Chapitre 11 : Le barrage
Aimer (II)
— Maintenant que les travaux ont commencé, vas-tu enfin me dévoiler ton plan ?
Bann poussa un long soupir exaspéré et entraîna son frère à l’écart des ouvriers qui découpaient des troncs à la lisière de la forêt et qu’il était chargé de superviser. Mevanor le harcelait depuis le début de la construction, trois sizaines plus tôt. La vérité, c’était que Bann n’avait aucune idée de ce qui se passerait une fois le barrage terminé.
— De quoi est-ce que tu parles ? répondit-il pour gagner du temps.
Son cadet lui adressa un regard agacé, signifiant qu’il n’était pas dupe.
— Quand tout sera fini, les gens sauront que tu as menti. Peut-être qu’il n’y a rien du tout là-bas !
— On en a déjà discuté, Mev. L’eau ne disparaît pas comme ça, elle suit forcément un passage. Il suffit qu’on couvre nos arrières pour s’assurer que la vérité est cohérente avec notre histoire.
Il ignorait encore comment, mais son frère n’avait pas besoin de le savoir.
— Il faut juste qu’elle arrête de poser trop de questions, ajouta Bann en pointant du menton Mara qui s’avançait vers eux accompagnée de plusieurs personnes.
L’administratrice semblait de meilleure humeur ces derniers temps. Elle paraissait souvent dans ses pensées et il l’avait plusieurs fois surprise à rêvasser, un sourire aux lèvres. Malgré cela, elle continuait à prendre Bann et Mevanor de haut lors de chacune de leurs discussions. Comme si ce n’était qu’un jeu pour eux et une véritable entreprise de construction pour elle. Le jeune homme commençait à s’habituer à ses remarques glacées et son ton désinvolte, mais ne pouvait s’empêcher de rougir quand elle le fixait un peu trop longtemps. Elle était différente des autres filles qui passaient leurs journées sur le chantier, des travailleuses mal payées qui le dévoraient des yeux comme si un mot de lui pouvait les faire sortir de leur condition ouvrière. Mara, elle, était confiante, indépendante, puissante.
Séduisante.
— Mara, la salua-t-il en ignorant le groupe qui la suivait.
Elle lui répondit par un petit signe de tête et sourit brièvement à Mevanor. Juste derrière elle, Clane s’approcha d’eux, au bras de son mari. Les autres, que Bann ne reconnaissait pas tous, discutaient entre eux un peu plus loin en pointant du doigt les travailleurs et en poussant des cris d’admiration.
— Oblin et quelques administrateurs visitent les lieux, expliqua Mara. Mon frère a voulu venir. Dis bonjour, Dami.
Clane leva les yeux au ciel devant la façon dont l’administratrice parlait à son aîné, mais celui-ci ne sembla pas s’offusquer de la brusquerie de sa sœur. Il marmonna une phrase incompréhensible qui ressemblait vaguement à un salut. Il était clair qu’aucun des deux Volbar n’avait particulièrement envie de se trouver en compagnie de l’autre.
— J’ai aussi un message de la part du Commandant Spécial. Vous pouvez arrêter ce que vous êtes en train de faire. Quartier libre pour le reste de la journée. Un milicien va venir vous remplacer pour surveiller tout ça, continua Mara en désignant d’un geste évasif les arbres et les bûcherons.
Bann pinça les lèvres pour marquer sa désapprobation. Il ne pouvait pas hausser le ton ici et maintenant, mais Ilohaz commençait à lui taper sur les nerfs. Le Commandant se comportait comme si chaque personne se promenant sur le site de construction se trouvait sous sa direction et oubliait un peu trop souvent grâce à qui il avait obtenu ce poste si prestigieux.
Comme la brune le fixait toujours, il ravala sa colère et acquiesça. Elle le prenait déjà pour un gamin gâté, il devait au contraire lui montrer qu’il savait faire preuve de professionnalisme.
— Je pourrais peut-être t’accompagner pour la visite du chantier ? demanda-t-il en désignant le groupe de notables derrière eux.
Il sentit ses joues s’enflammer légèrement et tenta d’ignorer le regard insistant de son cadet. Mevanor ne pouvait pas comprendre.
Mara soupira et parut un peu gênée.
— C’est gentil de proposer, Bann, mais je vais m’en sortir toute seule. Peut-être une autre fois. Ou peut-être pas, répondit-elle.
Elle leur tourna le dos et les planta tous les quatre au milieu des souches et des feuilles mortes, faisant signe aux visiteurs de l’imiter. Dami sembla hésiter entre rester avec sa femme qui ne faisait pas mine de bouger et suivre sa sœur, puis il choisit la deuxième option après un soupir bruyant.
Mevanor se racla la gorge et annonça qu’il partait dessiner avec le même air douloureux et congestionné que s’il venait d’avaler une mouche. Il fila après un regard triste vers Clane, ce qui exaspéra son aîné. Son petit frère l’abandonnait pour le reste de l’après-midi juste parce qu’il ne pouvait pas supporter de se trouver à quelques pas de la blonde. Comment pouvait-il prétendre avoir le cœur brisé alors qu’avant son mariage il lui adressait à peine la parole ? Il était ridicule, mais sa fuite aurait au moins le mérite d’éviter à Bann de devoir répondre à ses questions stupides.
Le jeune homme se tourna vers Clane, la seule qui était restée avec lui. Pour la première fois depuis longtemps, elle se trouvait sans la présence éblouissante de Mara pour l’éclipser. Il l’observa du coin de l’œil, alors qu’elle regardait Mevanor s’éloigner. Sa robe lui seyait parfaitement et sa coiffure soignée mettait en valeur son visage en forme de cœur. Avait-elle toujours été aussi belle ? Bann fouilla dans ses souvenirs, mais ne réussit qu’à se remémorer une longue chevelure blonde et des vêtements couverts de farine. Elle avait changé. Ou peut-être était-ce seulement maintenant qu’il la voyait vraiment. Il ne parvenait pas à se rappeler pour quelles raisons il l’avait jugée si inintéressante jusqu’à présent.
— Franchement, Clane… Dami Volbar ? dit-il au bout d’un moment.
Elle sursauta, comme tirée de ses pensées, puis se tourna vers lui avec un petit sourire énigmatique.
— Il a des qualités, répliqua-t-elle simplement.
Bann éclata de rire.
— Il en a ! insista-t-elle. Plus que sa sœur, et elle ne paraît pas te déranger.
Il répondit à son ton accusateur par une moue ennuyée. Mara semblait mystérieusement imperméable à son charme. C’était agaçant. Il avait pourtant l’impression d’être un bel homme, intelligent et soigné, capable de séduire une femme même aussi exigeante que l’administratrice Volbar.
— Je ne compte pas l’épouser, souffla-t-il.
Il leva les yeux vers Clane et la fixa jusqu’à voir une rougeur gênée colorer ses joues. Un sourire en coin se forma alors sur le visage de Bann. Toutes les Volbar ne se révélaient peut-être pas imperméables à son pouvoir de séduction, finalement.
— Tu veux que je te montre un truc sympa ? demanda-t-il brusquement. C’est un endroit que j’ai trouvé pas loin d’ici et on y sera plus tranquille.
Clane parut un instant troublée à l’idée de le suivre.
— Pourquoi pas ? finit-elle par répondre d’un ton hésitant.
Ouvrant la voie à travers les troncs et les ouvriers, il la conduisit au pied de la falaise. Là, ils longèrent la roche jusqu’à atteindre un escalier escarpé gravé à même la pierre, caché dans le flanc de la falaise. Clane le suivit, marche après marche, les yeux intrigués, la bouche entrouverte dans une sorte de ravissement étonné. Le bas de sa robe la gênait pour monter, si bien qu’elle devait la tenir et découvrir ses mollets. Enfin, ils arrivèrent devant ce qui était encore quelques lunes plus tôt le temple du Fleuve.
Bann s’y était aventuré pour la première fois une sizaine auparavant, accompagné de Mevanor. Ils étaient tombés sur un passage dégagé dans la roche, sans doute emprunté par les éclaireurs en charge d’évacuer les corps ou par des pillards à la recherche de trésors. La curiosité les avait conduits jusque dans la pièce principale, où Clane et lui pénétrèrent. Une fois à l’intérieur, il alluma la torche qu’il avait laissée là la dernière fois qu’il était venu et se tourna vers la jeune femme.
— Alors ? Ça valait le coup de monter toutes ces marches, non ? demanda-t-il.
Elle ne répondit pas tout de suite, visiblement impressionnée par les lieux. La plus grande partie de la pièce dans laquelle ils se trouvaient s’était écroulée et il ne restait presque rien des peintures, sculptures et autres témoignages de la vie qui s’était déroulée ici. Dans la faible lueur de la torche, un sentiment de surnaturel régnait, l’empreinte des Dieux ayant marqué à jamais la roche. Bann essayait d’oublier que c’était aussi le lieu où de nombreuses prêtresses avaient trouvé la mort. Des ouvriers avaient déjà fait disparaître toutes les traces et consolidé l’édifice pour éviter un second éboulement, mais la reconstruction à proprement parler ne débuterait pas avant plusieurs jours. Personne ne viendrait les chercher ici.
— C’est incroyable, murmura Clane en réponse à sa question. Comment as-tu découvert cet endroit ?
— J’avais un peu de temps à perdre, répondit-il en haussant les épaules. Je voulais le voir avant qu’ils démarrent le chantier. Ils ont prévu de profiter de la construction du barrage pour réhabiliter le temple en même temps.
Alors qu’elle parcourait le sol des yeux, Bann enleva sa veste et le déplia par terre, pour lui éviter de salir sa jolie robe. Elle le remercia d’un sourire chaleureux et s’assit à côté de lui.
Ils discutèrent longtemps. Il parla du barrage, décrivit le gouffre, se plaignit d’Ilohaz. Elle parla de leur enfance, décrivit le quartier Volbar, se plaignit de sa belle-sœur. Plus le temps passait, plus Clane rougissait, papillonnait des paupières et se rapprochait.
— Et si quelqu’un nous surprend ? demanda-t-elle soudain comme si la réalité venait de se rappeler à elle.
Elle avait l’air soucieuse d’être trouvée seule avec lui dans cet endroit à l’abri des regards. Pourtant, elle n’aurait pas dû : elle était mariée et, sans être vraiment proches, ils se connaissaient depuis des années. Personne ne se serait étonné de les voir passer un peu de temps ensemble. Sauf si elle avait compris que Bann avait autre chose en tête qu’une simple promenade amicale.
— Et alors ? On ne fait rien de mal, répondit-il en haussant les épaules.
Devant le ton volontairement naïf qu’il avait pris, la confusion sembla s’emparer de Clane, comme si elle s’inquiétait d’avoir mal lu les signaux qu’il lui avait envoyés auparavant. Bann retint un sourire victorieux, mais s’efforça d’afficher un air sérieux.
— Je me demande depuis un moment, commença-t-il avant de marquer une pause durant laquelle il planta ses yeux dans ceux de la jeune femme. Pourquoi Dami ? Je croyais…
Il laissa mourir sa phrase et détourna le regard, comme intimidé. Du coin de l’œil, il vit Clane porter la main à sa nuque dans un geste nerveux.
— Tu te souviens de la fois où Ada t’avait forcé à accepter un rendez-vous avec moi, avant la fête du Vent, avant toutes ces histoires de rapaces et de gouffre ? Tu ne m’as quasiment pas adressé la parole ce soir-là. Je crois que c’est à ce moment-là que j’ai compris que tu ne serais jamais intéressé. Et c’est à cette période que j’ai commencé à fréquenter Dami.
Bann se contenta de sourire tristement et ne répondit pas, attendant la suite qu’elle semblait réticente à prononcer.
— J’étais amoureuse de toi à l’époque, souffla Clane.
Elle se trouvait si près qu’il pouvait quasiment compter ses cils. Bann eut une brève pensée pour Mevanor et le supplia intérieurement de lui pardonner. Puis il se pencha, prit son visage dans ses mains et l’embrassa. Elle parut d’abord surprise, puis hésitante. Elle le repoussa mollement et s’écarta juste assez pour séparer leurs lèvres.
— Je ne peux pas, je… Il y a Dami et…
— Est-ce que c’est si important ? coupa-t-il en l’enlaçant.
La blonde ouvrit de grands yeux inquiets et se mordit l’intérieur de la joue. Le dilemme qui se jouait dans son esprit transparaissait dans ses iris bleus.
— Non… finit-elle par murmurer.
Il sourit et l’embrassa à nouveau.