49. Equilibriste

Par Gab B

Chapitre 11 : Le barrage

 

Equilibriste

 

Le soleil n’était pas encore levé. Nedim replaça distraitement le rideau devant la fenêtre de son bureau et se frotta nerveusement les mains. Dans la pièce d’à côté, il pouvait entendre les conversations à peine étouffées par les murs. Ekvar, Oblin et sa petite apprentie, la fille de Subor, ainsi que quelques autres conseillers l’attendaient depuis un moment pour partir visiter le chantier du barrage qui avait démarré depuis plus de cent cinquante jours déjà. Le Gouverneur n’était pas censé quitter la Cité quand bon lui semblait, aussi n’aurait-il pas de nouvelle occasion d’y retourner avant les tests de mise en eau, quand la construction serait enfin terminée, bien des lunes plus tard. La perspective de voir l’évolution des travaux le réjouissait, pas la compagnie.

Il attrapa la veste chaude et l’écharpe qui reposaient sur son fauteuil, prit une grande inspiration et ouvrit la porte qui le séparait du salon. Après avoir salué poliment tous ses visiteurs, il les suivit jusqu’en bas de la tour Etho où des chevaux avaient été préparés pour eux. Ils quittèrent la ville encore endormie et longèrent le Fleuve dans la pénombre embrumée du petit matin d’hiver. La neige qui dans la nuit avait revêtu la vallée d’une épaisse couche blanche crissait sous les pas de leurs montures et étouffait tous les autres sons.

À mi-chemin, alors que le soleil commençait enfin à poindre en face d’eux, un phacochère surgit d’un bosquet gelé en poussant des grognements rauques. Les chevaux, affolés, hennirent et se cabrèrent ; Nedim tomba presque du sien. Les gardes de son escorte n’en menaient pas large, n’ayant pas l’habitude de sortir de la ville. Ils bondirent néanmoins pour faire fuir la bête, qui fila vers la lisière de la forêt, sans doute effrayée elle aussi par leur nombre. 

Après avoir parcouru plusieurs milliers et contourné un dernier virage du Fleuve, le groupe eut enfin le site de construction en vue. Nedim, qui n’était venu qu’une seule fois lors de la mise en route du chantier à la fin de l’été, ne reconnut pas les lieux. Le terrain était transformé par l’abattage des arbres, l’extraction des blocs de pierre et l’acheminement des matériaux. Sur le Fleuve, deux immenses murs munis d’écluses avaient été érigés, l’un collé à la rive nord, l’autre à la rive sud, chacun sur un tiers de la largeur du lit. Entre ces murs, une digue était en construction pour permettre l’édification de la troisième et dernière partie du barrage, qui devait relier les deux côtés afin de barrer complètement le Fleuve. En attendant, l’eau s’écoulait par les écluses, de grandes portes de bois et d’acier laissées ouvertes pour éviter l’inondation de la vallée. Nedim soupira en se remémorant la discussion épineuse qu’il avait eue avec les Volbar au sujet de ces portes. Les administrateurs tenaient absolument à apposer leur marque sur l’édifice, en tant que financeur principal, ce qui avait agacé les Kegal, qui réclamaient également ce droit en rappelant que l’idée émanait de leurs fils. Les Letra s’étaient récriés que le barrage appartenait à la Cité, que de simples quartiers ne pouvaient en revendiquer la possession, que cela créerait des jalousies en ville. Aucun compromis n’avait été trouvé et les tensions entre les administrateurs ne s’apaisaient pas.

Si tôt dans la matinée, le site demeurait désert. Ils s’avancèrent au pas jusqu’au pied du canyon. Au-dessus de leurs têtes, comme une verrue sur le flanc de la falaise, des échafaudages avaient été construits pour les réparations du temple du Fleuve. Depuis tout ce temps, aucun coupable n’avait été identifié pour l’explosion qui en avait causé l’effondrement, malgré la traque minutieuse opérée par le Général pour déterminer un rapport entre les contrebandiers et le Premier Cercle. Des soupçons, chacun en formait, mais aucune preuve ne venait les étayer. Il ne pouvait pas arrêter des gens arbitrairement sous l’unique prétexte qu’ils paraissaient louches.

Piqué par la curiosité, le Gouverneur descendit de son cheval pour escalader une échelle qui menait au sommet du barrage. Là-haut, l’édifice mesurait plus de six pas de large, ce qui autorisait facilement le passage de plusieurs hommes de front. En se tournant vers l’est, Nedim ne put retenir un cri d’admiration devant la beauté du paysage. Il pouvait suivre des yeux le Fleuve qui serpentait depuis les murs de la Cité, dans une vallée enneigée baignée par la lumière du soleil qui se levait dans son dos. Autour, la forêt qui s’étendait à perte de vue semblait également engourdie par le froid. Le Gouverneur sourit. La vue valait vraiment le voyage. Depuis ses appartements de la tour Etho, il pouvait contempler toute la ville, mais jamais il ne s’était senti aussi minuscule qu’ici, au milieu de cette immensité d’arbres, d’eau et de roche. Même Ekvar qui l’avait rejoint et se tenait silencieusement à côté de lui paraissait happé par le panorama qui s’offrait à eux. Nedim se renfrogna en apercevant au loin les embarcations des travailleurs qui naviguaient vers eux. Bientôt, l’endroit grouillerait de soldats et d’ouvriers, et perdrait de sa poésie.

Une fois de nouveau sur la terre ferme, Oblin entreprit de faire visiter le chantier au Gouverneur et ses compagnons. Il avait suivi chaque étape de la construction et prit soin de les leur restituer avec maints détails plus ou moins utiles. Nedim essaya de l’écouter d’une oreille attentive malgré les digressions et les retours en arrière, sans porter attention aux marmonnements maussades du Général et aux ricanements moqueurs des autres conseillers, que les talents d’orateur d’Oblin laissaient visiblement dubitatifs.

Pendant les explications d’Oblin, de nombreux bateaux avaient débarqué leurs passagers ; soldats et ouvriers commençaient déjà leur travail et circulaient tout autour d’eux. Pour ne pas les gêner, Nedim et ses accompagnateurs se rendirent dans la tente de Commandement, située à l’écart de l’agitation des travaux. En gravissant la colline qui les y menait, le Gouverneur grimaça. Encore une fois, il allait devoir naviguer dans les eaux troubles de la diplomatie. La journée avait pourtant si bien commencé ! Il aurait aimé assister à ce moment historique dans la peau d’un autre, circuler librement sur le chantier, tout seul. Au lieu de ça, il devait jouer les équilibristes et ménager deux camps qui continuaient à se disputer et au milieu desquels il servait de médiateur, dont la moindre décision était scrutée et critiquée.

À l’intérieur de la tente, l’administratrice Volbar, le Commandant Spécial Ilohaz et quelques autres personnes, dont les deux fils Kegal, accueillirent leur délégation avec des sourires méfiants. Après les avoir poliment salués et félicités pour l’avancée rapide des travaux, Nedim s’adressa à eux le front légèrement plissé.

— D’après ce que je comprends, l’édification du dernier tronçon constitue une phase très technique de la construction. Nous ne pouvons pas nous permettre de prendre des risques avec la sécurité des travailleurs. 

— La sûreté du chantier est notre priorité, répondit précipitamment Ilohaz.

À côté de lui, le Général Ekvar s’agita comme pour répliquer, mais l’administratrice Volbar le devança.

— L’incident de la digue ne se reproduira pas, assura-t-elle d’un ton posé. Mais pourquoi ces soudaines craintes, Gouverneur ? Nous déplorons peu de blessés au regard de l’immensité de l’ouvrage. Moins que lors des dernières réparations d’aqueducs.

Nedim secoua la tête et soupira. Après des lunes, les gardes et les travailleurs n’arrivaient toujours pas à s’entendre et le Haut Conseil craignait des débordements. Plusieurs accidents malheureux avaient déjà eu lieu, dont les circonstances et les causes restaient floues. Certains y voyaient des signes divins, d’autres de la malveillance. Son interlocutrice n’avait pas tout à fait tort, mais chaque nouveau blessé relançait le débat de l’utilité de la construction.

— Les aqueducs, Mara, personne n’en nie la pertinence, finit-il par répondre. Le barrage en revanche…

Il fut coupé par Bann Kegal qui fut à son tour coupé par Ekvar. Ilohaz intervint et Oblin se lança également dans la discussion. Ils parlaient des accidents, ils parlaient du barrage, ils parlaient des quartiers et des administrateurs. Nedim ne savait même plus de quoi ils parlaient.

Au milieu de toutes ces personnes qui discutaient avec animation et se disputaient juste à côté de lui, le Gouverneur se sentit soudain très las. Il bredouilla quelques mots d’excuse auxquels personne ne fit attention et quitta la tente. Dehors, il inspira longuement et expira doucement. L’air qui sortait de sa bouche formait un petit nuage devant lui, qui montait et disparaissait au-dessus de sa tête.

Il avait beau retourner la question dans tous les sens depuis des lunes, il ne voyait aucune issue favorable à cette histoire d’exploration du gouffre. S’il y avait vraiment des richesses à exploiter, les discussions s’envenimeraient, chacun se battrait pour récupérer une part du gâteau. Malgré la forte taxe qu’il avait annoncé instaurer sur l’extraction du canyon, les Volbar s’en mettraient plein les poches. Ils deviendraient dangereux, une menace pour l’intégrité de la Cité. Que faire s’ils décidaient de proclamer leur indépendance ? Et s’il n’y avait rien… Vélina ne se priverait pas de rappeler à tous qui était à l’origine du désastre que cela ne manquerait pas de causer. Dans tous les cas, le fragile équilibre de la ville et des quartiers serait déstabilisé. Lui se trouvait au milieu, pieds et poings liés.

Nedim avait passé presque la moitié de sa vie en tant que Gouverneur de la Cité, et chacune de ces vingt années pesait lourd sur ses épaules. Aujourd’hui, il était fatigué. Fatigué de la politique, des imprévus, des crises, des conversations interminables, des pinaillages. Fatigué des autres. Combien de temps encore devrait-il se forcer à tenir un rôle dont il ne voulait plus ? Dont il n’avait d’ailleurs jamais voulu. Il était devenu Gouverneur par obligation, à l’époque où Subor n’avait pas eu le courage de le faire. Et pendant que son ami devenait un mari, un père et un administrateur respecté, Nedim avait sacrifié son quartier, quitté sa fiancée, tiré un trait sur une descendance.

Peut-être que, cette fois, Subor prendrait ses responsabilités. Il le lui devait bien.

Nedim y avait déjà réfléchi de nombreuses fois au fil des ans, mais ce fut ce jour-là qu'il prit sa décision. Une fois la construction du barrage terminée, il rendrait sa place de Gouverneur de la Cité.

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