48. Le tiroir

Recroquevillée dans le fauteuil de son père, elle observait les allers et retours de son ravisseur. Impuissante, entravée, ankylosée, vidée, elle n'avait de cesse de ravaler cette peur qui lui provoquait sueurs froides et mouvements de panique. L'homme avait perdu pied et ne pouvait être raisonné. Le chiffon dans sa bouche n'y changeait rien, elle le comprenait désormais. Son moteur trafiqué, son apparition miraculeuse sur le bord de route, le chauffard manquant renverser Syssoï, le cavalier au taser... Était-ce son œuvre ? « Quelqu'un essaye de te faire peur » lui avait dit son frère. À aucun moment elle n'avait soupçonné Pierre. Pourquoi l'aurait-elle fait, d'ailleurs ? Elle n’avait rien écouté. Elle était restée intimement persuadée que c'était la petite baronne en elle qu'on cherchait à faire fuir, et non sa relation naissante avec le mystérieux danseur qui dérangeait. 

Charlotte. Si elle avait dû songer à quelqu'un alors, cela aurait été Charlotte, pas Pierre. Pierre était bien trop calme, bien trop jovial, bien trop serviable et avenant. Rien à voir avec l'image qu'il renvoyait en cet instant même. Du coin de l'œil, elle l'étudiait, sa chemise froissée ouverte sur un tee-shirt informe, ses cheveux en désordre et l'agitation dans ses mains, ses bras, qu'il secouait tout en se déplaçant à travers cette pièce et les autres. Il marmonnait, se pinçait l'arête du nez, plissait fermement les yeux, puis repartait en s'agrippant les cheveux de ses longs doigts contractés. Il n'avait plus rien de calme, ni d'avenant. Il était impatient et instable. Qu'attendait-il ? Pourquoi l'avoir emmené ici ? Pourquoi ici, bon sang ? Pourquoi elle, surtout ? S'il en avait après Syssoï, pourquoi faisait-elle l'objet de cet enlèvement ? Et qu'attendait-il au juste ? Puisqu'il était persuadé de l'avoir tuée à de nombreuses reprises, une de plus ne devrait pas le mettre au supplice de la sorte.

— Arrête ça !

Il avait hurlé si brusquement que, dans un hoquet de surprise, le bâillon s'était enfoncé plus profondément dans sa bouche. D'un coup nerveux, il frappa de sa paume contre la vitre, perdant un peu plus de sa superbe au profit de ce masque angoissant.

— Ça ne change rien, t'en as conscience j'espère ? Un peu de flotte ne va pas me faire peur.

De quoi parlait-il, au juste ? De l’orage ? Puisqu'elle n'avait pas la moindre idée de ce qu'il projetait de faire, quelles intentions pouvait-il lui prêter ?

— Encore un dernier coup de fil, mon amour, et après, toi et moi, on ira faire un tour au bord de la falaise.

Les yeux d'Astrée s'écarquillèrent de terreur. Elle avait voulu savoir, maintenant c'était chose faite : elle allait faire le grand saut.


 

*


De la fumée. C'est ce qui l'avait, en premier lieu, intriguée. Une colonne droite et diffuse qui grimpait paresseusement pour se mêler aux nuages bas. Une fumée blanche qui contrastait si distinctement dans ce fond gris et menaçant. La pluie tombait drue et sans discontinuer depuis plus d'une heure, mais le noyau de la tempête ne semblait avoir été atteint que depuis quelques instants. Désormais, les éclairs se mêlaient au festival, et le vrombissement du tonnerre avalait et couvrait tout l'espace sonore. On ne s'entendait plus penser. Il lui fallait en avoir le cœur net. Voilà pourquoi, son châle recouvrant sa tête, ses pas se faisaient de plus en plus précipités. Le cœur battant, son poing se cogna à de nombreuses reprises contre le bois massif de la porte avant qu'elle ne s'ouvre sur l'homme à la mine chiffonnée. D'un coup d'épaule, la vieille dame le dépassa et le précéda dans ce long escalier aux marches grinçantes, puis dans une succession de pièces somptueuses auxquelles elle ne jeta pas le moindre regard. Elle ne trouva de répit qu'une fois la petite fenêtre atteinte, et le nez contre la vitre, elle fit signe à son hôte de la rejoindre.

— Dis-moi c’que tu vois.

Un ordre formulé alors que l'homme s'installait à la place qu'elle venait de lui céder en chaussant ses lunettes de vue.

— Un bien bel orage ? tenta-t-il, mais ça ne devait pas être ce qu'elle attendait de lui. Des toits ? Un chat trempé ? D’la fumée ?

Le regard de la femme s’éclaira. Il avait vu juste.

— D’la fumée, et alors ? C'est pour ça que tu me déranges en plein repas ? Pour d’la fumée ?

— Y a rien qui t’choque ? Un feu d’cheminée dans une bicoque inhabitée, ça te surprend pas plus qu’ça ?

Ce fut au tour de son regard à lui de s'éclairer de compréhension.

— Préviens Michel.

Un nouvel ordre qu'elle lança précipitamment, en retournant sur ses pas, rabattant son châle sur sa tête avant d'affronter la tempête.



*


Une rafale de vent, plus forte que les autres, ouvrit la fenêtre qui fermait bien mal depuis des années. Sur son rebord, le chat s'ébroua, et constella de gouttelettes tout alentours, y compris l'homme pressé qui tenta de l'en chasser. Alors qu'il cherchait à refermer les battants, le coup de fil tant attendu résonna à travers la pièce. Délaissant la fenêtre entrouverte, il extirpa le téléphone de la poche arrière de son jean noir si ajusté, pour filer dans une autre pièce. Elle entendait encore ses pas se répéter sur le dallage inégal, lorsque le chat sauta du chambranle pour la rejoindre et se lover contre son flanc. Bygull. Sa présence, sa chaleur tout contre elle, avait quelque chose de réconfortant, de familier. Pas suffisamment, cela dit, pour lui faire oublier l'écho de cette voix qui sillonnait les diverses pièces du rez-de-chaussée. 

Le félin, après quelques ronronnements, bondit de ses cuisses et trouva place sur la haute commode en bois vernis. Astrée avait toujours aimé ce vieux meuble aux tiroirs grippés si difficiles à ouvrir. Dans son souvenir, il y en avait plus de mille. Dans la réalité, ils étaient au nombre de sept. Trois grands surmontés de quatre plus petits. Elle avait toujours été fascinée par l'interdiction qui planait autour. Les enfants n'avaient pas le droit de s'en approcher, encore moins d'en ouvrir les tiroirs. C'était pour les grandes personnes seulement. Avec Pâris, elle avait imaginé qu'il renfermait des pierres précieuses, les codes de la bombe nucléaire, et plus tard, une sex-tape, mais ils n'avaient jamais osé passer outre l'interdiction de leur père. De toute façon, les deux tiroirs du haut étaient fermés à clef. Une clef qu'il rangeait toujours, très solennellement, dans la poche de sa chemise en quittant la pièce. 

Une clef contre laquelle Bygull se frottait tour à tour le sommet du crâne et le museau désormais qu'elle dépassait de la toute petite serrure. Comme satisfait d'avoir attiré son attention, il cessa ses caresses, se posa sur son séant, et émit un miaulement discret avant de rejoindre le sol avec dextérité, et disparaître par où il était entré. Le sentiment de solitude qui s'empara d'elle, alors, fut improbable et irréel. Un abysse de désespoir, un abîme d'impuissance. Ligotée sur son fauteuil, elle était à bout de nerf. La bile lui remontait dans la gorge, et le bâillon l'empêchait de s'en défaire. Elle aurait voulu pleurer, elle aurait voulu hurler, elle aurait voulu utiliser ses dernières forces pour expulser cette rage, cette frustration, cette incommensurable détresse. Désemparée, elle n'était plus que peur viscérale. 

Elle ne devait pas se laisser abattre. Renoncer serait comme accepter sans opposer la moindre résistance. Renoncer c'était abandonner les siens, condamner tout son monde à une nouvelle épreuve dont aucun ne se relèverait. Ce n'était pas seulement elle que ce malade menaçait, c'était avant tout un château de cartes à l'équilibre plus que précaire. Alors, le sentiment d'injustice supplanta tout le reste, une fatalité aux airs de malédiction. Elle chercha à tirer une nouvelle fois sur ses liens, mais la douleur qui irradia ses poignets fut telle qu'elle lui permit d'en oublier, temporairement, sa migraine, d'en oublier ses épaules disloquées, son estomac à l'agonie, et ses dernières bribes de conscience aussi...



*


La grille n'était pas fermée. À peine entrouverte, elle passait inaperçue depuis la rue, tout comme cette voiture de luxe garée à l'écart dans la cour, derrière la grange en ruine. Quiconque ne prêtant pas attention n'aurait rien remarqué, si ce n'était, éventuellement, ce chat passant et repassant entre les deux battants en fer forgé dont l'espace ne permettait que ça : le passage d'un chat. La main gantée s'enroula autour de la grille et poussa délicatement, juste assez pour pouvoir passer à son tour, mais pas plus afin d'éviter le grincement du fer sur ses gonds hors d'âge. Ne surtout pas signaler sa présence, ne pas se faire remarquer. L'effet de surprise, c'était à peu près la seule carte en sa possession. Pour le reste, on verrait plus tard. La réflexion n'était pas rentrée une seule fois en ligne de compte. Seulement l'urgence, rien que l'urgence. Cette urgence qui avait remplacé le sang dans ses veines. 

La porte d'entrée était à proscrire : trop évidente, trop voyante. La solution prit les traits de ce chat qui, après l'avoir informé de l'ouverture de la grille, semblait vouloir ouvrir la marche tandis qu’il longeait la bâtisse. Le félin se retournait fréquemment, comme s'il s'assurait d'être suivi. Était-il réellement possible que cet animal sache ce qu'il faisait ? Puisqu'il s'immobilisa devant la seule fenêtre dont l'un des battants se trouvait ouvert, et qu'il ondula de la queue avec satisfaction, la question s'immisça dans son esprit. Une question qu'il chassa rapidement pour jeter un œil au travers des carreaux ondulés par les siècles. Le feu dans l'âtre projetait une lumière rougeoyante et ondulante sur la pièce, la peuplant d'ombres menaçantes. Elles se découpaient sur le visage éteint de la petite chose enroulée sur elle-même, perdue dans ce trop grand fauteuil. Elle avait remonté ses jambes sur l'assise, et d'ici, s'il ne pouvait que deviner ceux dans son dos, il percevait parfaitement les liens de plastique qui lui enserraient les chevilles. Un chiffon lui découpait le visage et les cheveux en deux, ornant sa bouche d'une grimace grotesque et douloureuse. Pour elle, très certainement, mais étrangement pour lui aussi. 

Elle ne bougeait pas, il n'avait aucun moyen de savoir dans quel état elle se trouvait, mais finalement ça n'avait pas la moindre importance sur ce qui allait suivre. Elle aurait aussi bien pu ne plus être de ce monde déjà, qu'il aurait agi de la même manière. Il grimpa sur le chambranle de cette fenêtre pour pénétrer aussi gracieusement que ce chat qui le précédait dans tout, dans ce salon, ironiquement lieu de leur première rencontre. Elle était seule, mais ça non plus, ça ne changeait pas grand chose. Le temps, l'espace, le décor, tout avait disparu au profit de ce seul et unique fauteuil au sein duquel gisait ce seul et unique être.


*


Elle accusa un sursaut en sentant ses mains lui encadrer le visage pour le redresser. Un sursaut de terreur, un sursaut de dégoût avant d'en reconnaître le toucher si particulier. Ce fourmillement contre son épiderme, ce crépitement délicieux qui éteignait le feu, soignait les maux et soulageait son âme en perdition. Ses cils se mouillèrent de gratitude, ses joues s'inondèrent de délivrance. Il était là. Elle n'était plus seule, elle n'était plus livrée à elle-même. Il était là. Il était là. Il était venu pour elle. Un soulagement de très courte durée lorsqu'elle réalisa ce que cela signifiait. Alors elle secoua la tête de toutes ses forces. Les yeux écarquillés de terreur, elle secouait la tête à s'en rompre le cou. 

Pars ! Pars avant qu'il ne revienne ! Pars avant de finir comme moi ! C'est ce qu'elle essayait de lui faire comprendre, c'est ce qu'elle lui hurlait au travers de ce regard qui n'en finissait plus de chercher le sien. 

Si elle avait eu peur pour elle-même, ça n'était absolument rien comparé à l'effroi qu'elle ressentait en cet instant. Sa vie n'avait plus la moindre importance dès lors que la sienne se trouvait de l'autre côté de la balance. Mais il ne la voyait plus, il avait rompu le contact visuel tandis qu'il s'occupait à détacher les liens dans son dos. Elle voulut tendre l'oreille, s'assurer qu'elle percevait toujours son ravisseur en pleine conversation téléphonique, mais elle n'entendait plus que le sang lui battre les tempes. Assourdissant. Pourquoi n'avait-il pas commencé par la débarrasser de ce foutu bâillon ? Alors elle aurait pu lui dire, le prévenir. À la place de quoi elle entreprit de gigoter, distribua coups d'épaules et de nez dans cette chevelure trempée à proximité. Mais lorsqu'il sortit de son dos et releva la tête, il était trop tard, Pierre venait de le saisir par le col pour le projeter à terre.

Sa tempe heurta lourdement la pierre du socle de l'âtre. Syssoï sembla plonger vers les ténèbres malgré la chaleur cuisante du feu contre sa nuque. Astrée le vit secouer la tête et tenter de se redresser. Il s'écroula presque aussitôt après avoir reçu un coup de pied dans l'abdomen, le privant d'un souffle qu'il peinait déjà à reprendre. Pierre ne lui offrit aucun répit, et d’un poing enserrera le col de son ami tandis que l’autre venait s'abattre à plusieurs reprises sur son visage. Syssoï crachait du sang. Incapable de répondre, il ne faisait qu'encaisser la pluie de coups qui s'abattait sur lui aussi efficacement que la tempête faisait rage à l’extérieur.

Il n'avait pas eu le temps de détacher complètement Astrée avant l'intervention de Pierre, mais il avait suffisamment desserré ses liens pour qu'elle puisse faire le reste seule. À force de contorsions, serrant les dents sous la douleur, elle parvient à libérer un poignet, puis l'autre, avant de s'attaquer à son bâillon. 

Syssoï se trouvait au sol, la tête à quelques centimètres des braises, tandis que Pierre, le maintenant en place, n'en finissait plus de frapper comme un dément. Enragé, il cognait, encore et encore. Sans discontinuer. Sans offrir la moindre chance à son adversaire impassible. Alors elle hurla. Parce qu'elle était en train de le perdre, elle hurla son prénom. Le bout des doigts abîmés à force de tirer sur les liens de ses chevilles, elle hurlait encore. Désemparée, elle était désespérée. Elle hurlait. Impuissante, elle hurlait. Elle ne cessa pas lorsqu'il repoussa son assaillant, le projetant, à son tour, au sol. Elle ne s'interrompit que lorsqu’elle le perdit de vue une petite seconde, alors que, les deux hommes sur leurs jambes, Syssoï acculait son ami de toujours contre le mur. Penchée en avant, s'énervant sur ce plastique qui tardait à rendre les armes, elle ne percevait plus que l'écho de leurs voix.

— Qu'est-ce que tu vas faire ? Frapper le mur à nouveau ? provoquait Pierre.

— Fallait pas la toucher, grogna-t-il malgré tout, sa voix contenant mal cette rage pure, cette force brute.

Une force qui se mit à pleuvoir sur Pierre. Sans répit, il rendit chaque coup reçu auparavant. Astrée ne voyait toujours rien, elle ne faisait qu'entendre les bruits sourds, l'écho de ce duel acharné, de cette violence libérée. Lorsqu'elle vint à bout de son dernier lien, son premier réflexe fut de se redresser pour voir, s'assurer qu'il avait toujours l'avantage. Ce qu'elle découvrit alors fut à la fois salvateur et terrifiant. Certes il menait le combat, mais il allait y perdre son âme. L'homme qui frappait n'avait plus rien d'humain. C'était une bête, une bête sauvage que l'on avait menacé et qui répondait de la seule manière qu'il connaissait. Il détruisait la menace, la réduisait à néant. À son tour, il s'apprêtait à tuer. Elle ne pouvait le laisser faire, elle ne pouvait s'y résoudre malgré cette rage qui couvait également en elle. Aussi, n'écoutant que cet instinct étrange, elle se précipita. Sa litanie à nouveau aux lèvres, elle s’interposa. Elle accrocha son poignet avant que le poing ne s'abatte encore, chercha son regard féroce, tenta de l'adoucir au contact du sien.

— Fais pas ça... chuchota-t-elle, alors, pour l'obliger à se concentrer sur sa voix.

Elle allait bien. C'est ce qu'elle ne cessait de lui répéter. Elle allait bien même si elle n'en avait pas l'air. Diminuée, malmenée, les poignets en sang, les joues ravagées de ces larmes qui coulaient bien avant son arrivée. Elle n'allait pas bien, ce n'était pas vrai. Au moins était-elle vivante. Doucement, lentement, sa main ne quittait pas sa joue qu'elle cajolait, indifférente au sang qui la souillait. Elle calma la fureur, apaisa la rage. Elle endormit la bête aussi efficacement qu'une fléchette tranquillisante. Syssoï relâcha Pierre qui se laissa tomber au sol, et contempla ses poings tachés de sang avec surprise. 

— Il a eu son compte, affirma-t-elle doucement.

Et elle le pensait sincèrement. Du moins, jusqu’à ce que le cri de rage ne se fasse entendre et qu’elle se retrouve projetée sur le côté. Astrée avait sous-estimé Pierre qui profita de la diversion qu’elle venait de lui offrir pour repasser à l’offensive. Il avait écarté l’obstacle qu’elle représentait pour fondre sur sa proie. Astrée atterrit contre le fauteuil, où sa tête rebondit sans qu'elle ne se fasse le moindre mal. 

Sonné et au sol, Syssoï semblait mettre du temps à retrouver ses esprits. Pierre profita de ce sursis et se précipita vers la cheminée. Il dépassa la jeune femme sans la voir pour récupérer le tisonnier qu'il faisait désormais jouer entre ses doigts. Un sourire étrange aux lèvres, il prenait son temps pour revenir vers son ami. Il savourait l'instant, comprit-elle. Cette pensée lui colla une nausée si forte qu'elle en recracha un filet de bile sur le dallage. Il comptait le tuer, et il allait apprécier. 

Plus tard, lorsqu'elle repenserait à cet instant, elle s'interrogera encore sur ce qui l'avait poussée à agir ainsi, et surtout à savoir ce qu'elle était persuadée d'ignorer. Comme extérieure à la scène, elle se vit se relever sans mal, jeter un regard au chat sur la commode, et s'y jeter à son tour. Sans réfléchir, sans comprendre, elle tourna la petite clef dans la serrure, entrouvrit le tiroir du haut, y fourra sa main qui se referma immédiatement sur la crosse dure et froide. Elle en tira le Sig Sauer SP 2022 qu'elle braqua sur Pierre dont les bras brandit s'apprêtaient à abattre son arme de fortune sur le danseur.

— Recule ! cracha-t-elle depuis les confins de sa folie.

Un ordre qui attira l'attention des deux hommes, tandis qu'elle avançait sans perdre sa cible de vue. Un répit salutaire pour Syssoï qui en profita, non pas pour se relever, mais pour reculer et s'affaler contre un coin de mur, le souffle court, les côtes douloureuses où il enfonçait une paume.

— Repose ça, chercha à négocier Pierre. Tu vas finir par te blesser.

— Aucun risque, répondit-elle en ôtant le cran de sécurité du marteau avec l'aisance de celle qui a fait ça toute sa vie.

Elle avançait prudemment, se positionnait en obstacle entre Syssoï et Pierre.

— Lâche le tisonnier et recule !

— Sinon quoi ? Est-ce qu'au moins tu sais t'en servir ou ne serait-ce que viser ?

— Tu veux vraiment vérifier ?

D'un mouvement rapide elle ôta le chargeur afin de s'assurer de ce qu'elle savait déjà, la présence des dix balles, puis le replaça d'un coup sec. Tout de ses gestes à sa position démontrait son savoir-faire en ce domaine. Un savoir-faire qu’elle ignorait posséder jusque-là. La question n'était pas de savoir si elle visait bien ou non, le réel doute était son aptitude à appuyer sur la détente.

— C'est papa qui t'a formée au maniement des armes à feu ?

Elle n'était pas dupe. S'il la questionnait, ce n'était que dans le but de se faire une idée de la dangerosité qu'elle pouvait représenter. Il prêchait le faux pour obtenir le vrai. Le faux, en effet, puisque jamais son père ne l'aurait laissé approcher d'une arme. C'était à peine s'il l'avait autorisée à jouer aux jeux vidéos.

— Disons qu'il s'agit plutôt de... Comment tu l'appelles déjà ? Ah oui, le fils de l’Aurore, rétorqua-t-elle en désignant d'un mouvement de menton le danseur dans son dos. Tu voulais que je me souvienne ? Visiblement, je me souviens instinctivement de tout ce qu'il m'a appris. Armes à feu, armes de poings, et avec un peu de chance je devrais savoir assembler une bombe artisanale. Qui sait ? 

— Moira... implora-t-il brusquement conscient qu'il n'existait plus d’échappatoire.

Il usa de ce prénom qui fut comme une goutte d'acide égarée sur les chairs à vif d’Astrée.

— Va te faire foutre ! Je ne suis pas elle, je ne serais jamais elle ! N'avance pas !

Il n'avait fait qu'un pas en sa direction, mais elle s'était déjà crispée sur son arme. Ses bras tremblaient sous son faible poids et la tension qui la parcourait sans discontinuer. Il suffirait d'un rien pour qu'elle appuie sur cette détente qu'elle frôlait de l'index. Un geste, un mot, et le coup partirait sans sommation. 

— Astrée... appela Syssoï une première fois de sa voix mal assurée, étouffée par cette paume qui tentait de stopper l'hémorragie de son nez.

Elle ne réagit pas. Il le répéta encore et encore sans plus d'effet. À bout de nerfs, elle semblait hermétique à tout ce qui l’entourait. Elle n'avait d'attention que pour cette menace. Une menace non pas envers elle-même, mais envers lui. Elle s'était interposée, elle s'était imposée en tant qu'obstacle. Si Pierre voulait l'atteindre, alors il devrait en passer par elle.

— Astraìa... tenta-t-il à nouveau spontanément et à bout de force.

Dans une grimace, il chercha à se redresser, une main sur les côtes, l'autre s'accrochant à tout ce qu'il trouvait. Immédiatement, la jeune femme fit volteface. Seul son regard se tourna vers lui, tandis qu’elle maintenait Pierre en joug. Un regard qu’elle avait d’écarquillé. Un regard qu’elle avait de fou.

— Comment tu viens de m’appeler ? 

Mais ce qu’elle découvrit lui fit tout oublier. Sa surprise, sa question. Et la menace. Elle abaissa son arme et pivota à moitié, un bras tendu dans en direction de Syssoï, prête à le soutenir s'il le fallait. Le danseur avança le bras et ses doigts caressèrent les siens. Son épiderme frétilla, un mince sourire s'esquissa, et son regard grimpa de cette main jusqu'au sien. Mais ce n'était pas elle que Syssoï contemplait. Ses yeux s'élargissaient de surprise. Son regard la traversait pour se poser par-delà. Au-delà. Vers cette priorité délaissée. Elle eut tout juste le temps de se retourner, bras tendu, arme chargée.

 

*


La détonation résonna si fort qu'une nuée de volatiles craintifs furent délogés des combles et survolèrent en rase-motte la grande cour pavée. Tétanisée, la vieille femme les sentit frôler son châle avant de repartir vers les cieux. Resserrant ses doigts autour du tissu, elle retrouva l'usage de ses jambes pour cavaler aussi vite qu'elles le lui permettaient jusqu'à la bâtisse. Faites qu'il ne soit pas trop tard ! Je vous en supplie, Seigneur, faites qu'il ne soit pas trop tard ! 

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Notsil
Posté le 23/08/2021
Quel affrontement !

J'ai parfois été un peu perdue dans le point de vue des perso, après tu rappelles le prénom à la fin du 1er paragraphe donc ce n'était pas hyper gênant, mais si jamais, je te le dis ^^

Le pouvoir de Pierre, c'est de lire dans les esprits du coup ? Je me posais la question au chapitre précédent mais là ça semble se confirmer vu que ses cogitations à elle le dérangent. Et puis il répond à ses questions informulées, donc...

Je me demande si la petite vielle ne serait pas Jeanne ? (et je suis presque sûre d'avoir vu un Michel déjà, c'est pas le postier/policier/homme à tout faire de Beynac ?).

Et ce suspens à la fin ! C'est sadique :)

Je me pose la question du coup, la "priorité délaissée", est-ce Pierre qui passe à l'attaque et qu'elle flingue, ou son moi futur Astreia ? :p

Le chat, il est clairement intelligent (elle n'en avait pas un autre à Paris aussi tiens ?) Une aide magique ou une métamorphe ?

Éventuellement pour "tandis qu’elle maintenait Pierre en joug." il me semble qu'on dit "en joue" (quoique ça serait marrant de transformer Pierre en boeuf mais c'était a priori pas le sujet ^^).

Eh bien heureusement que je peux cliquer sur suivant de suite, du coup :p
OphelieDlc
Posté le 27/08/2021
Alors alors...


"J'ai parfois été un peu perdue dans le point de vue des perso, après tu rappelles le prénom à la fin du 1er paragraphe donc ce n'était pas hyper gênant, mais si jamais, je te le dis ^^" -----> Oui, en effet. C'est un des chapitres qui me plaît le moins et que je vais devoir retravailler complètement. J'ai bloqué dessus très (trop) longtemps donc, à moment, j'ai lâché l'affaire pour me permettre d'avancer sur les chapitres suivants. Initialement on switchait d'un point de vue à un autre à chaque paragraphe, mais les paragraphes étaient bien trop courts pour justifier un changement de point de vue. Ce qui explique ce résultat final très chaotique. Je vais reprendre ça très sérieusement.

"Le pouvoir de Pierre, c'est de lire dans les esprits du coup ? Je me posais la question au chapitre précédent mais là ça semble se confirmer vu que ses cogitations à elle le dérangent. Et puis il répond à ses questions informulées, donc..." -----> réponse chapitre 52, haha.

"Je me demande si la petite vielle ne serait pas Jeanne ? (et je suis presque sûre d'avoir vu un Michel déjà, c'est pas le postier/policier/homme à tout faire de Beynac ?)." --------> Oui, c'est bien Jeanne, mais je ne t'apprends rien puisque tu as déjà lu le chapitre suivant. Quant à Michel, je pense que tu évoques le Capitaine ? Le Capitaine n'a pas de prénom. Du moins, je ne lui en ai jamais donné. Mais ce n'est pas Michel. Réponse sur l'identité de Michel Chapitre 53 ;)


"Je me pose la question du coup, la "priorité délaissée", est-ce Pierre qui passe à l'attaque et qu'elle flingue, ou son moi futur Astreia ? :p" ---------> Oui, la priorité délaissée c'est bien Pierre qui repasse à l'attaque. Mais par contre, AstraÌa c'est son moi du passé. Du très très passé.

"Le chat, il est clairement intelligent (elle n'en avait pas un autre à Paris aussi tiens ?) Une aide magique ou une métamorphe ?" ----------> Oui, elle a Tregull à Paris et Bygull à Beynac. Et pour le reste, je me tais. Mais tu auras la réponse.

"Éventuellement pour "tandis qu’elle maintenait Pierre en joug." il me semble qu'on dit "en joue" (quoique ça serait marrant de transformer Pierre en boeuf mais c'était a priori pas le sujet ^^)." --------> Tu as parfaitement raison, j'ai confondu avec "être sous le joug de".
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