Chapitre 12 : Le barrage
Eclaireur (II)
Le Commandant Spécial Ilohaz chevauchait à la tête d’une longue colonne de soldats, tous les sens en alerte, son attention tournée vers les éventuels dangers qui pourraient se dresser sur leur route. Au loin, le soleil de la fin d’été perçait à peine à travers la forêt. Seuls les claquements des sabots contre le sol et le roulis des chariots des bâtisseurs troublaient le calme matinal des champs qu’ils traversaient.
La quiétude du paysage et la perspective, pourtant réjouissante, de passer les prochains jours hors de la Cité ne parvenaient pas à sortir Ilohaz de sa mauvaise humeur. La même discussion tournait en boucle dans son esprit, encore et encore.
La femme qu’il aimait se révélait bien plus têtue qu’une mule. Maintenant que son avenir n’était plus assuré, qu’elle ne pouvait plus rien perdre, pourquoi continuait-elle à refuser de donner une chance à leur relation ? Même après plusieurs lunes, elle restait persuadée qu’elle pouvait trouver une façon d’écarter sa belle-sœur et conserver l’administration du quartier Volbar. Son acharnement ressemblait presque à du désespoir et Ilohaz commençait à perdre patience. Savoir Bann Kegal sur sa propre monture, quelques pas derrière lui, n’arrangeait en rien son agacement. Depuis qu’il avait appris qu’épouser le garçon constituerait pour Mara le moyen le plus facile de récupérer son titre d’héritière, la jalousie et la haine qu’il éprouvait envers lui le dévoraient un peu plus chaque jour.
Il inspira profondément pour reprendre une contenance. Bann Kegal était un gamin prétentieux, mais ce n’était pas pour les Kegal qu’il se trouvait là aujourd’hui, ni même pour Mara Volbar. C’était pour le Premier Cercle et les avancées qu’ils allaient enfin réaliser après toutes ces années à œuvrer en cachette.
Lorsque les roues cessèrent de tourner derrière lui, le Commandant fut instantanément sorti de ses pensées. Il fit volte-face, à l’affût d’une bête de l’ombre, et vit qu’un petit attroupement s’était formé vers le milieu de la colonne. Aucun éclaireur n’avait pourtant dégainé d’armes. Ilohaz grimaça et dirigea son cheval vers le groupe de soldats. Il ne s’agissait apparemment pas d’une attaque, mais cet arrêt soudain ne pouvait rien signifier de bon.
— Allez, descends donc de ta selle et viens me répéter ça, mon garçon ! s’écria une voix d’homme irritée.
Après un murmure de la foule et un bruit de saut, une deuxième voix, plus fluette et tremblante, se fit entendre.
— Vous n’avez rien à faire en dehors des murs ! Vous serez inutiles si on subit une attaque de bêtes sur le trajet et vous n’avez pas l’intention de nous aider une fois sur place. Vous n’êtes là que pour nous ralentir !
Ilohaz se précipita à bas de sa monture et joua des coudes pour se frayer un chemin dans la marée de cuirasses rouges qui lui tournaient le dos. Les éclaireurs s’étaient réunis derrière un garçon au visage déformé par la colère. Face à eux, les gardes, beaucoup plus nombreux, ricanaient et encourageaient un homme gras et trapu qui montrait les poings.
— Arrêtez ça immédiatement ! s’écria Ilohaz.
Tous les yeux pivotèrent vers lui, avant de se concentrer à nouveau sur les deux soldats qui se toisaient toujours.
— Non, Commandant, répondit le plus jeune en secouant la tête d’un air furieux. On va gagner du temps et régler ça tout de suite.
— Allez, amène-toi, gamin, provoqua le garde avec un sourire mauvais. Lâche-moi, toi !
Une chevelure rousse s’était faufilée à travers la foule et retenait l’homme par le haut du bras. Elle lui murmurait des mots qu’Ilohaz ne parvenait pas à entendre. Sûrement essayait-elle de le raisonner. Après tout, elle connaissait bien les conséquences dramatiques que pouvait entraîner une bagarre entre un garde et un éclaireur. Sous l’invitation de Glaë, le gros garde recula d’un pas et abandonna son air provocateur dans un haussement d’épaules. L’agitation retomba doucement, mais pas la tension entre les deux groupes. À présent, tous les soldats avaient les yeux rivés sur la rouquine.
— Remontez sur vos chevaux, je ne le répéterai pas, gronda Ilohaz pour essayer de dissiper l’animosité qui régnait.
— Et maintenant, la meurtrière s’y met ! s’exclama le jeune éclaireur sans tenir compte de l’avertissement de son supérieur.
Il pointa Glaë du doigt et se tourna vers ses compagnons comme pour chercher leur approbation.
— La libérer alors qu’elle a tué l’un des nôtres n’a pas suffi, il faut qu’elle nous accompagne, prête à nous planter un couteau dans le dos à tout moment ? renchérit-il.
Alors qu’il finissait sa phrase, il se retourna et se précipita vers elle. Ilohaz tenta de s’interposer, mais ce fut Bann Kegal qui eut les réflexes les plus vifs. Le Commandant ne l’avait même pas vu approcher dans l’attroupement d’hommes et de femmes qui les entouraient, mais il aurait dû se douter qu’il se ne tenait pas loin de sa nouvelle garde du corps attitrée. Bann se jeta sur l’assaillant pour le faire tomber à terre et le maîtriser, recevant son poing droit dans le nez. L’un des camarades de l’éclaireur esquissa un mouvement pour apporter son aide à celui-ci, mais Ilohaz le repoussa violemment en arrière, défiant du regard et de son épée le reste des soldats.
— Que les choses soient bien claires, annonça-t-il d’une voix forte et autoritaire. Les lois qui s’appliqueront sur le chantier ou sur la route qui y mène sont celles de la Cité. Je ne tolérerai aucun désordre. Si l’un d’entre vous ne souhaite pas rester, qu’il vienne me voir à notre arrivée, je trouverai facilement quelqu’un pour le remplacer, quelqu’un qui veut réellement écrire cette page de l’histoire de l’humanité et qui est loyal à ses frères d’armes. Maintenant, nous repartons.
Il désigna de la main le jeune éclaireur toujours au sol.
— Toi, à l’avant avec moi. Bann Kegal, as-tu besoin d’être escorté jusqu’à la Cité ?
L’intéressé se releva en fronçant les sourcils.
— Pour ça ? demanda-t-il en passant son index sous son nez qui saignait un peu. Non, ce n’est rien.
Prendre un coup à la place de la personne chargée de le protéger… Ce garçon était vraiment un imbécile.
— Que quelqu’un s’occupe de sa blessure, ajouta le Commandant à la cantonade avant de remonter sur son cheval.
Il indiqua au Capitaine des éclaireurs de le suivre et retourna à la tête de la colonne. L’homme, récemment promu, présentait une barbe fournie et un crâne rasé. Son nez épaté et ses oreilles décollées témoignaient des nombreux combats auxquels il avait pris part.
— Le gamin était avec toi, que s’est-il passé ? lui demanda sèchement Ilohaz, à voix basse pour échapper aux oreilles indiscrètes.
Celui-ci leva les mains en l’air pour se dédouaner.
— La situation était tendue depuis notre départ de la Cité. Un garde est passé un peu trop près de nous, le gamin a manqué de tomber de son cheval et a commencé à proférer des insultes. L’autre a répondu. J’ai essayé de calmer le jeu, mais les gardes ne m’écoutaient pas et le petit devenait incontrôlable, complètement hors de lui.
Ilohaz jeta un bref regard en arrière pour observer le jeune fauteur de troubles qui chevauchait quelques pas derrière eux, la tête basse, le visage encore rouge de colère et de honte. Qu’allait-il bien pouvoir faire de ce garçon ?
— Honnêtement, confia-t-il au Capitaine, je n’ai pas envie de le punir, mais je vais devoir le faire. Même s’il a raison dans le fond, même si les gardes qui sont là aujourd’hui ne nous accompagnent que pour semer la zizanie dans nos rangs, il n’aurait pas dû tenter de faire justice lui-même. Il est rentré dans le jeu de l’autre alors qu’il aurait dû faire preuve du sang-froid qu’on attend d’un éclaireur face à une bête de l’ombre. Maintenant, retourne avec eux et essaie d’empêcher que cela se reproduise.
Le barbu hocha la tête et reprit sa place au milieu de la colonne. Derrière Ilohaz, les éclaireurs formaient à nouveau une ligne bien rangée. Tous exhibaient, accrochés à leur selle, différents trophées collectés au gré des combats qui s’étaient tenus hors de murs de la ville : peau d’ours, dent de singe ou encore plume de rapace. Ces hommes lui avaient été confiés pour assurer la sécurité des travailleurs durant la construction du barrage, qui débutait enfin aujourd’hui après des sizaines de préparation. Des ouvriers avaient été trouvés, des plans dessinés, des responsables désignés. Et pour la toute première fois, Ilohaz arborait son nouvel et étincelant écusson de Commandant Spécial, détaché spécifiquement au bon déroulement du chantier.
En plus des éclaireurs et d’une trentaine de bâtisseurs, un contingent de gardes avait été envoyé par le Général, pour aider à maintenir le respect de la loi. Mais Ilohaz n’était pas dupe. Ces hommes, officiellement sous son commandement, n’étaient pas aussi enthousiastes et volontaires qu’ils le prétendaient et il soupçonnait Ekvar de les avoir choisis spécialement pour semer le trouble et entraver la construction. Deux lunes plus tard, le Général n’avait toujours pas digéré d’avoir perdu la face le jour du vote. La petite scène qui venait de se jouer ne constituait que le début des hostilités. Mais par le Fleuve, pourquoi la rouquine s’était-elle interposée ? Elle devait bien savoir que les éclaireurs la méprisaient et que son intervention ne ferait que jeter de l’huile sur le feu ! Ilohaz aurait été parfaitement capable de gérer le conflit lui-même entre le garde et l’éclaireur. En réalité, il aurait même préféré attendre les premiers coups avant de les séparer : au moins, il aurait eu une bonne raison de congédier les gardes et de les renvoyer à la Cité.
Le convoi arriva bientôt au niveau du dernier virage du Fleuve. À cet endroit, l’eau qui scintillait à présent sous le soleil dessinait un lacet vers le nord. Depuis la rive sud où ils se trouvaient, l’entrée du canyon était cachée par la forêt qui pénétrait en pointe dans la vallée. Ilohaz, impatient, mit son cheval au galop. Il chevaucha quelques instants et, enfin, dépassa les arbres pétrifiés pour apercevoir le lieu du chantier, là où le Fleuve disparaissait entre les gigantesques parois de la falaise.
Avec un peu de chance, ce qui se jouerait ici dans l’année à venir parviendrait à faire oublier les vieilles querelles entre gardes et éclaireurs.