Avachi sur le sol, le tisonnier à quelques centimètres de sa paume ouverte, Pierre gisait face contre terre. De sa main, pressée contre sa blessure s'écoulait un filet de sang qui lui glissait entre les doigts pour venir se répandre sur les grosses dalles. Le recul et le mouvement de panique avaient projeté Astrée en arrière. Elle avait achevé sa course en percutant le danseur qui retomba au sol et l'entraîna dans sa chute. Désormais sur son séant, elle conservait le dos bien droit, bras tendus et arme pointée en direction de la chose inerte et gémissante à moins d'un mètre. Une précaution nécessaire, elle le savait puisque s'il souffrait probablement le martyr, sa blessure n'avait rien de mortel. C'était son genou qu'elle avait visé et qu'elle venait d'exploser, l'immobilisant sur place, et finalement obtenant tout ce qu'elle avait jamais demandé : qu'il n'approche pas. Il ne valait mieux pas, parce que la prochaine fois elle se montrerait bien moins charitable, et chercherait à l'immobiliser de manière définitive, qu'importe les conséquences.
Dans son dos, un front échoua contre son épaule. Puis un bras l'encercla tant bien que mal, avant qu’une main ne se pose et pèse sur son poignet. Autoritaire bien que mal en point, Syssoï cherchait à la désarmer. Elle venait de tirer sur un homme, et qu'importe qu'elle réalise ou non la portée de son acte sur le moment, elle se le reprocherait suffisamment tôt. Le danseur devait s’en douter. Astrée pas encore. Elle n'avait fait que se défendre et surtout que le blesser, mais cela n'avait rien d'anodin. Aussi, de sa paume il appuya sur ce poignet jusqu'à ce qu'elle baisse son arme et ne se retourne complètement face à lui.
*
Ce fut la première chose que la vieille femme remarqua tandis qu’elle dépassait le seuil. Avant même l'homme gémissant au sol, ce fut ce couple ramassé contre un mur, fronts joints et regards féroces qui attira son attention. Il émanait de la jeune femme une force animale, une peur bestiale. Qu'il s'agisse de la position de son corps ou du moindre de ses mouvements, tout n'était plus qu'instinct primaire. Elle lui évoquait ces louves tremblantes et menaçantes montrant les crocs à l'orée de leur territoire. Le territoire, ici, n'était autre que cet homme bien amoché que Jeanne peina à reconnaître sous tout ce sang. Ce ne fut qu'à l'arrivée du vieil homme soufflant comme un bœuf dans son dos qu'elle parvint à s'arracher à la contemplation du couple pour reporter son attention sur la masse gesticulante que lui désignait le second observateur. Pierre, tout comme le couple, n'avait pas encore remarqué leur présence, et fort de l'inattention des deux autres, tâtonna un moment jusqu'à poser les doigts sur le tisonnier dont il chercha à s'emparer.
Il comptait remettre ça ? Visiblement oui. Il traînait une jambe derrière lui et créait un dégradé carmin sur les vieilles dalles. Puis il rassembla ses forces pour brandir son arme de fortune au-dessus de sa tête. Ridicule. À un point tel que, sans réellement se presser, Jeanne eut le temps de s'emparer d'une vieille lampe sur le buffet à sa droite, faire les trois pas qui la séparait de lui, et finir par lui écraser le luminaire sur le sommet du crâne, sans qu'il ne parvienne à achever son geste menaçant. Dans un bruit sourd, il rejoignit le sol pour ne plus en bouger. Elle voulut se frotter les mains, mais préféra les lever en l'air, le canon d'une arme pointé en direction de sa tête.
Était-ce l'éclat de la lampe se brisant ou bien la chute du corps qui avait suivi qui les avait interpellés ? À présent, la jeune sauvageonne dont le regard oscillait entre terreur et rage dirigeait son arme sur la menace qu’elle-même devait représenter à ses yeux. Tremblante, chétive et pourtant si impressionnante, ses pieds glissaient sur la pierre tandis qu'elle tentait de reculer davantage, acculant l'homme dans son dos toujours plus contre le mur.
— C'est moi, gamine, tout va bien, voulut-elle la rassurer en usant de sa voix la plus douce tout en lui présentant ses mains ouvertes et désarmées. Tout va bien, personne n’vous fera plus d’mal. Pose ton arme, mon trésor.
D'un coup de pied, Jeanne éloigna le tisonnier de la main de l'homme inconscient, et s'approcha encore un peu sans jamais quitter la jeune femme des yeux. Elle attendait ce déclic, cet éclair de compréhension qui tardait à venir. Elle attendait qu'elle cesse de la contempler comme une étrangère, pire encore, comme une menace potentielle. Un déclic qui s'opéra en même temps que l'arme retombait sur le sol. Astrée n'avait pas parlé. Elle avait gardé le silence, elle s'était contentée de lâcher le semi-automatique sans pour autant quitter sa mine féroce.
— Occupons-nous d’lui, dit alors Jeanne à l'homme qui l’accompagnait en relevant ses manches pour s'intéresser au corps inerte sur le sol.
*
C'était comme observer le monde au travers d'un prisme déformant. Elle voyait Jeanne, elle reconnaissait Jeanne, mais qu'importe leurs liens, leur vécu ensemble et l'immense affection qu'Astrée lui portait, le voile ondulant autour d'elle l'obligeait à demeurer méfiante. C'était la bête qui menait la danse. Cette bête en elle, celle qui de ses entrailles faisait des lambeaux depuis des mois. Elle avait appris à vivre avec, à s'acclimater plus ou moins bien à sa violence, sans se douter un seul instant qu'un jour, la bête pourrait prendre le pas sur tout le reste. Reléguée au rang de simple observatrice, Astrée devait dompter l'animal avant de pouvoir reprendre le dessus. Un animal dopé par sa propre peur. Si elle voulait la faire taire, elle devait, dans un premier temps, juguler sa panique. Alors elle s'exhorta au calme, se concentra sur sa respiration et les battements de son cœur, avant de, finalement, parvenir à relâcher la pression de ses doigts sur la crosse devenue moite. Une digue lâcha, une frontière céda, et soudain, elle réalisa.
Ses mains fébriles s’arrimèrent à sa propre gorge suffocante, ses ongles en griffèrent la peau sans qu’elle ne ressente le moindre mal. Ses paupières frénétiques ne parvenaient plus à assécher ses cils. Comme des essuies-glaces en pleine tempête, elles ne faisaient plus que déplacer les pluies torrentielles, et bientôt ses lèvres goûtèrent le sel de ces eaux diluviennes. Au-dehors, le temps se faisait l’écho de sa tempête interne, et un coup de tonnerre plus bruyant que les autres la fit sursauter depuis son recoin de mur. De grandes mains abîmées cherchèrent à la consoler, la rassurer en colonisant sa taille, ses bras, son buste. Elle les en chassa. Elle ne voulait pas de cela.
Il y avait trop de monde, trop de choses, trop de bruit. Astrée voulait que cela cesse. Il lui fallait que cela cesse. Elle observait Jeanne et cet homme traîner le corps inerte de Pierre sans comprendre ce qu'ils faisaient là. Qui était cet homme en robe noire ? Que faisait-il au milieu de son salon occupé à se débarrasser du corps de l’homme sur lequel elle venait de tirer ? Pourquoi personne n’appelait les autorités ?
Comme si les dieux l’avaient entendu, une sonnerie retentit, et entre ses larmes, Astrée vit Jeanne armée d’un naturel déconcertant tirer son vieux téléphone de sa poche. D’une main, la vieille femme vérifiait le pouls de Pierre tandis que de l’autre elle répondait à son interlocuteur très calmement. Astrée était-elle la seule à mesurer le degré de folie dans lequel ils venaient tous de sombrer ?
— Tu veux que j’te rappelle ? s’époumonait Jeanne dans son téléphone à clapet. Que j’t’appelle ? Mais pourquoi don’ puisqu’ tu m’appelles déjà ? Que j’crie ton nom ? T’as cogné ta caboche, gamin ?
— Pâris, murmura Syssoï dans son dos.
Il en était arrivé à la même conclusion qu’elle. Elle ne l’avait pas appelé, ne lui avait jamais permis de se matérialiser auprès d’elle, alors il s’en remettait à Jeanne, obligeant la vieille dame à crier son nom dans le salon sans vraiment avoir conscience de ce qu’elle était en train de faire. Elle avait d’ailleurs abandonné le téléphone ouvert sur le buffet, et tournée vers le sofa vide s’apprêtait à invoquer Pâris. Ce fut trop pour Astrée. Elle ne voulait pas plus de monde dans cette pièce, elle ne voulait plus rien, plus personne. Elle voulait que le sang cesse de lui battre les tempes, que sa respiration se fasse moins douloureuse, que le calme reprenne ses droits.
— Ah bah v’là aut’ chose, tiens, s’exclama la voix de Jeanne.
Et Astrée sut qu’un témoin de plus venait de faire irruption. Un témoin qui n’aurait pas dû l’être. Il ne fallait pas qu’il l’a voit ainsi, abîmée, écorchée, sacrifiée sur l’autel de la bestialité. Les larmes redoublèrent contre ses joues, et une voix, sa voix rauque et éraillée s’exfiltra de ses entrailles pour venir exploser contre les murs.
— Assez ! avait-elle hurlé.
Et le silence fut.
Les deux bras en l’air, les yeux clos, Astrée savoura cette paix aussi soudaine que salvatrice. Elle n’entendait plus ni Jeanne, ni l’homme inconnu, pas plus que la pluie qui matraquait encore les fenêtres quelques instants auparavant. Tout avait changé, jusqu’à l’absence de luminosité qui, il y a encore une seconde à peine, tentait l’intérieur de ses paupières de rouge. Tout n’était plus que calme et indolence. La jeune femme inspira et emplit ses poumons des parfums familiers. Le vieux bois, toujours, mais la cire également, et les effluves d’une cuisine familiale dans le lointain. Son enfance lui sauta à la gorge bien plus efficacement que quelques mois plus tôt, lorsqu’elle avait franchi le seuil de la gentilhommière après plus d’une décennie d’absence.
Lentement, Astrée ramena ses bras le long de son corps. Précautionneusement, elle entrouvrit une paupière et jeta un regard prudent au travers de ses cils. Elle craignait qu’un geste brusque, une respiration de trop ne la ramène au tumulte de son présent immédiat. Elle voulait profiter encore un peu de ce silence si doux, si précieux.
Le salon n’avait pas bougé, les meubles étaient toujours les mêmes, à la même place. Mais tout le reste avait disparu. Jeanne, Pierre et les autres s’étaient volatilisés. La tempête en avait fait de même. Ne demeurait que le crépitement d’un feu de bois mourant dans la cheminée et, dans le fauteuil faisant face au foyer, une personne dont Astrée ne distinguait que le sommet de sa tête reposant contre le dossier. Une fine main vint dégager quelques mèches de devant un front qu’Astrée ne percevait pas, et brusquement une cascade d’ondulations brunes dégringola contre le cuir du fauteuil.
Et Astrée sut. Elle ne se posa pas la question, la réponse était trop évidente, trop viscérale. Le sang de ses veines s’animait en présence de cet autre. La surprise céda la place aux regrets et au manque. Un manque abyssal qui se mesura au sanglot qu’Astrée fit taire de sa main contre ses lèvres. Elle ne devait pas se faire entendre. Elle ne devait pas rompre le charme. Inconsciente de l’intrusion dans son intimité, l’autre jeune femme entama une lente et tendre mélodie, un fredonnement à peine murmuré, une berceuse qu’Astrée connaissait par coeur.
Les mots italiens lui revinrent aussi efficacement que les larmes. Des larmes incontrôlables, des larmes trop longtemps retenues. Et un sanglot. Un seul hoquet nostalgique qu’Astrée ne parvint à retenir, et qui signifia immédiatement sa présence à la propriétaire des lieux.
Elle s’était retournée et dans le contre-jour des flammes, ses contours familiers et magnifiques s’imposèrent majestueusement. Elle aurait dû hurler, tempêter, mettre à la porte cette intruse recroquevillée dans un coin de son salon. Au lieu de quoi, elle sembla sourire. Si Astrée ne le vit pas, elle le ressentit.
— Bonsoir, chantonna sa voix au doux accent italien.
Les voix. C’était toujours le premier souvenir à s’évanouir. Les images demeuraient. En fermant les yeux, Astrée parvenait encore à se la représenter. Les détails s’étiolaient, mais pas les contours, pas l’âme. Certains soirs, elle entendait encore son rire, juste un bref éclat évanescent. Mais sa voix… Cette voix qu’elle entendait à nouveau après des mois de silence. Des mois d’absence.
Maman…
Si elle le pensa, Astrée piégea le mot entre ses lèvres. La jeune femme qui s’extirpait à grand peine du fauteuil n’avait pas l’âge d’être sa mère. En réalité, elle ne devait avoir que quelques années de plus qu’Astrée. Ou quelques mois. Isabella semblait si jeune. Son teint n’avait plus rien de maladif, ses joues étaient pleines, son regard pétillant, et ses cheveux… Si longs, si beaux.
— Santa Madre, tu pleures ?
D’un revers de main, Astrée tenta d’assécher ses joues pour ne pas inquiéter davantage cette mère qui n’était pas encore sienne. Ou peut-être que si, finalement. Isabella avait achevé de déplier son petit corps, et la protubérance de son ventre ne trompait pas : Astrée était déjà un peu là. A moins qu’il ne s’agisse de Pâris ? En quelle année avait-elle atterrit, cette fois ?
— N’aies crainte, tout va bien maintenant. Tu es en sécurité, lui affirmait Isabella, une main tendue en sa direction.
Astrée dû se faire violence pour ne pas bondir et couler son corps menu dans l’étreinte de celui de sa mère. Elle avait besoin de ses bras, de son cou, de son parfum. Tout son être exigeait ses doigts dans ses cheveux, sa voix à son oreille, et la promesse d’un lendemain plus heureux. Mais il n’y avait plus de futur, il n’y avait plus aucun avenir où elle serait. Tout ceci n’était qu’une illusion, une cruelle et délicieuse parenthèse.
Sa paume hésitante trouva celle de sa mère, et le crépitement se fit. Si Isabella le ressentit, elle n’en montra rien. Son sourire doux ne quittait pas ses lèvres. Elle semblait si sereine. Comment pouvait-elle l’être malgré cette inconnue en larmes dans son salon ?
— Quel est ton prénom ? demanda doucement Isabella.
— As… commença-t-elle avant de s’interrompre.
Pouvait-elle dire la vérité ? Si ses parents avaient déjà choisi le prénom de l’enfant, alors les probabilités de tomber sur une autre Astrée étaient bien trop infimes. Elle devait réfléchir vite. Très vite. Elle ne pouvait demeurer la bouche ouverte sur cette première syllabe qu’elle faisait traîner bien trop longtemps. As… As… Elle ne pouvait même pas utiliser son second prénom désormais qu’elle s’était élancée. Son deuxième prénom ! Evidemment ! Juliette ! Ses parents s’étaient battus jusqu’à la dernière minute à cause de ce choix. Juliette, elle était supposée s’appeler Juliette. Jusqu’à ce qu’Isabella change d’avis à l'État Civil.
— .. trée, acheva-t-elle avec soulagement.
A moins qu’il ne s’agisse de Pâris dans ce ventre ?
— C’est charmant, la rassura sa mère en un sourire tendre. Astrée comme la fille de Jupiter ?
— Ma mère aimait beaucoup la mythologie.
— Une femme cultivée.
— Une femme merveilleuse, renchérit Astrée en se redressant sur ses jambes chancelantes.
Isabella conservait sa main captive de la sienne en une douce étreinte qui apaisait Astrée tout en meurtrissant profondément son âme. Comme tous ses bonds dans le temps, celui-ci allait prendre fin. Elle ne savait pas quand, ni comment, mais l’urgence lui serrait la gorge et asséchait sa bouche. Elle ne voulait pas partir. Elle ne devait pas partir. Astrée avait besoin de ce sursis, de cet instant volé au temps et à la mort. Maman. Les larmes reprirent leurs droits sur ses joues, et Isabella l’attira tout contre elle. Ce qu’Astrée avait appelé de ses vœux se concrétisa sous la forme de ses doigts maternants qui allaient et venaient dans ses boucles en désordre, de cette voix qui murmurait à son oreille, et de ce parfum qui l’enivrait et saturait ses poumons en manque.
— Tout va bien, répétait-elle patiemment. Tu es au bon endroit.
Astrée se laissa diriger vers la cuisine. Malgré la crainte de franchir le moindre seuil et de s’évaporer, elle se laissait faire. Elle n’avait plus la force de s’opposer, encore moins de s’expliquer. A son grand soulagement, Isabella était demeurée malgré le changement de pièce, et elle dut développer des trésors de douceurs afin de parvenir à décrocher Astrée de son étreinte pour l’obliger à rejoindre le banc devant la table.
Malgré le bond dans le temps, la pièce demeurait inchangée. La même table en bois marquée par les décennies, le même luminaire à la teinte orangée si chaleureuse, la même vieille gazinière sur laquelle Isabella déposait une ancestrale casserole. Astrée l’observait aller et venir de sa démarche malaisée et pourtant si gracieuse. Elle s’enivrait de son image, se remémorait chacun de ses sourires, chacun de ses froncements de sourcils inquiets qu’elle dirigeait inlassablement en sa direction. Elle s’échappa un instant vers la buanderie, et Astrée crut manquer d’air quelques secondes. Elle en revint armée d’une trousse à pharmacie que la jeune femme ne connaissait que trop bien. Combien de fois sa mère l’avait-elle utilisé pour rafistoler ses genoux croûtés, son menton ensanglanté et ses coudes esquintés ?
La future mère abandonna son paquet sur la table et se dirigea vers la casserole frémissante. Moins d’une minute plus tard, elle déposait une large tasse fumante devant sa future fille en s’installant à son côté.
— Du chocolat ? s’étonna Astrée en faisant tourner la cuillère dans le breuvage sucré.
— Tutto il dolore passa con una…
— … tazza di cioccolata, acheva Astrée à sa place.
Elle avait entendu cette expression un bien trop grand nombre de fois. Cet automatisme venait de l’amener à parler italien face à une italienne en plein Périgord, et Astrée ne le réalisa que trop tard. Pourtant, Isabella ne sembla pas s’en inquiéter, et dans un sourire tendre, débarrassa le front d’Astrée de quelques mèches échappée.
— Il est divin, annonça cette dernière après une gorgée de chocolat. J’avais oublié à quel point cela pouvait être bon.
Satisfaite, Isabella tendit la main pour récupérer la trousse à pharmacie et en extraire tout le nécessaire. Sans un mot, elle s’empara du poignet d’Astrée et du bout d’un coton imbibé d’alcool entreprit de le désinfecter. Elle avait tant et tant tiré sur ses liens de plastique que son épiderme n’était plus qu’un vague souvenir par endroit. Malgré son silence, Astrée parvenait à lire le souci qui striait le front de sa mère et lui pinçait ses lèvres si pleines. Elle était si jeune et pourtant si semblable à l’image qu’Astrée conservait d’elle. Une image qui datait d’avant la maladie, d’avant les traitements qui avaient modifié son corps, ses traits, sa vie…
— Vous êtes tellement belle, laissa-t-elle échapper bien malgré elle.
Emportée par la douceur des gestes maternels et le caractère sacré de cet instant, elle n’était parvenue à maintenir ses pensées silencieuses. Isabella esquissa un de ces sourires dont seules les italiennes avaient le secret, et Mona Lisa la première d’entre elles. Astrée aurait voulu saisir l’énigme dissimulée derrière ces lèvres à peine étirées, mais sa mère ne lui en laissa pas le temps.
— Est-ce que la personne qui t’a fait ça, commença-t-elle en désignant ce poignet qu’elle bandait. Est-ce qu’il peut encore te faire du mal ?
— Je lui ai tiré une balle dans le genou, grinça Astrée.
Une fois encore, dépassée par ses aveux, elle s’en voulut immédiatement. Sa mère avait toujours eu une sainte horreur de la violence, et plus encore des armes à feu. Astrée ne voulait pas la décevoir, pas maintenant, pas comme ça.
— Bien.
Astrée releva la tête si rapidement qu’Isabella manqua laisser échapper le bandage qu’elle faisait tournoyer autour du poignet.
— Che cosa ?
— Je vous pensais contre toute forme de violence, s’étonna Astrée.
Isabella demeura pensive un instant, puis promena une main protectrice et possessive sur son ventre rond.
— Si un jour ma fille doit faire face à un danger de la sorte, je veux qu’elle sache qu’elle sera même autorisée à viser i testicoli.
Astrée laissa échapper un bref éclat de rire entre surprise et amusement.
— Eh, occhio per occhio, dente per dente, ajouta l’italienne dans une moue digne du Parrain.
— Elle aura beaucoup de chance de vous avoir pour maman, croyez-moi.
— Giulieta ? Spero che si.
Giulieta. Les souvenirs d’Astrée étaient fiables, finalement. Son père avait tellement tenu à ce prénom qu’il l’avait appelé « Juliette » toute une partie de sa petite enfance, jusqu’à ce qu’il se résigne et se range à l’avis de son épouse. Heureusement, d’ailleurs, car Juliette et Pâris dans une seule et même fratrie aurait sûrement été un peu trop Shakespearien. Et incestueux. Le Comte Pâris n’était-il pas l’un des prétendants de Juliette dans la pièce ? Comme sur le miroir dans la bibliothèque de Syssoï, le cerveau d’Astrée se mit à faire des liens au marqueur rouge reliant les points entre eux.
— Vous aimez Shakespeare ? demanda-t-elle brusquement.
— Ah, ça ! Depuis qu’une vieille tante a expliqué la légende familiale à mon mari, Philippe ne me parle que de ça.
— Quelle légende ?
— Senza senso, éluda Isabella d’un mouvement de main. Cela n’a pas la moindre importance.
— Vous êtes une descendante de Juliette Capulet ? interrogea Astrée.
L’espace d’un court instant, Isabella sembla surprise puis se recomposa un sourire énigmatique aux lèvres.
— Pas vraiment une descendante directe, la pauvre enfant s’est tuée bien avant cela. Une lointaine cousine, disons.
— Senza senso, murmura Astrée à son tour.
Non, cela n’avait effectivement pas de sens. Les recherches de Syssoï et Lauretta démontraient que Juliette Capulet était une descendante des Beynac. Toute la théorie du danseur semblait reposer dessus. Une seule et même famille, un seul et même lignage au sein duquel elle se réincarnait. La famille de son père. La famille de Philippe. Pas celle d’Isabella.
— Et votre mari, il pense quoi de cette légende ?
Il n’en avait jamais parlé avec elle. Ni durant son enfance, ni plus tard. Et désormais, il n’était plus réellement en état de le faire. Pourtant, s’il avait tellement tenu à ce que sa fille se nomme Juliette, c’est qu’il devait adhérer à tout cela, non ? L’Italienne eut un claquement de langue agacé.
— Philippe aime l’idée de cette illustre ancêtre pour sa fille, mais il ne comprend rien de ce que cela signifie. Pourtant, les légendes ce n’est pas ce qui manque de son côté, le poids du passé et tutti quanti… Superstitions de vieilles bonnes femmes, qu’il dit. Parfois, j’ai l’impression qu’il veut que l’histoire se répète, que c’est ce qu’il cherche au point de donner le prénom de l’une d’elles à sa propre enfant.
Les yeux rivés au second poignet qu’elle bandait, la future mère s’épanchait sans rien chercher à retenir. Comme si elle savait qu’Astrée pouvait comprendre ses propos qui n’auraient été que folie aux oreilles d’une autre. En avait-elle réellement conscience ? Sa fille s’interrogea un instant, avant qu’une autre question ne s’impose à elle.
— L’une d’elles ? répéta-t-elle hébétée.
Que savait-elle, au juste ? Tout ou bien juste un peu ? Pourquoi ne lui avait-elle jamais rien dit ? Pourquoi ne l’avait-elle pas mise en garde ? Pourquoi devait-elle découvrir ces légendes après sa mort ?
— Nous n’avons plus beaucoup de temps, dit-elle alors.
Elle n’avait pas répondu à la question d’Astrée. Elle s’était contentée de nouer la bande autour de son poignet avant de relever son sourire tendre vers elle. Elle n’était que sérénité là où Astrée cédait à la panique. Non, non, elle voulait encore du temps, plein de temps. Ce n’était pas à Isabella de décider.
— Qu’en savez-vous ? cracha-t-elle en regrettant immédiatement son insolence.
— Tes contours sont flous.
Quoi ? Non ! Astrée porta ses doigts devant ses yeux. Ils n’étaient absolument pas flous. Ce qui l’était, en revanche, c’était le décor en arrière plan. La vieille cuisine se voilait, les murs avaient sombré dans les ténèbres, et le bout de la table ne tarderait pas à se faire engloutir à son tour.
— Tout va bien, chercha à la rassurer sa mère en déposant une main contre sa joue.
Une paume dont Astrée ne ressentait plus la moindre chaleur. Les larmes prirent la place de ces doigts qui la touchaient sans l’effleurer.
— Tout ira bien, répétait Isabella dont le sourire perdait en netteté. Va voir Tatie Jeanne, elle te racontera.
Sa voix était lointaine désormais, et Astrée sentait la rancœur s’approprier ses organes à l’agonie.
— Tu savais, pleurait-elle. Tu savais et tu ne m’as rien dit. Maman…
Elle n’entendait plus rien. Elle percevait les lèvres maternelles bouger, se mouvoir en un mot tendre qu’elle devina, mais le son n’était plus. L’image allait bientôt suivre, aussi Astrée s’enivra une dernière fois de ce sourire italien, de ces boucles si longues, et de ce ventre si rond. Elle cligna ses paupières gorgées de larmes, et la netteté revint. Les murs, la fenêtre, la gazinière, la table et le banc dur sous ses fesses, tout était à nouveau là. Sauf Isabella. Rien n’avait changé, mais plus rien n’était pareil.
— Elle est là, annonça une voix dans son dos.
Une voix froide dont s’échappait un réel soulagement. Syssoï. Elle était de retour dans sa propre temporalité. Et bientôt des bras avides vinrent l’engloutir toute entière. Aucun crépitement ne se fit ressentir, mais une chaleur familière alluma la flammèche de la culpabilité. Pâris.
— Astro, t’étais où bon sang ?
« Ici » aurait-elle voulu répondre, mais elle n’en fut pas capable. Même répondre à son étreinte semblait au-dessus de ses forces. Au lieu de quoi elle demeurait stoïque à fixer le néant par-delà ses cils humides. La cuisine était toujours si similaire, mais elle sonnait vide maintenant qu’elle était privée de sa présence. Pourtant, le monde alentour s’agitait, les éclats de voix ne faisaient que succéder à d’autres éclats de voix. Mais rien n’y faisait, il manquait la sienne.
— On t’a cherché partout, poursuivait son frère. Pourquoi tu m’as pas appelé ? Pourquoi tu m’appelles jamais ? Et d’où tu sors ce chocolat ? T’étais dans la cuisine depuis tout ce temps ? Tu te faisais une tasse pendant qu’on hurlait ton nom dans chaque recoin de la baraque ?
S’il était agité, il n’était pas énervé pour autant. Pas après elle. Pâris lançait des accusations qu’il savait absurdes et s’excusait aussitôt en la serrant un peu plus fort entre ses bras. Peut-être cherchait-il à la faire réagir, la forcer à parler. Mais Astrée demeurait mutique. Toutefois, elle daigna jeter un œil à la grosse tasse entre ses doigts, et nota qu’elle pouvait visiblement rapporter des objets de ses bonds dans le temps. Était-ce ce qu’elle avait fait avec l’arbre généalogique qu’on disait perdu dans l’incendie de la vieille grange ? Probablement. Sa tête chancela un instant avant de s’échouer contre le cou fraternel.
— Je ne t’ai pas appelé parce que j’étais bâillonnée, répondit-elle dans un chuchotis.
Ce n’était pas vraiment un mensonge. Elle y avait songé, évidemment, l’espace d’un court instant, le bâillon entre les dents. Cette idée n’avait fait que traverser son esprit tant il était impensable pour Astrée de mettre délibérément la vie de son frère en danger. Depuis sa plus tendre enfance on lui avait répété qu’elle devait protéger son petit frère. C’était inscrit dans son lobe frontal, gravé comme un réflexe impossible à outrepasser. Elle aurait donné sa vie pour son frère, et même s’il aurait eu plus de chances qu’elle face à la carrure de Pierre, les risques qu’il se blesse ou y reste étaient trop importants.
Pierre ! Où était-il à présent ? Astrée ne posa pas la question, mais redressa le nez si vivement que Pâris desserra sa prise. Par-delà l’épaule de son frère, elle fouilla l’espace dans son dos, mais ne trouva que la silhouette du Russe adossée à la grande arche qui donnait sur le couloir de l’entrée. Son visage amoché avait été débarrassé du sang séché. Même ainsi, cela restait impressionnant, et ça le serait plus encore dans quelques heures, lorsque les hématomes se seraient formés. Au moins tenait-il debout. Et plutôt bien, d’ailleurs.
— Assommé et attaché au radiateur du salon, répondit ce dernier à cette question qu’elle n’avait jamais formulée.
Les bras croisés contre son buste, il l’observait par-dessous son arcade scindée en deux, sa pommette ouverte et sa paupière boursouflée.
— Je vais bien, affirma-t-il malgré tout.
Pourtant, il accusa une crispation de la mâchoire lorsqu’il chercha à se décaler au passage d’une Jeanne en provenance du salon. Ses cheveux gris d’ordinaire tirés en chignon lui tombaient dans le dos en une tresse dont la pointe rebondissait sur ses reins. Ses jupons et son tablier séculaires avaient cédé la place à une chemise longue à la dentelle subtile par-dessus laquelle la vieille femme s’était contentée de jeter un châle. Jeanne semblait avoir été tirée du lit.
— Si vous avez fini d’jouer à cache-cache, serait p’t’être temps de m’expliquer ce que c’est que c’t’affaire d’apparition et d’disparition, là, scandait-elle en entrant dans la cuisine.
Ses deux mains flétries claquèrent contre le bois dur de la table tandis qu’elle s’immobilisait face au duo d’adelphes, son regard intransigeant passant de l’un à l’autre avec sévérité. Jeanne n’aimait pas être laissée dans l’ignorance. Cela tombait bien, Astrée non plus.
— Et si tu nous expliquais plutôt pourquoi tu ne nous as jamais rien dit des légendes familiales, Tatie Jeanne ? rétorqua cette dernière.
Une accusation et une appellation qui touchèrent leur cible avec une efficacité remarquable. Jeanne se redressa légèrement, accusa un petit mouvement de recul, et frotta ses paumes l’une contre l’autre avec fébrilité.
— Oh, c’était aujourd’hui ? réalisa-t-elle.
Aujourd’hui qu’elle avait rencontré sa mère. Et aujourd’hui que cette dernière lui avait ordonné d’aller voir Tatie Jeanne.
— Aujourd’hui et il y a vingt-cinq ans, oui, confirma Astrée.
Il était plus que temps de se mettre à table, désormais.
1. “Tutto il dolore passa con una tazza di cioccolata.” - Tous les soucis passent avec une tasse de chocolat.
2. “Occhio per occhio, dente per dente.” - Oeil pour oeil, dent pour dent.
3. “Spero che si.” - J’espère que oui.
4. “Senza senso.” - Expression italienne pouvant se traduire par “ça n’a pas de sens”
Donc, Jeanne vient prendre les choses en main. J'ai presque envie de dire "dommage" pour avoir raté Pierre (enfin, pour qu'il ne soit que blessé :p) mais tuer c'est mal donc c'est peut-être aussi bien ^^).
Astrée au bout du rouleau c'est compréhensible, la pauvre s'il lui faut des émotions fortes pour faire fonctionner son pouvoir elle n'est pas sortie de l'auberge ^^
Sa mère savait, donc. Whaouh, la discussion qui arrive s'annonce passionnante.
J'ai beaucoup aimé toute l'émotion qui se dégage entre Astrée et sa mère, de leurs discussions pleines d'humour (le "Bien" est particulièrement bien placé :p), et la douleur poignante du deuil qui n'est pas encore fait.
En tout cas, l'heure des grandes révélations a donc sonné :)
Mais Pierre n'avait pas appelé des renforts ? Est-ce que Astrée Syssoï Pâris et Jeanne vont pouvoir briser ce cycle maudit ? ^^
J'ai beaucoup aimé le concept de la bête en elle (possiblement parce que dans une vieille FF j'avais utilisé la même image ^^), je me demandais si ça n'avait pas été évoqué au tout début dans la préface ou autre mais ça me titillait un souvenir d'ici je crois.
A bientôt pour la suite, du coup ^^
"Astrée au bout du rouleau c'est compréhensible, la pauvre s'il lui faut des émotions fortes pour faire fonctionner son pouvoir elle n'est pas sortie de l'auberge ^^" ----------> Tu ne crois pas si bien dire ! Haha
"J'ai beaucoup aimé toute l'émotion qui se dégage entre Astrée et sa mère, de leurs discussions pleines d'humour (le "Bien" est particulièrement bien placé :p), et la douleur poignante du deuil qui n'est pas encore fait." ------------> Sa mère est tellement omniprésente dès les premiers chapitres qu'il me semblait important de la faire apparaître en présentiel afin qu'elle vive pour le lecteur autrement que dans les souvenirs ou le deuil de Pâris et Astrée. Ce passage n'était pas prévu, je l'ai ajouté en dernière minute. J'espère qu'il fait sens, du coup.
"Mais Pierre n'avait pas appelé des renforts ? Est-ce que Astrée Syssoï Pâris et Jeanne vont pouvoir briser ce cycle maudit ? ^^" -------------> Pierre était effectivement au téléphone avec quelqu'un. Il prenait ses ordres auprès de cette personne. Tu en sauras plus très bientôt.
"J'ai beaucoup aimé le concept de la bête en elle (possiblement parce que dans une vieille FF j'avais utilisé la même image ^^), je me demandais si ça n'avait pas été évoqué au tout début dans la préface ou autre mais ça me titillait un souvenir d'ici je crois." -----------> Oui, le prologue. La fable du loup et de la lionne. Ou du lion et de la louve. Mince, même moi je ne sais plus ! Hahaha !