Chapitre 10 : Le vote
Trahison
— Le vote du Haut Conseil aura lieu demain, annonça Ekvar. C’est la raison pour laquelle je vous ai fait venir en urgence. Nous devons manifester notre désaccord ce soir, avant que toute la ville croie l’affaire bouclée, pour avoir une chance de mettre un terme aux agissements des Volbar et des Kegal.
Les mots du Général résonnaient dans la salle du conseil militaire, vide à part les quatre personnes qui se trouvaient sur l’estrade. Debout face à lui se tenaient Ilohaz, Heifri et une de ses subordonnés, la Commandante des sapeurs-bâtisseurs, le corps de l’armée le plus concerné par cette histoire de barrage. Ce soir, Ekvar était bien résolu à clore cette mascarade une bonne fois pour toutes.
Alors qu’il allait poursuivre sur le sujet des frères Kegal, Heifri émit un toussotement, comme pour demander la permission de parler. Fronçant les sourcils, le Général se tourna vers lui, mais le Premier Commandant prit soin d’esquiver son regard et focalisa son attention sur un point au fond de la salle. Il inspira profondément, sembla hésiter un instant, puis prit finalement la parole.
— Nous connaissons les raisons pour lesquelles ce vote a été organisé avec tant de précipitation. Le chaos qui a pu se produire hier soir est non seulement intolérable, mais surtout révélateur des dissensions qui animent la Cité. Nous voulons tous que ces dissensions disparaissent. Mais malheureusement, il ne nous appartient pas de juger du bien-fondé de la construction du barrage. La question à laquelle Nedim nous demande de répondre est la suivante : l’édification d’un tel ouvrage aux portes du canyon mettrait-elle en péril la sécurité de ceux que nous avons juré de protéger ?
Le Premier Commandant s’accorda une pause. Il cherchait ses mots et s’exprimait avec lenteur, sûrement pour démêler le fil de ses pensées au fur et à mesure qu’il parlait. Ses trois interlocuteurs partageaient le même air interrogateur. Ekvar plissa les lèvres pour marquer son impatience. Son subordonné ne faisait que jouer sur la sémantique. Où voulait-il en venir ?
— Pour ces raisons, reprit Heifri, et quelle que soit l’issue de ce soir, le vote du Haut Conseil se tiendra demain. Le dénouement ne constitue un secret pour personne : les administrateurs Kegal et Volbar réuniront la majorité des voix. Si nous nous opposons aujourd’hui, les débats seront inévitablement relancés, les tergiversations dureront encore plusieurs sizaines. Pendant ce temps, les troubles d’hier, qui ne font que commencer, empireront progressivement. Et les responsables seront montrés du doigt.
Ekvar se renfrogna. Évidemment, le chaos continuerait, et décrédibiliserait cette folie chaque jour un peu plus. L’influence des Kegal et des Volbar s’amenuiserait à mesure qu’ils se ridiculiseraient et s’entêteraient dans leur idée.
— L’engouement absurde qui anime la population diminuera si nous faisons obstruction. Nous n’avons pas à nous plier au bon vouloir des administrateurs.
— Mais la question est uniquement politique. Nous serions en mesure d’organiser la sécurité du barrage. Nous pourrions fournir les ressources militaires exigées par cette construction sans pour autant mettre en péril notre capacité à maintenir l’ordre en ville. Il appartiendrait à chacun de se porter volontaire, et je suis persuadé que nous ne manquerions pas de candidats.
— Volontaires ou non, coupa Ekvar, il est hors de question que nos soldats risquent leur vie pour satisfaire les fantaisies de quelques familles puissantes. L’extérieur de la Cité représente un danger pour tous les hommes. Personne ne doit pénétrer dans le gouffre. C’est ce que l’armée a toujours défendu et nous avons le devoir de montrer l’exemple et protéger les citoyens.
Heifri secoua la tête.
— Ce que j’essaie de dire, c’est que nous ne devons pas devenir les boucs émissaires de la ville en étant les seuls à nous opposer publiquement. Je propose que le vote de ce soir se tienne à bulletin secret. Ainsi, nous éviterons les clivages au sein même de nos hommes, puisque chacun devra porter la responsabilité de la décision collective.
Ekvar leva les yeux au ciel et soupira. Tout ça pour ça. En temps normal, il préférait les votes à main levée, pour garder à l’œil les opinions de chacun. Mais l’issue de la soirée ne l’inquiétait pas vraiment. Il reconnaissait que les deux fauteurs de trouble avaient impressionné quelques officiers lors de leur procès, plusieurs lunes plus tôt. Depuis, le Premier Commandant et lui avaient eu maintes fois l’occasion de recadrer leurs subordonnés sur le sujet. Le désordre qu’avait causé Vélina en ville la veille avec ses affiches finirait de convaincre les plus récalcitrants : n’importe quelle personne censée pouvait voir qu’une guerre civile était sur le point d’éclater et qu’il fallait mettre un terme aux idées des frères Kegal. Toute cette histoire ridicule se trouverait bientôt derrière eux.
Il tira une cordelette suspendue à côté de son fauteuil et aussitôt le garde qui patientait devant la salle ouvrit la porte et passa la tête par l’encadrement.
— Le vote se tiendra à bulletin secret. Faites prévenir le scribe, demanda-t-il au soldat.
Alors que ce dernier acquiesçait et refermait la porte derrière lui, Ilohaz s’approcha du Premier Commandant, un large sourire étirant ses lèvres.
— Une question, Heifri. Combien de bâtisseurs estimez-vous nécessaires pour la construction ?
L’intéressé jeta un regard très furtif à Ekvar et se gratta l’arrière du crâne, geste nerveux qui révélait son inconfort. Ce fut finalement Lutella, la Commandante des sapeurs-bâtisseurs, qui répondit. Sous l’œil glacé du Général, les trois officiers discutèrent un long moment de détails relatifs à l’édification d’un ouvrage de cette ampleur, des techniques de taille des pierres à même la falaise au transport des matériaux par voie navale. En les écoutant, un goût amer s’installa dans la bouche d’Ekvar. Leur discours semblait beaucoup trop précis, bien trop préparé. Il comprit soudain avec horreur qu’ils fomentaient leur plan depuis des jours. Il s’était douté qu’Ilohaz tenterait de comploter contre lui ; il le soupçonnait depuis quelque temps de prêter allégeance au Premier Cercle, et le faisait suivre pour cette raison. Mais jamais il n’aurait imaginé son plus proche ami se moquer de lui ainsi. Comment osait-il le trahir, lui qui l’avait pris sous son aile alors qu’il n’était qu’une jeune recrue, lui avait tout appris, l’avait aidé à gravir un à un les échelons ? Le coup au cœur que son subalterne venait de lui porter le sonna pendant quelques instants, durant lesquels il assista, impuissant, à l’élaboration détaillée du plan de répartition des soldats entre la Cité et le futur chantier. Avaient-ils tous oublié les leçons du passé ?
Une fois le choc de la trahison digéré, Ekvar se racla bruyamment la gorge pour réclamer l’attention de ses subordonnés.
— Tout ceci est très intéressant, mais pas tout à fait pertinent pour la question qui nous rassemble ce soir, trancha le Général.
Ilohaz, Heifri et Lutella eurent la décence de paraître un peu honteux. Ils regagnèrent leurs places, les deux premiers sur l’estrade près du Général, la troisième sur les bancs de pierre en contrebas, puis Ekvar tira à nouveau sur la cordelette pour signifier que le reste des officiers pouvait entrer. Il les regarda s’installer un à un dans la salle du conseil. Les sièges se remplissaient doucement, tandis qu’à ses côtés Heifri et Ilohaz discutaient de l’attaque de rapaces de la veille. Deux ou trois volatiles avaient pénétré dans l’enceinte de la Cité, rien de comparable avec l’invasion qui avait lieu pendant la fête du Vent. Rien d’inhabituel. Mais l’irruption des oiseaux avait été d’autant plus malvenue que les hospices débordaient déjà de blessés suite à l’agitation populaire et aux rixes qui avaient éclaté dans plusieurs quartiers.
Quand tous furent arrivés, le Général indiqua aux gardes de sortir d’un geste de la main. Les lourds battants de bois de la porte claquèrent bruyamment en se refermant derrière eux et peu à peu chacun se tut. Ekvar sourit devant la docilité de l’assemblée. Il s’avança de quelques pas et frappa dans ses mains pour réclamer l’attention que tous lui portaient déjà. Dans un silence déférent et réconfortant, il rappela le déroulé des événements qui les avaient conduits jusqu’à aujourd’hui : la désertion des deux fils Kegal, le culot dont ils avaient fait preuve lors de leur procès, leurs idées saugrenues qui prenaient jour en jour de l’ampleur jusqu’aux troubles qui divisaient la population et nécessitaient une prise de position ferme et définitive. Il insista sur le danger auquel les deux garçons exposaient la Cité et sur le serment de toujours protéger la ville et ses habitants qu’ils avaient prêté en entrant dans l’armée.
Ce ne fut que lorsqu’il expliqua que le vote se tiendrait à bulletin secret que des murmures se répandirent parmi les officiers. Habituellement, ce type de scrutin n’était utilisé que durant les procès mettant en cause l’un des membres de l’assemblée. Les fils Kegal n’auraient pas dû mériter une telle discrétion. Devant la perplexité qui se lisait sur les visages en face de lui, Ekvar commençait à regretter d’avoir accepté la proposition d’Heifri. À présent, il était trop tard pour changer d’avis.
Des morceaux de papier et des mines de charbon furent fournis à chacun, avec une consigne simple : une croix pour un non, un rond pour un oui. Quelques instants après, le scribe annonçait huit croix et onze ronds. Serrant les dents, le Général demanda de reprendre le décompte, mais il savait depuis un moment qu’il avait perdu. Le scribe lui lança un regard penaud quand, à nouveau, il ne compta que huit bulletins contre le barrage. Ekvar se laissa lourdement tomber sur son fauteuil et ajourna la séance d’un mouvement sec du poignet. Dans un silence pesant, les officiers se hâtèrent de quitter la salle. Ilohaz sortit discrètement après un dernier coup d’œil vers le Premier Commandant, qui s’approcha du Général, un air de chien battu collé au visage. Le revers qu’Ekvar essuyait ce soir prouvait bien qu’il avait eu raison de ne pas inclure son adjoint dans ses plans concernant l’Escadron. Qu’il ne pouvait faire confiance à personne.
— Ekvar…
Ce dernier leva la main pour l’interrompre. Ses jérémiades ne l’intéressaient pas.
— Qu’est-ce qu’ils t’ont promis, exactement ?
— Je ne comprends pas, répondit Heifri d’une voix plaintive.
— Je sais que les Kegal ont essayé d’acheter ton vote. Je suis très déçu de constater que tu t’es laissé si facilement corrompre.
— Ce n’est pas…
Cette fois encore, il ne le laissa pas finir, se contentant de le faire taire d’un froncement de sourcils. Il déplia ses jambes, passa devant Heifri et descendit de l’estrade sur laquelle ils se tenaient toujours.
— Ils ont le Haut Conseil et Nedim dans leur poche ! s’écria son subordonné, dans une vaine tentative pour l’amadouer. Vous savez comme moi que le vote de ce soir n’était qu’une mascarade. Nous nous serions ridiculisés, Ekvar.
Ce dernier secoua la tête et sortit sans un mot dans les couloirs de la commanderie. La soirée ne tournait pas du tout comme il l’avait espéré. Non seulement ses ordres avaient été délibérément bafoués, mais il devait maintenant trouver lui-même un autre moyen de stopper cette folie incontrôlable. Pourquoi personne ne voyait-il, comme lui, le désordre que cette construction engendrerait ? Chaque jour, des centaines d’ouvriers parcouraient des milliers jusqu’au bout de la vallée, au milieu des bêtes. Il faudrait déployer des sentinelles, encore jeunes et instables. Des gardes qui ne connaissaient rien à l’extérieur de la Cité. Des éclaireurs qui s’agaceraient de devoir travailler avec des novices. Des officiers pour encadrer tous ces soldats. Et qui ferait régner l’ordre en ville pendant ce temps-là ? Et tout ça pour quoi ? Pour profaner un lieu sacré ? Pour donner plus d’importance aux Kegal et aux Volbar, déjà quasiment intouchables ? Pour tuer des inconscients dans une exploration du gouffre dangereuse et inutile, qui mettrait toute l’humanité en péril ?
Devant la porte de son bureau, la jeune espionne l’attendait. Elle tenta un sourire timide qu’il ne lui rendit pas. Il entra dans la pièce et lui aboya de refermer derrière elle.
— Qu’est-ce que tu fais là ?
Elle parut un moment troublée puis répondit d’une voix indécise.
— Vous m’aviez demandé de vous rejoindre à l’issue du vote.
Il grommela des propos inintelligibles avant de s’approcher de la commode pour se servir du vin. Il savait très bien pourquoi elle se tenait devant lui, il voulait simplement passer ses nerfs sur elle.
— Je suppose que cela met un terme à ma mission ? reprit-elle après un long silence, alors qu’il avalait un second verre.
— Pas du tout. La partie est loin d’être terminée et j’ai toujours besoin de toi, même si tu n’as pas été d’une grande utilité jusqu’ici.
— J’ai fait tout ce que vous m’avez demandé ! s’insurgea-t-elle. Je vous ai rapporté tout ce qu’ils ont pu dire ou faire en ma présence ! Ce n’est pas de ma faute si je ne peux pas les suivre partout !
Elle n’avait pas tort. Quand ils se trouvaient encore en prison, elle avait pu les surveiller nuit et jour, mais depuis leur sortie, elle ne pouvait plus les avoir à l’œil.
Ekvar s’assit derrière son bureau et attrapa un morceau de papier, sur lequel il commença à rédiger un message pour le Commandant des gardes, dont la jeune femme dépendait.
— Va porter cette missive à ton Commandant de ma part. Dès demain, tu seras personnellement affectée à la protection de Bann et Mevanor Kegal. Après l’attaque dont ils ont été victimes hier soir, ils ne peuvent plus se promener sans escorte. Ainsi, tu pourras les épier facilement. Si tu veux gagner ta liberté, trouve-moi quelque chose d’utile pour entraver leur route. Dans le cas contraire, tu retourneras croupir dans les geôles dont tu n’es sortie que sous un prétexte complètement bidon. Il n’y a aucune enquête en cours : tu es coupable, et tu mériterais d’être attachée à l’orée des bannis. Même si tu ne faisais que suivre les ordres, tu aurais dû te montrer suffisamment intelligente pour ne pas te faire prendre. D’ordinaire, je ne m’encombre pas d’imbéciles. Sois donc reconnaissante de la chance de rédemption qui t’est offerte.
Quelques larmes coulèrent le long des joues de Glaë, qui sortit la tête basse. Il se fichait de ses sentiments. Elle avait scellé son sort le jour où elle avait accepté de tuer cet éclaireur.