la dépersonnalisation, troubles psychotiques, spectre autistique, disait le dossier. Le tout suivi de divers points d'interrogation, tandis que plus loin, on inventoriait : mélancolie, délires, hallucinations, insomnies, obsessions, problèmes de communication, problèmes de sociabilité. « Se tient à l'écart du monde » lisait-on ensuite, ou encore « s'isole dans son imagination », « distingue mal, ou ne distingue plus le réel de l’imaginaire ».
Astrée tourna une page, puis une autre, se confrontant à toujours plus de diagnostics alarmistes qui décrivaient un jeune homme totalement renfermé sur lui-même, taciturne, aux portes de la folie.
Un mot retint son attention, tout d'abord parce qu'il revenait souvent, mais surtout parce qu'il lui parlait, évidemment. Le mot « rêves » et ses dérivés type « inconscient » ou encore « songes ». Dans un discours médical auquel elle ne comprenait pas grand chose, il était question de rêves obsédants, d'un alter-ego imaginaire dont le garçon s'était persuadé de l'existence concrète.
« Cf facsimilés 3, 5 et 8 » lut-elle avant de fouiller le dossier à leur recherche. Bien sûr, quelque part, son cerveau avait déjà fait le lien entre ce qu'elle avait vu et ce qu'elle avait lu, mais il lui fallut tomber à nouveau sur ce regard mélancolique pour que son esprit achève de s'en convaincre.
Encore ces esquisses, toujours son visage d'une précision remarquable, mais, cette fois, ornées de dates. six ans plus tôt pour l'une, sept ans pour l'autre, et même onze ans pour la dernière. Des dates inscrites ultérieurement par un médecin soucieux d'en conserver la fréquence et la fidélité. Onze ans. Comment était-ce seulement possible ?
*
— Qu'est-ce que ça veut dire ? avait-elle lancé, accusatrice, en même temps que le dossier sur la table basse.
Comme il l’en avait informé, c’était dans le salon de l'atelier qu'elle l'avait retrouvé, assis, replié sur lui-même dans le canapé, clope au bout des doigts, et avant-bras contre les cuisses. Épuisé. Vidé. Astrée aurait pu fuir, il n’était pas en état de l’en empêcher. Au lieu de quoi, elle avait préféré le confronter.
— Je n’en sais rien... Que tu n'as pas le monopole des rêves dérangeants ? Que je ne suis pas si cinglé que ça puisque tu existes ?
— Comment as-tu pu me dessiner dix ans avant qu'on ne se rencontre ? Et surtout, comment t'as pu me dessiner il y a dix ans avec la tête que j'ai maintenant ?
Il ne répondit rien, il n'avait rien à répondre. Il ne savait pas. Il ne comprenait pas plus qu’elle. Elle en avait parfaitement conscience désormais. À la place de quoi il cessa de la contempler et se fourra la tête entre les mains. Était-il fou ? Avait-elle le droit de conclure qu'il l'était juste parce que tout cela la dépassait ? Juste parce que rien de tout ceci n'était cohérent ? Ce n’était pas le phénomène le plus impressionnant, ni même le plus inexplicable. Alors pourquoi bloquait-elle autant sur ce qui pouvait s’apparenter à un détail au regard de tout le reste ? Il n'avait pas émis pareil jugement lorsqu'il avait été question de ses propres rêves, il ne l'avait jamais moquée, il ne l'avait jamais délaissée. Au contraire, il avait tout accepté, il avait dormi avec elle, l'avait accompagnée à Castelnaud, l'avait aidée à faire le tri de ses souvenirs et informations importantes. Jamais il n'avait douté ne serait-ce qu'une seconde de sa santé mentale.
— C'est pour ça... réagit-elle à voix haute.
— Pour ça quoi ? demanda-t-il presque machinalement, en s'extirpant de ses mains pour se frotter un œil et tirer sur sa clope.
— Pour ça que tu m'as aidé, répondit-elle dans une grimace.
Les volutes de fumée qui s’échappaient d’entre les lèvres masculines pour venir s’ajouter à l’odeur stagnante de tabac froid furent de trop. D’autorité, Astrée prit la direction de ces épais rideaux qui recouvraient tout un pan de mur du sol jusqu’au plafond si haut. Elle fouilla un moment, s’agaça, à la recherche d’un mécanisme quelconque. Un mécanisme qui se mit en branle sans qu’elle n’y soit pour rien. Elle observa les rideaux s’écarter d’eux-même le long de la tringle de nombreux mètres plus haut, et révéler une impressionnante verrière d’atelier d’artiste qui inonda la pièce de lumière. La jeune femme pivota sur ses talons pour découvrir un Syssoï qui reposait son téléphone sur la table basse, avant de se laisser tomber en arrière contre le dossier du canapé et de protéger ses yeux de cette nouvelle luminosité d’un bras contre son regard. La domotique, évidemment.
— Et c'est pour ça aussi que tu as réagi comme ça la première fois, comme si tu croisais un fantôme… poursuivait-elle face à la baie vitrée. Oh mon Dieu ! Et c'est aussi pour ça que ton concierge s'est exclamé en me découvrant ! Il me connaissait déjà, à travers tes portraits... Merde ! Qui d'autre sait ?
Probablement pouvait-il également commander à distance l’ouverture des portes vitrées, mais Astrée préféra s’en occuper elle-même. Ce ne fut qu’une fois qu’elles furent toutes ouvertes sur le jardin qu’elle revint sur ses pas pour trouver l’assise du canapé à son tour.
— Tu crois ce qui est dit là-dedans ? Tu crois que tu es tout ce qu'ils disent ? Dysthymique, et compagnie ?
Il n’avait répondu à aucune de ses précédentes questions, ni infirmé ou confirmé la moindre de ses théories. Pourtant, cette fois, il souleva son bras et dévoila son regard.
— Je l'ai longtemps cru, oui, jusqu'à ce matin-là, à Beynac, consentit-il à répondre. J'ai été suivi par plusieurs psychiatres, j'ai même été hospitalisé pendant un temps. J'ai pris des antidépresseurs, des psychotropes, j'ai suivi diverses thérapies cognitivo-comportementales... J'ai fait absolument tout ce qu'on m'a demandé de faire, et tu n'as jamais disparu.
— Qu'est-ce que tu as fait, alors ?
Si ce n’était pas du tout le genre de révélations auquel elle s’était attendue en venant ici, Astrée trouvait dans ces confessions quelque chose de bien plus précieux : une forme d’équité. Il n’avait pas les réponses qu’elle espérait. Il en avait d’autres, tout aussi importantes.
— J'ai accepté cette présence permanente dans ma tête, et j'ai menti à tout le monde pour les convaincre que j'allais mieux.
— Je... Je ne comprends pas. Tu rêvais de moi ?
Elle se tenait à bonne distance et colonisait un bout du canapé aux antipodes du danseur. Ce dernier ne montrait aucun signe de volonté de rapprochement et demeurait replié sur lui-même, mais Astrée n’était pas venue ici pour une amicale conversation au coin du feu et tenait à ce que son langage corporel soit raccord.
— De ton visage. C'est toujours ton visage.
— C'est ? Tu rêves encore ?
— Oui.
— Et... Tu t'en souviens à chaque réveil ?
— Sauf quand je dors avec toi. Dans ces cas-là, je ne rêve pas.
— Pas du tout ?
Pourquoi n’était-elle informée de tout ceci que maintenant ? N’avait-il pas vu le parallèle entre sa situation et la sienne ? Foutu Russe et ses mystères.
— Soit je rêve de toi, soit je ne rêve pas. Je n'ai jamais rêvé d'autre chose.
— Jamais ?
— Jamais.
A bien y réfléchir, Astrée n’avait pas souvenir d’avoir jamais rêvé. Avant les terreurs nocturnes, y avait-il eu le moindre cauchemar ? Cela remontait à trop loin, mais elle était certaine de n’avoir jamais fait l’objet de ce fameux rêve dans lequel on tombe, celui où l’on se trouve totalement nu devant toute une classe, ou encore celui où l’on se retrouvait à perdre toutes ses dents une à une ? Des rêves ordinaires, communs à tous les individus mais qu’elle n’avait jamais expérimenté.
— Et je peux savoir pourquoi tu ne m’as rien dit avant ?
Doucement, l’empathie se résorbait pour faire place à la tenace rancune. Elle s’était cru folle et il l’avait laissé errer de la sorte tandis qu’il était en possession d’arguments pour la rassurer. C’était quel degré de cruauté ça ? Il semblait lui-même avoir traversé cet enfer, n’était-il pas le mieux placé pour vouloir l’épargner aux autres ? Au moins à elle… Il avait fallu qu’elle entre de force dans sa chambre pour le constater. Était-ce la raison pour laquelle il avait cherché à lui en empêcher l’accès ? Pourquoi lui occulter cette information encore maintenant ?
— J’ai essayé de te le dire, ou plutôt de te le montrer, répondit-il en se redressant pour aller écraser sa cigarette. En rentrant de Castelnaud, lorsqu’on a retrouvé ton frère au portail.
Astrée se souvenait, en effet, qu’ils étaient rentrés à la gentilhommière parce qu’il tenait à lui montrer quelque chose. Puis, Pâris avait débarqué par surprise et tout ceci lui était légèrement sorti de la tête.
— Tu aurais simplement pu me dire « Au fait, je te dessine depuis dix ans »…
— Quinze, rectifia-t-il. Et non, ça n’aurait pas eu le même impact. Tu devais voir que c’était vraiment toi, parfaitement toi, et pas juste à peu près toi.
Certes.
— Alors pourquoi ne pas avoir insisté ? Ce n’est pas comme si on ne s’était plus revu ensuite. J’étais la porte d’à côté, bon sang ! Et pourquoi avoir cherché à m’empêcher de voir aujourd’hui ?
Cela n’avait aucun sens. S’il était prêt à lui offrir cette information plus d’un mois auparavant, il n’avait aucune raison de se barricader dans sa chambre aujourd’hui.
— Ce qui semblait une bonne idée à Beynac ne l’est plus nécessairement aujourd’hui.
Ce fut le mystère de trop, la réponse énigmatique qui lui fit perdre le peu de réserve qu’elle détenait encore. D’un bond elle quitta le canapé pour camper bien droite et menaçante devant lui. L’empathie s’était définitivement fait la malle. Sa patience avec elle.
— Arrête ça tout de suite ! tonna-t-elle. J’en peux plus de tes foutues énigmes ! On n’est pas dans un jeu, c’est de ma vie qu’il est question, de celle de mon frère, et probablement de la tienne également. Tu fais ce que tu veux te concernant, ça m’est complètement égal, mais quand ça m’implique directement, t’es mignon, tu remballes tes grandes phrases à la Yoda !
D’abord surpris, Syssoï prit un instant pour encaisser et se recomposer une expression qu’elle ne lui connaissait que trop. Mâchoires serrées, elle l’observa se relever avec difficulté pour lui imposer toute son imposante stature. Astrée se rappela seulement à quel point il pouvait être grand, et à quel point elle semblait encore plus minuscule dans son ombre.
— C'est pourtant assez évident, non ? lui répondit-il de cette voix sèche qu’il cherchait à contrôler
— Non, justement ça ne l'est pas. Parce que rien ne l'est jamais te concernant. Parce que tu parles pas ! Tu attends quoi, de moi ? Que je devine chacune de tes pensées ? Je sais pas faire. Alors, dis les choses, bon sang !
Elle perdait définitivement patience. Elle lui en voulait de lui en vouloir de ne pas savoir, de ne pas comprendre ce qu'il se refusait à lui dire. Elle repensa à sa foutue contrainte de trois questions par jour, à l'ironie de son exigence lorsqu'il était question des siennes, d’interrogations. Elle repensa à tout ce qu'il avait tu, à tout ce à quoi il avait refusé de répondre, à toutes ces fois où il l'avait repoussée, voire rejetée pour ne surtout pas avoir à dire les choses. Comment pouvait-il lui reprocher, aujourd'hui, de ne pas savoir ce qu'il voulait, ce qu'il attendait d'elle ?
— Je t'ai dit les choses, j'ai passé tout un mois à te dire les choses, grogna-t-il en illustrant, sans en avoir conscience, l'un des nœuds du problème.
— Tu plaisantes ?
— Peut-être que le problème ne vient pas de moi, peut-être que le problème réside dans ton acharnement à ne pas écouter ou voir !
— Ah non, n'inverse pas la situation ! C'est toi qui ne parle pas ! Toi qui dis jamais rien ! Et il faudrait que je devine ?
A son tour, elle haussait le ton et pointait un index accusateur en sa direction, ses traits rendus sévères par la colère qui lui grimpait le long des nerfs.
— Tout le Périgord a deviné, pour l'amour de Dieu !
Il explosa, totalement, sans plus chercher à retenir quoique ce soit, sans plus vraiment craindre de la brusquer ou de la braquer.
— De quoi tu parles ? demanda-t-elle avec stupéfaction.
Mais elle savait très bien de quoi il parlait. Il n’était plus question des phénomènes, rêves ou évaluations psychiatriques. Syssoï évoquait le reste. L’arbre au milieu de la forêt. Ce qu’elle avait refusé de voir. Astrée ne se rappelait que trop les monologues de Jeanne, ou encore Pâris l'accusant d'être aveugle, sans parler de Charlotte et Pierre qui avaient débarqué chez elle dès la première absence du danseur à la table du petit-déjeuner. Et pour le coup, ils avaient été plutôt clairvoyants. Cela dit, elle n'était pas prête à l'admettre devant lui, parce qu'elle savait que « tout le Périgord » n'avait eu accès qu'à un quart de l'histoire composé de danses, de balades et autres sauvetages. Le reste leur avait été totalement inaccessible. Et c'était ce reste qui posait problème.
— Je ne veux pas croire que tu puisses réellement ne pas comprendre, soupira-t-il, la tête entre ses mains.
— Tu mélanges tout !
Elle n’était pas venue pour évoquer quoique ce soit de ce type, loin de là. Astrée ne voulait plus en entendre parler. Ni du baiser, ni du reste. Elle ne supporterait pas qu’il évoque la manière dont elle s’était piteusement laissée faire, la manière dont elle avait accepté qu’il la dépossède de tout, jusqu’à sa fierté.
— Tu ne comprends pas que c’est lié ?
Tandis que sa voix s’était élevée à nouveau, Astrée s'était figée. Il semblait à bout de patience et de force. Pourtant, il amorça le mouvement d’un bras en sa direction. Elle anticipa cette main contre son poignet et recula avant qu’il ne puisse s’y accrocher. Non, elle ne voulait pas qu’il la touche. Elle ne se rappelait que trop l’effet que cela pouvait avoir sur elle. Rien que ce constat aurait dû l’éclairer sur le fait que oui, indubitablement, tout était lié. Mais si paradoxalement, elle était prête à accepter les bonds dans le temps, les conversations avec des personnes disparues et les téléportations de son frère, elle refusait catégoriquement de se laisser dicter les errances de son palpitant par une force extérieure. Astrée ne contrôlait plus grand chose de son monde, alors ce choix-là, elle voulait le conserver.
— Ne me touche pas ! éructa-t-elle en reculant à nouveau.
C’était déjà suffisamment insultant qu’il se soit barré après chaque contact initié, comment pourrait-elle accepter le fait qu’il n’ait jamais eu envie d’elle qu’à cause d’un fantasme de papier ?
— Qu’est-ce que tu comptes faire ? Prendre la fuite à nouveau ? grinça-t-il entre ses dents.
A nouveau ? Il inversait les rôles et réécrivait l’histoire une fois de plus. Une fois de trop. Astrée comprit qu’elle n’obtiendrait jamais plus de réponses que ce qu’elle avait déjà extirpées par la force. Désormais, tout ce qui pouvait découler de cette entrevue n’aurait rien de glorieux. Alors oui, elle était résolue à prendre la fuite, si cela pouvait lui permettre de sauver le peu de fierté qu’il lui demeurait encore.
— J’ai appris du meilleur, rétorqua-t-elle en amorçant son repli stratégique.
Inutile de courir, il n’était pas en état de la poursuivre. Aussi, recula-t-elle lentement, avant de lui tourner le dos pour rejoindre le couloir qu’elle avait emprunté à son arrivée. Long, sombre, il lui semblait interminable. Astrée était peut-être trop consciente des conséquences de cette désertion. Elle avait joué cette carte à usage unique sans en avoir tiré le meilleur parti. Elle n’avait obtenu que très peu de réponses et pas celles qu’elle espérait, et abandonnait derrière elle un potentiel allié. Pourquoi ? Parce qu’elle ne supportait pas l’idée qu’il puisse lui imposer sa version des faits. Était-ce une raison suffisante alors que la vie de Pâris était dans la balance ?
— Attends !
La voix avait tonné bien des mètres derrière elle et eut pour conséquence de réaffirmer son désir de fuite. Non, elle n’attendrait pas. Elle accélérait, bien au contraire, trop consciente que malgré son handicap, les jambes masculines restaient d’une toute autre envergure que les siennes. Il l’appelait, il claudiquait, elle l’entendait prendre appui contre le mur, se cogner dans quelques meubles sur sa trajectoire, et ne put empêcher cet élan de compassion qui lui étreignit la gorge. Pour autant, elle ne s’arrêta pas. Quelle idée de chercher à la retenir dans son état ? Il ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même.
Le martèlement des pas maladroits s’accentua dans son dos jusqu’à l’inévitable. Lourdement, le corps s’échoua au sol dans un tumulte qui fit dire à Astrée qu’il n’était pas tombé seul. Elle s’immobilisa et se détesta pour cette faiblesse. Elle ne lui avait pas demandé de la suivre, elle n’était responsable ni de son état, ni de sa chute. Alors pourquoi cette pointe de culpabilité en son sein ? Elle jeta un coup d'œil par-dessus son épaule et sut qu’elle ne déserterait pas les lieux, finalement. Dans un râle de frustration, elle revint sur ses pas en direction de l’homme échoué contre le mur auquel il venait de parvenir à s’adosser. Autour de lui, les éclats de feu un vase s’éparpillaient au même titre que cette console renversée. Astrée les évita avant de venir s’agenouiller à sa hauteur.
— Quelle initiative complètement stupide, gronda-t-elle.
— D’habitude, je parviens à te rattraper.
— D’habitude ?
Comment ça, d’habitude ? L’avait-il jamais pourchassée ? Tout en l’interrogeant du regard, elle s’assura qu’il ne s’était pas coupé en chutant, avant de s’intéresser à ce genou qu’il ne pliait plus jamais. Astrée se souvenait très bien de son boitillement à Beynac, mais rien de comparable avec ce qu’elle avait sous les yeux. Elle s’apprêtait à faire rouler le bas de son pantalon afin de pouvoir mieux observer la zone endolorie, lorsqu’elle interrompit le mouvement. Syssoï venait d’élever un bras, et index tendu dans sa direction, l’approchait de son visage. Trop surprise pour amorcer le moindre recul, elle laissa son front réceptionner ledit doigt. La pointe de celui-ci se pressa doucement entre ses deux sourcils. Astrée loucha dessus sans comprendre, puis reporta son attention sur la surprise clairement affichée par le propriétaire de l’index.
— T’es vraiment là ?
Pardon ? Il s’apprêtait à retenter l’expérience lorsque, agacée, elle interrompit le mouvement.
— Evidemment que je suis là, soupira-t-elle. Arrête ça ou je vais vraiment finir par douter de ta santé mentale.
Au milieu de son front, le doigt avait beau s’être envolé, elle en ressentait encore le picotement contre sa peau. Cette électricité dont elle n’avait rien oublié se fit bien plus franche lorsque la paume masculine se déposa en une caresse contre sa joue. A quoi jouait-il ? Il se barricadait dans sa chambre pour ne pas la voir, lui ordonnait de rentrer chez elle, et désormais affichait un réel soulagement de la constater à portée de main ? Elle aurait voulu fuir le contact plus rapidement, plus facilement, mais ce ne fut qu’après avoir réaffirmé la caresse de sa joue se penchant contre la paume, qu’elle parvint à s’en extraire.
De sa main désormais libre, Syssoï vint s’emparer de la sienne pour la diriger d’autorité en direction de ses jambes. Elle paniqua un instant, se vit le menacer à la carotide avec un éclat de vase, avant de réaliser ce qu’il entreprenait réellement de faire. Elle n’en comprenait pas encore le but, cela dit. Il avait découvert son propre genou, et c’est sur ce dernier qu’il déposa la main de la jeune femme. La chaleur irradia la paume d’Astrée en même temps que les traits masculins se détendirent dans un râle de satisfaction.
Bordel, c’était quoi encore, cette histoire ?
En tout cas il a toute confiance en elle c'est marrant, ça s'exprime bien ici par rapport à ce qu'on apprend ensuite, donc.
Et via le lien qui les unit on comprend pourquoi Astrée hésite toujours entre partir / rester malgré tout.
Qu'il la poursuit et se vautre c'est à la fois jouissif et touchant ^^ Et je pige mieux pourquoi il est moins arrogant tout ça dans le chapitre d'après, c'est parce que c'est là que ça se passe :) (comment j'ai pu rater ça sérieusement ? ^^).
Et le toucher apaisant de l'autre, le fait qu'ils ne rêvent pas quand ils sont ensemble... vont-ils avoir un déclic dans le 46 ? :p
Bref, voilà pour ce commentaire en regard du coup ^^
Pour le déclic, je pense qu'il advient dans le chapitre 45 lorsque Syssoï lui dit que tout est lié. Astrée aurait plutôt tendance à séparer les choses, l'attirance d'un côté, les phénomènes de l'autre, alors que le Russe mesure parfaitement l'étendue des liens qui semblent les unir. Mais bon, Astrée est dans le déni depuis 44 chapitres, on commence à avoir l'habitude à force ;)